Nous verrons plus loin ce que Jean Nib entreprit pour retrouver Valentine et Rose-de-Corail, toutes deux au pouvoir de Biribi, ainsi qu’il le savait par le récit de Pierre Gildas. Nous devons pour le moment nous attacher aux pas de La Veuve.
Dans l’automobile – d’origine plus que suspecte, cela va sans dire – qui emmenait Lise après la scène de l’Opéra, après le coup de revolver tiré par Adeline, La Veuve avait pris dans les siennes les mains de la jeune fille, et la contemplait avec une sombre satisfaction.
Le coup de revolver dérangeait en partie ses plans.
Elle tenait Lise: mais Gérard lui échappait.
Or, ce que La Veuve avait rêvé, c’était la destruction complète de la famille d’Anguerrand…
Sa haine demeurerait entière tant qu’un seul membre de la famille serait debout et vivant…
L’auto filait rapidement. Et La Veuve réfléchissait, plongée dans une de ces effrayantes rêveries où son cerveau surexcité enfantait des imaginations démentes.
Elle tenait les mains de Lise évanouie, et grondait:
– Pourvu qu’elle ne meure pas tout de suite!…avant que j’aie eu le temps de combiner mon affaire!
Son affaire! c’était la disparition totale de la famille maudite, c’est-à-dire: Hubert d’Anguerrand, Valentine, Gérard, Edmond.
Contre Edmond d’Anguerrand, elle ne pouvait rien. Mais elle se disait que, selon toute probabilité, celui-là était mort de misère, mort de faim et de froid, mort tout enfant, comme était mort son fils à elle.
Elle n’y songeait donc pas.
Il y avait Lise; et elle la tenait!
Il y avait Hubert, et, pour celui-là, son plan était combiné depuis longtemps.
Il y avait enfin Gérard qui lui échappait…
À cette idée que Gérard d’Anguerrand se mettait sans doute à l’abri, une sorte de rage l’envahissait; et elle serrait plus fort, les mains de Lise, comme pour s’assurer que celle-là, du moins, ne lui échapperait pas. Mais bientôt, un sourire crispa ses lèvres blêmes: elle avait trouvé la solution.
L’auto volée s’arrêta enfin devant la maison de Tricot, et entra dans la cour, dont la grande porte fut soigneusement refermée. Alors, La Veuve prit elle-même Lise dans ses bras, et, suivie de Biribi, le faux chauffeur, la transporta dans le bâtiment où se trouvait Zizi.
Elle la déposa sur un lit, et, déchirant rapidement le corsage, poussa un soupir de satisfaction.
La balle n’avait fait que contourner les os de l’épaule. Valentine ne mourrait pas de ce coup-là!
Alors, sans s’inquiéter de ce que deviendrait la blessée, sans lui accorder le moindre soin, elle sortit en fermant la porte à double tour et se rendit dans son logement.
Biribi l’y attendait.
– Eh bien? ricana le bandit. En voilà toujours une de démolie sans que nous ayons eu à nous en mêler? Elle a reçu un atout, la môme, et il n’y a qu’à laisser faire la nature, comme disait le marchand de mort qui me soignait à l’hôpital. Je crois qu’elle n’en a pas pour quarante-huit heures.
– Pour le moment, il ne s’agit pas de cette petite, dit froidement La Veuve.
Et de qui qu’il s’agit?…
– De Gérard.
– Dites donc, La Veuve, grogna Biribi, faudrait voir à m’accorder un peu de repos. Non, c’est pas pour dire, mais vous vous chargez de faire turbiner les gens, vous!
– De quoi te plains-tu, puisque je paye?
– Pour ça, rien à dire! Vous payez recta. Avec vous, pas besoin de demander. Mais c’est égal, si j’ai pas une minute à moi, pour rigoler un brin avec vos faflots, à quoi ça me servira-t-il de gagner des mille et des cent?
– Ce que je vais te demander n’exigera pas grande fatigue, va…
Ils riaient. Ils plaisantaient ainsi. L’énorme Biribi se balançait sur une chaise, attendant que La Veuve s’expliquât. Au fond, il était heureux, heureux de voir les affaires se multiplier et s’embrouiller. Non seulement il y gagnait de l’or, mais encore il y trouvait la satisfaction de ses instincts carnassiers. Jamais il ne s’était autant amusé que dans les expéditions entreprises sous la conduite de La Veuve.
– Dites donc, La Veuve, reprit-il en roulant ses énormes épaules, tâchez que ça soye pas comme à Neuilly, hein? Non, voyez-vous, tous ces macchabées que nous avons enfouis, c’était rigolo, j’dis pas, mais c’est bon une fois… d’autant que c’étaient tous de bons bougres.
Et il eut un nouveau rire qui fit trembler les vitres.
– Alors, reprit-il au bout d’un instant, quoi que nous faisons?
– Rien de difficile. Assieds-toi là.
Elle lui montrait la table. Le bandit traîna sa chaise et s’assit à l’endroit indiqué. La Veuve posa devant lui du papier, des enveloppes, une plume et de l’encre.
– Écris, dit-elle.
– Quoi qu’y faut qu’j’écrive?
La Veuve réfléchit une minute, puis dicta:
«À monsieur le chef de la Sûreté, à la Préfecture de police, boulevard du Palais, Paris.»
Biribi écrivit. Sa grosse écriture maladroite et grossière tremblait, et, tout en écrivant, il grommelait des blasphèmes. Mais il obéissait!…
La Veuve continua à dicter:
«Monsieur le grand chef,
«Vous me connaissez pas; moi je vous connais pas non plus, et j’espère jamais avoir l’occase de faire votre connaissance…
«Seulement, malgré que je vous connaisse pas, j’ai entendu parler de vous comme d’un homme tout à fait bon, tout ce qu’il y a de mieux en fait de bonté. Et comme je sais que vous êtes très embêté, je vous écris à seule fin de vous soulager de vos ennuis. Quoi qui vous embête, monsieur le grand chef? C’est de pas pouvoir mettre la main sur le nommé Charlot, un rude type, c’est vrai, mais aussi pourquoi qui m’a fait des misères?…
«Voilà, monsieur le grand chef. Ça apprendra à Charlot à se payer ma poire. Je vais donc manger le morceau, et vous dire tout ce que je sais. Primo d’abord, Charlot s’appelle pas Charlot. Y s’appelle comte de Pierfort et baron Gérard d’Anguerrand, excusez du peu!… Voilà! Maintenant, si vous voulez le pincer, vous n’avez qu’à aller faire un tour du côté de Brest, dans un endroit qui s’appelle Prospoder. C’est là qu’il doit se terrer. S’il n’y est pas, en tout cas, fourrez-vous bien dans le ciboulot que vous n’avez qu’à pister le baron d’Anguerrand. Voilà! Ça apprendra à Charlot à ne pas me payer mon compte.
«J’ai bien l’honneur, monsieur le grand chef, de bien vous saluer, et vous comprendrez, j’espère, que je ne signe pas mon nom.»
– Ça, c’est tapé! fit Biribi.
La Veuve plia l’étrange lettre, la mit sous enveloppe et ajouta:
– Maintenant, va jeter ça dans une boîte quelconque. Autant que possible, à la Bourse. Après, tu viendras me retrouver ici.
Biribi exécuta ponctuellement les ordres de La Veuve. Il était environ trois heures du matin lorsqu’il revint.
La Veuve l’attendait, soutenue contre la fatigue par l’indomptable énergie de sa haine.
– Ça y est, dit le bandit. Maintenant, La Veuve, à mon tour de vous demander quelque chose.
– Parle.
– J’ai des peines de cœur.
– Tu es amoureux, toi?
– De Rose-de-Corail, oui! dit brutalement l’escarpe. Il me la faut.
– Patience, mon petit!
– Et de la bouquetière! acheva Biribi. Il me les faut. Je les veux. Vous me les avez données. Elles sont à moi. C’est ma part. Alors, je viens vous dire: Quand est-ce que vous allez me donner la clef de la cambuse? Est-ce cette nuit? Ou bien, faudra-t-il que j’enfonce d’un coup d’épaule la porte que vous fermez sur elles?
– Patience, te dis-je!
Biribi s’était levé. Ses joues tremblaient. Ses poings monstrueux se crispaient. Une flamme jaillissait de ses prunelles. Il gronda d’une voix rauque: Tout de suite!…
– Je te demande trois jours, deux jours peut-être. Est-ce trop?
– Ça va! grogna Biribi. Et l’autre?…
– Quelle autre?
– La gosse que nous avons amenée tout à l’heure…
La Veuve s’était assise. Elle avait pris dans ses mains son front brûlant. L’autre!… Lise!… Dans toute cette hideuse conversation qu’elle venait d’avoir avec l’escarpe, elle n’avait fait qu’y songer. Si elle refusait à Biribi la satisfaction qui lui était due, si elle ne lui livrait pas encore les deux malheureuses jeunes filles promises à sa perversité, si elle excitait sa passion brutale pour la contenir ensuite et l’exciter à nouveau, c’est qu’elle avait besoin de Biribi pour une œuvre dernière, c’est qu’elle voulait le tenir.
– Écoute, dit-elle lentement, je suis sur le point de quitter Paris et peut-être la France…
– Bah!… Quoi que j’vas devenir alors, moi?
– Ne crains rien, Biribi. Tu as déjà touché beaucoup d’argent. Mais sache que, si tu m’obéis jusqu’au bout, une somme de cinquante mille francs t’est réservée.
– Cinquante mille balles! gronda le bandit émerveillé et oubliant déjà que, la minute d’avant, il avait été sur le point d’étrangler La Veuve! Vous, feriez ça pour moi?…
– Je ne le ferais pas. C’est fait. L’argent est déposé quelque part. Au moment voulu, tu n’auras qu’à le prendre.
– Comment ça?
– Je te le dirai. Je te dirai l’endroit. Tu n’auras qu’à y aller et à prendre.
L’escarpe, sous ce rapport, avait dans La Veuve une confiance absolue. Il fut convaincu qu’elle disait la vérité – et il ne se trompait pas.
– Avec cette somme, reprit La Veuve, tu pourras filer à l’étranger ou rester à Paris et entreprendre ce que tu voudras. Ça ne me regarde pas. Par la même occasion, et au même moment, tu feras de la bouquetière et de Rose-de-Corail ce que tu voudras. Ça ne me regarde toujours pas.
– Cinquante mille francs! répéta Biribi avec un sourd grondement.
– Seulement, voilà, le plus difficile reste à faire.
– Bon! grommela l’escarpe avec un blasphème de désappointement. Qu’est-ce qu’il y aura à faire?
– Comme je te le disais, je vais quitter Paris. Où je vais aller, tu n’as pas besoin de le savoir. Seulement, je ne veux pas partir seule. Je veux emmener avec moi…
– La gosse de tout à l’heure?…
– C’est ça. Je veux partir avec Lise. Une supposition que ce soit ma fille… Eh bien! je ne partirais pas sans elle, n’est-ce pas?
«Eh bien, puisque je ne veux pas partir sans elle, et que, peut-être, elle ne m’accompagnerait pas de bonne volonté, j’ai compté sur toi pour me l’amener.
– Et c’est tout?…
– C’est tout!
– Vous disiez que c’était difficile…
– Tant mieux si la chose te paraît possible et facile, gronda La Veuve. Convenons donc de ce qu’il y a à faire, car je ne pourrai peut-être pas te voir pendant deux ou trois jours. Écoute-moi attentivement. Tous les soirs, tu passeras devant ma fenêtre, celle qui donne sur la route. Tant que tu ne la verras pas éclairée, rien à faire tu comprends?… Tu ne bouges pas.
– J’ai compris. Fenêtre noire, rien à faire.
– Bon. Le soir où tu verras de la lumière, ce sera le moment d’agir. Te rappelleras-tu bien cela?
– Le soir où je verrai de la lumière chez vous, à la fenêtre qui donne sur la rue, je me dirai: «C’est à cette heure que je marche!…»
– Bon! fit La Veuve avec un geste de sombre satisfaction. Alors, tu attendras qu’il soit à peu près onze heures; pas avant, tu comprends? Si tu allais te tromper de jour ou d’heure!… Mais non! Tu songeras qu’il y a cinquante mille francs au bout! Donc vers minuit et demi, tu prends la gosse, tu la lies, tu la bâillonnes, tu la mets dans l’auto, et tu files sur Saint-Denis. Au delà de Saint-Denis, à l’endroit où la route coupe la ligne de chemin de fer, tu t’arrêteras. Il faudra que tu y sois vers une heure du matin au plus tard.
– On y sera à l’heure exacte, soyez tranquille. Je connais l’endroit. Et alors?…
– Alors, écoute bien, maintenant. À deux heures ou, au plus tard, trois heures du matin, tu verras arriver une auto. Je serai dans cette voiture qui m’emmènera… je sais où. Tu n’auras qu’à transporter la petite de ton auto dans la mienne. Et alors, je t’indique l’endroit où tu dois trouver les cinquante mille francs. Ça va?
– Comme sur des roulettes!
– Il serait possible que je ne vienne pas!… Si tu n as pas vu arriver l’auto à trois heures du matin, si personne ne vient de ma part… tu attendras une heure encore, tu entends?… Jusqu’à quatre heures tapant. Alors, Biribi, tu reviendras ici, et, là, sur cette table, tu trouveras un chiffon de papier t’indiquant la cachette des cinquante billets de mille. Tu trouveras aussi la clef qui te permettra de rejoindre Rose-de-Corail.
Le bandit frémit.
– Et l’autre? fit-il à voix basse, celle que j’aurais ramenée… qu’est-ce que j’en ferais?…
La Veuve se pencha vers Biribi, le regarda fixement et prononça:
– Lise?… Tu ne l’aurais pas ramenée!…
– Ah! Ah!… je commence à saisir…
– Tu l’aurais conduite à la Pointe-aux -Lilas, poursuivit doucement La Veuve. Et tu aurais… jeté… son cadavre dans le canal!… C’est tout. Nous ne nous verrons plus jusqu’à ce que tu vois le signal convenu. D’ici là, tu n’as qu’à faire bonne garde autour du poulailler, et, pour cela, je m’en rapporte à toi…
– Adieu, donc, La Veuve! dit Biribi.
– Adieu!…