XXV ZIZI AMOUREUX

Cette nuit-là, Ernest Gildas dit Zizi-Panpan errait tristement dans le quartier. Il était seul. Le fidèle La Merluche était resté à la maison. Dans la soirée, Zizi, après une charmante journée passée en famille, avait éprouvé le besoin de prendre l’air.


– Tu ne m’emmènes pas? lui avait murmuré La Merluche.


– Pas plan! Pour ce qui se mijote, faut des gars d’attaque! avait répondu Zizi.


Et il était parti, laissant La Merluche horriblement vexé et se tourmentant l’esprit pour savoir ce qui pouvait bien se mijoter.


Zizi voulait revoir la rue Letort, tout simplement – et, dans la rue Letort, sa maison… la maison de Marie Charmant. Peut-être ce désir même ne se formulait-il pas dans son esprit. Car si le gamin aimait sûrement la jolie bouquetière, il n’est pas certain qu’il eût conscience de cet amour. Quoi qu’il en soit, il commença par s’éloigner le plus possible du quartier, dans la conviction où il était qu’on le cherchait et que la rue Letort était spécialement surveillée. Peu à peu, il décrivit de plus grands cercles concentriques, qui, de plus en plus, et presque malgré lui, le rapprochaient de Marie Charmant. De rue en rue, il finit par se trouver aux abords de la mairie, et alors, il se dit:


– Si je me risquais?…


À quoi voulait se risquer Zizi?… À entrer dans la rue Letort, tout simplement. Il n’y avait pas peu de courage dans cette résolution, puisque Zizi était persuadé que la rue était pavée d’agents uniquement créés et mis au monde pour le guetter.


Parvenu devant sa maison, il se rassura pourtant en constatant que la rue était parfaitement paisible et déserte. Il leva le nez vers la fenêtre du logement habité par Marie Charmant. Cette fenêtre était obscure.


– Mince! murmura le gavroche. Voilà que mon cœur fait toc-toc. Ah ça! mais j’en pince donc pour la bouquetière, moi?… Tiens! pourquoi pas? ajouta-t-il en se redressant.


Et, avec une expression de blague intraduisible, il reprit:


– Non, décidément, elle n’est pas pour mon blair…


Comme il disait ces mots, Zizi s’aplatit sur le seuil où il était assis.


– La rousse! Me v’là entoilé!…


Un homme et une femme venaient de s’arrêter à deux pas de lui; ils échangèrent quelques paroles d’une voix imperceptible, puis l’homme se retira un peu plus loin vers le fond de la rue, et la femme, résolument, se dirigea sur la maison de Zizi et de Marie Charmant, où elle entra.


– Ce n’est pas la rousse! soupira Zizi. Mais quoi que ça peut bien être, alors?… Tiens! ajouta-t-il, la fenêtre de La Veuve est éclairée!…


Bientôt il vit que la fenêtre de La Veuve devenait obscure, non pas subitement comme lorsqu’on éteint une lampe, mais par degrés, comme si La Veuve fût sortie, emportant la lumière…


Un instant plus tard, la porte de la maison s’ouvrit, et Zizi en vit sortir une ombre noire dans laquelle il devina La Veuve…


Et La Veuve rejoignit l’homme qui s’était arrêté à quelques pas de là.


Puis, tous deux s’éloignèrent et disparurent.


– En voilà des manigances! murmura Zizi. Comment se fait-il que La Veuve n’est pas arrêtée? On ne l’a donc pas surveillée? Si on ne la surveille pas, on ne me surveille pas davantage, moi…


La perplexité de Zizi s’accrut encore lorsque, s’étant levé et ayant inspecté la maison où tout était noir, maintenant, il crut apercevoir un reflet de lumière sur la bordure du toit.


– Y a pas à dire, songea-t-il. Ça vient du galetas de La Veuve! Du galetas que Mlle Marie m’a fait ouvrir!… Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir là-dedans?…


Tout à coup, la porte de la maison s’ouvrit à nouveau, et la femme mystérieuse reparut.


* * * * *


Adeline de Damart, baronne d’Anguerrand, était entrée dans le galetas avec l’intention bien arrêtée de se débarrasser de Lise par un meurtre.


Elle fit quelques pas dans le galetas, et vit Lise qui dormait paisiblement; quelque chose comme un sourire errait sur ses lèvres décolorées.


Et, en effet, il faut le dire: la pensée de Lise était paisible depuis qu’elle savait que Gérard n’était pas son frère… et qu’elle pouvait l’aimer sans honte et s’avouer à soi-même cet amour.


Sapho, immobile et raide, à demi penchée sur cette séraphique apparition, lentement, sans bruit, tira son revolver du manchon et elle visa…


À ce moment, Lise ouvrit les yeux. Dans le même moment, elle vit le revolver braqué sur elle… Et elle sourit…


Car le revolver, c’était la mort, et la mort, c’était la délivrance de la torture la plus atroce qu’un cœur de femme puisse subir: la jalousie!


Elle se leva, avança d’un pas vers Sapho, et dit d’une voix très douce:


– Vous êtes venue pour me tuer, madame… eh bien! tuez-moi!…


Dans cette seconde, au son de cette voix de douceur, à la vue de ce sourire devant la mort, la pensée de l’assassin fut bouleversée de fond en comble. Sans se rendre compte de ce qu’elle faisait et des mobiles qui la poussaient, Adeline renfonça le revolver dans le manchon et répondit:


– Vous vous trompez, je ne suis pas venue pour vous tuer. Ce revolver est dans mes mains en cas d’attaque de celle qui vous tourmente. Je suis venue pour vous sauver!…


Les deux femmes se regardèrent. Il y avait un immense étonnement dans les yeux de Lise, un trouble de vertige, de haine, de rage et de curiosité dans ceux de Sapho. Et Sapho pensait ceci:


– Oui, je te tuerai. Oui, j’aurai ce plaisir de te voir agonisante. Mais je veux d’abord te connaître… Je veux, oh! je veux avec passion, avec fureur, savoir ce qu’il y a dans ton cœur et comment tu aimes celui que j’aime!


Cette pensée était l’expression exacte de l’état d’esprit d’Adeline en cette minute tragique. Depuis des mois, elle se débattait contre le fantôme de Lise. La passion d’Adeline pour Gérard était absolue et presque hors nature. Et, depuis qu’elle aimait cet homme, toujours c’est Lise qui se dressait entre eux. La pensée de Gérard allait à Lise alors même que, dans ses moments de délire, Sapho s’efforçait de lui communiquer une étincelle de la flamme qui la dévorait et qu’elle cherchait vainement à éteindre dans des amours de rencontre…


Or, cette jeune fille qui vivait dans le cœur et l’esprit de Gérard, cette rivale qui triomphait jusque dans la mort, Sapho ne la connaissait pas!…


Elle voulut la connaître avant de la tuer…


Et c’est pourquoi Adeline renfonça son revolver, c’est pourquoi elle prononça ceci:


– Je suis venue pour vous sauver!… Vous ne me croiriez pas, mademoiselle, si je vous disais que j’éprouve pour vous la moindre pitié. Vous devez savoir, au contraire, vous savez, vous voyez que je vous hais de toute mon âme…


Lise, d’un geste instinctif, couvrit son visage de ses deux mains… Oui, elle voyait cette haine avouée, proclamée. Et elle, qui avait les mêmes motifs de haine puisqu’elle aimait Gérard, elle se disait: «Que lui ai-je fait?…»


– Voici ce que je suis venue vous offrir, reprit Adeline d’une voix brûlante: nous aimons toutes les deux le même homme. Cette homme est notre mari à toutes deux… (Lise fut secouée d’un tressaillement.) Notre mari!… Il est vrai qu’il ne vous a épousée, vous, que sous un faux nom et qu’il m’a épousée, moi, sous son nom véritable. Mais qu’importe, au fond, le nom écrit sur un registre de mairie? Si je suis baronne d’Anguerrand, vous êtes, vous, madame Georges Meyranes… et Gérard d’Anguerrand, Georges Meyranes, c’est le même homme!… Une de nous deux est donc de trop. Est-ce votre avis?…


Lise leva sur la femme qui lui tenait ce fantastique discours un regard de terreur et d’horreur.


– Madame, dit-elle d’une voix d’une infinie détresse, mais qui ne tremblait pas, je vous jure que j’aime mieux mourir que d’entendre ce que vous me dites…


– Vous ne voulez donc pas le revoir? gronda Sapho.


– Le revoir? râla Lise avec un accent de telle ferveur que Sapho en grinça des dents.


– C’est ce que je suis venue vous proposer, continua Sapho dans une sorte de rugissement douloureux, et en même temps une larme brûla le bord de ses paupières.


– Comme vous l’aimez! murmura Lise, qui frissonna à voir pleurer ces yeux injectés de haine.


– Et vous! gronda Sapho.


Elles se regardèrent encore, dans une sorte de saisissement…


Sapho, la première, revint à elle, se domina, et, d’une voix plus calme:


– Notre solution est effrayante, mais elle est simple: une de nous deux est de trop! Je suis venue vous proposer ceci: ensemble nous nous présenterons et nous lui dirons… «L’une de nous deux doit disparaître… Laquelle?…»


– Madame! madame! balbutia Lise, ce que vous me proposez est horrible. Je vous écoute, je vous entends, et je n’ose en croire ce que j’entends!… Non, madame, non. Ne croyez pas que je sois capable d’une démarche pareille contre laquelle toute ma pensée, tout mon cœur, tout mon être se révoltent… Mourir pour mourir, j’aimerais mieux encore vous céder la place et tomber sous le revolver que vous avez apporté pour moi, plutôt que de mourir de honte!…


Sapho demeura quelques instants méditative. Elle voulait emmener Lise. Elle le voulait de toute l’ardeur intense de sa curiosité maladive.


Tout à coup, Adeline sourit, d’un fugitif et livide sourire…


– Soit! dit-elle, je serai seule à le soigner, et s’il ne meurt pas, quand il sera guéri, nous pourrons sans doute reprendre cet entretien; d’ici là, vous demeurerez ici; il paraît que vous y êtes bien, puisque vous vous détournez de la seule voie de salut qui vous était offerte. Adieu.


Lise fit deux pas rapides vers Sapho. Son imagination, surexcité par l’amour qui la dominait si complètement, lui montra son Georges malade, mourant peut-être. Et par une transposition instantanée des situations, elle le vit tel qu’il était en leur petit appartement de la rue de Babylone lorsque, selon l’expression de Georges Meyranes, elle et maman Madeleine l’avaient ramené de la mort. Elle rêvait la charmante idylle, la genèse de cet amour qui l’avait prise tout entière, âme, cœur et esprit, au point que sa personnalité s’effaçait et qu’elle vivait en celui qu’elle adorait. Oh! être près de lui encore, et, comme jadis, veiller sur sa fièvre, guetter son délire, humecter son front brûlant… le sauver enfin! Ce fut si violent, si indépendant de sa volonté que, sans même se rappeler que cette femme la haïssait mortellement:


– Sauvons-le! murmura-t-elle avec une ardeur qui la faisait trembler. Oh! madame, à nous deux, nous le sauverons, n’est-ce pas?…


– Venez donc! dit Sapho en comprimant son cœur qui bondissait de haine.


* * * * *


– Tiens! fit Zizi, en voyant reparaître la femme mystérieuse. Elle est entrée une et elle sort deusse… Qu’est-ce que c’est que cette petite-là? Oh! mais! est-ce que, des fois, ce ne serait pas Mlle Marie?… Même taille!… Si je pouvais la reluquer… mais il fait noir comme dans un boudin! Ah çà! qu’est-ce que tout cela veut dire?…


Adeline marchait rapidement, entraînant Lise qu’elle tenait par la taille.


Zizi les suivait de loin. Il les vit tourner à gauche dans une rue latérale.


Là, stationnait une voiture. Adeline fit monter Lise et prit place près d’elle. La voiture s’éloigna aussitôt. Mais, au moment où elle se mettait en mouvement, Zizi avait bondi, et, s’était installé derrière, sur les ressorts.

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