Qu’était-ce qu’Anatole Ségalens? Tel il s’était présenté à Marie Charmant, tel il était dans la réalité. Le récit qu’il avait fait était vrai.
Un seul détail avait été, non pas faussé, mais légèrement arrangé par lui: c’était l’histoire du gardénia. Le gardénia, c’était un prétexte. Depuis deux mois qu’il cherchait un moyen de se rapprocher de sa voisine, c’est tout ce qu’il avait trouvé.
De ses parents, il ne se rappelait rien. Il avait, en effet, un an à peine lorsque son père – ce préfet qui eut l’originalité de démontrer l’inutilité des préfectures – mourut, ne laissant derrière lui pour tout héritage qu’un manuscrit et quelques dettes à payer. Mme Ségalens, née Chemineau, adorait son mari au point qu’elle en mourut de douleur moins de dix mois après lui. À son lit de mort, elle confia son enfant, le petit Anatole, à son frère Jérôme Chemineau.
Chemineau était célibataire; il vivait d’une petite rente qui l’affranchissait de toute besogne fixe; à cause de son célibat obstiné, les demoiselles à marier le jugeaient libertin et lui supposaient des vices; à causé de son indépendance, les honnêtes gens de Tarbes le tenaient en suspicion. Chemineau vivait dans la retraite, n’allait ni au cercle ni au jeu de boules; il n’avait que de très rares amis.
Il fumait des pipes, cultivait son jardin et passait le reste de son temps à résoudre des questions d’où devait naître, à ce qu’il assurait, un moyen de locomotion nouveau: nous avons oublié de dire que Chemineau était sorti de Polytechnique, troisième de sa promotion, et qu’il était membre correspondant de divers instituts de Paris, Londres, Leipzig et Vienne.
Chemineau, célibataire, solitaire, mathématicien, reçut avec une grimace le dépôt que lui confiait sa sœur mourante – sorte d’x menaçant qui se dressait dans sa vie harmonieuse comme un problème d’algèbre. Mais, peu à peu, il arriva ceci: qu’il se mit à aimer ce petit être qui lui souriait avec tant de grâce et dont les grands yeux un peu inquiets semblaient dire:
– Aime-moi bien, mon oncle. Je ne suis qu’un pauvre petit orphelin, si faible, si seul!…
La vie de Chemineau s’éclaira d’un coup de soleil; il eut pour le petiot des tendresses de mère, des gâteries d’aïeul, et entreprit à lui seul son éducation.
De cet heureux temps, Ségalens se rappelait des escapades toujours pardonnées, des batailles féroces où il triomphait toujours, si bien que les gamins l’appelaient la Petite Terreur Tarbaise, ce dont Chemineau se montrait fier:
– Bats-toi le moins souvent possible, disait-il à son neveu; mais si tu te bats, il faut absolument que tu aies le dessus, sans quoi je te déshérite… C.Q.F.D…
C. Q. F. D. était dans la bouche de Chemineau une locution passée à l’état de juron invétéré.
Puis étaient venues les études sérieuses. Ségalens avait voulu pousser jusqu’au grade de licencié, par passion des belles-lettres antiques que lui avait inculquée Chemineau. En même temps, il devenait un hardi compagnon, bien qu’un peu précieux d’allures et toujours trop tiré a quatre épingles, courant les aventures, grand amateur de jolies filles, grand pilier de cabarets, adroit cavalier, redoutable escrimeur – et, parmi tant de défauts apparents, candide au fond, naïf, sincère, passionnément épris de tout ce qu’il entreprenait.
Un beau jour, il y eut un déclic soudain dans cette existence à bâtons rompus; tout à coup, Ségalens se lassa d’encourir la réprobation des autorités constituées, la haine des cabaretiers qu’il faisait enrager, et la malédiction des matrones qui tremblaient pour leur couvée devant ce jeune épervier. Paris le fascina: il rêva la fortune, la gloire, et l’amour. Et il partit, ouvrant ses ailes aux espérances qui nous viennent par larges souffles, de très loin, on ne sait d’où…
Il y avait trois mois déjà que Ségalens habitait, rue Letort, ce qu’il appelait son taudis, lorsqu’un après-midi il se rendit chez un écrivain très connu, chargé de la critique dramatique dans un grand journal du soir.
Ségalens avait pour ce journaliste une lettre de recommandation pressante qu’il avait obtenue d’un compatriote. Le célèbre critique partait le soir même pour une assez longue absence, et Ségalens le savait. Il savait en outre qu’avec la recommandation qu’il portait comme son unique trésor, il était à peu prés sûr d’entrer d’emblée à ce grand journal. Or, comme il arpentait le boulevard Rochechouart, une voix, soudain, le tira de sa méditation:
– Fleurissez-vous, monsieur… Étrennez-moi, pour vous porter bonheur…
Séga1ens allait passer outre; il leva les yeux sur la bouquetière et demeura ébloui. La physionomie de radieuse jeunesse qu’il vit, ce regard limpide, ce sourire d’un charme inexprimable, le troublèrent d’une étrange et profonde émotion: c’était la naissance rapide, l’envolée irrésistible de tous les véritables amours.
Quoi qu’il en soit, Ségalens avait dix sous dans sa poche (on était à la fin du mois): il les donna pour avoir un œillet que, rentré chez lui, il mit entre les feuillets d’un volume des poésies de Ronsard.
La bouquetière s’éloigna en remerciant d’un gentil sourire.
Et Ségalens suivit ce sourire!… Il l’eût suivi au bout du monde.
Son rendez-vous, la lettre de recommandation, son entrée certaine dans l’un des premiers journaux de Paris, tout cela tomba dans le néant des oublis insondables; il n’y eut plus qu’une chose au monde: cette silhouette de grâce, d’harmonie et de charme qui se balançait devant lui, qui le fascinait, l’attirait invinciblement.
Il ne se réveilla qu’à la porte de son logis: la bouquetière demeurait dans la même maison que lui…