C’était une sorte de boyau mansardé dont la plus grande partie était occupée par une foule de ballots de toute dimension, de toute espèce.
Marie Charmant, ayant saisi son panier et sa lampe, était entrée en poussant vivement la porte derrière elle d’un rapide coup d’œil, elle embrassa le tableau fantastique dont sa lumière éclairait vivement les arêtes, tandis que les fonds demeuraient obscurs; et alors lui apparut une jeune fille aux traits pâlis et maigris, aux yeux égarés, avec une expression de terreur et de désespoir qui fit frissonner la bouquetière… C’était Lise…
Marie Charmant déposa sa lampe sur la petite table et, serrant dans les siennes les deux mains de la pauvre séquestrée:
– Je vous aimais sans vous avoir vue, dit-elle d’une voix émue, mais maintenant que je vous connais, je sens que ma sympathie ne me trompait pas. Voulez-vous me permettre de vous embrasser?…
Et, sans attendre la réponse, elle serra dans ses bras la jeune fille, qui tremblait de tous ses membres.
– Êtes-vous bien sûre, au moins, qu’on ne vous a pas vue? demanda Lise avec un accent d’indicible terreur.
– Pas de danger. On ne me la fait pas, à moi. La Veuve est en balade, je ne sais où, chez le diable, sans doute.
– La Veuve?
– Oui. La mégère qui vous a mis dans ce pétrin dont j’espère bien vous tirer, quoi que vous en disiez.
– Oh! fit Lise on joignant les mains, c’est qu’elle nous tuerait toutes deux, voyez-vous! Moi, ça m’est égal de mourir…mais vous, si jeune, si belle et si aimable… Elle me l’a dit: «Si tu appelles, si quelqu’un t’entend ou te voit, malheur à ce quelqu’un!…» Et j’ai compris que cette femme est décidée à tout, même à un meurtre!…»
– Pauvre petite! dit Marie Charmant. Comme elle tremble! Quand je vous dis de ne pas avoir peur, là! C’est juré, comme dit Zizi! Mais voyons, d’abord, je suis là à bavarder comme une pie, et je ne songe pas que je suis montée pour vous inviter à dîner… Vous voulez bien? Oh! mais voilà que vous tournez de l’œil!…
– Je me meurs de faim…
De grosses larmes roulèrent sur les joues de Marie Charmant qui s’écria:
– Oh! la scélérate!… Comment! elle ne vous donne même pas à manger?
– Pas tous les jours, bégaya Lise.
– Comment, pas tous les jours.
– Oui, tous les trois ou quatre jours, elle me monte un morceau de pain, mais jamais assez… Ce ne serait encore trop rien… mais c’est la soif… Je brûle de fièvre, et quelquefois je suis plus d’un jour sans eau… Alors, il me semble que ma tête s’égare; je vais, je viens, je parcours ce misérable grenier, je crois entendre des gémissements et m’aperçois que c’est moi qui pleure.
– Pauvre infortunée!… Mangez, buvez… ne craignez plus rien… à partir de demain, je me charge de vous monter tous les jours le nécessaire…
– Je me sens mieux, dit Lise… Comme vous êtes bonne, mademoiselle!…
– Ah! bien, oui, parlons-en!… Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Voyons, comment et pourquoi La Veuve vous en veut-elle au point de vous martyriser ainsi?
– Je ne connais pas cette femme, dit Lise en frémissant. On m’a amenée chez elle après m’avoir enlevée une nuit de la maison qu’habite mon père…
– Mais votre père?…
– Je ne sais pas ce qu’il est devenu…
– Et vous dites que vous ne connaissez pas La Veuve?… Ça, c’est un peu fort, par exemple. Mais alors, elle agirait donc pour le compte de quelqu’un?…
– Oui… je le crois… balbutia Lise, qui pâlit et se reprit à trembler. Et ce quelqu’un… oh! mademoiselle… c’est affreux, voyez-vous!…
– Mais vous le connaissez, ce quelqu’un?… dit Marie Charmant en saisissant une main de Lise.
Lise fit de la tête un signe désespéré.
– Eh bien, voyons! reprit la bouquetière. Vous m’avez défendu jusqu’ici de prévenir la police. Mais pourtant, je ne peux pas vous laisser ainsi assassiner! Il faut que le misérable qui vous a livrée à La Veuve soit arrêté…
Lise se redressa comme galvanisée.
– Arrêté?… Lui?… Vous ne savez, pas! Oh! mais s’il lui arrive malheur, j’en mourrai!… Arrêté par ma faute?… Tenez, j’aime mieux mourir de faim ici!… Je vous en supplie, oubliez-moi, oubliez que vous m’avez vue, oubliez ce que j’ai pu vous dire, mais, par grâce, par pitié, si je vous inspire la moindre sympathie jamais, jamais ne dites un mot à personne de tout cela!…
– Eh bien, je ne dirai rien, je vous le jure! s’écria Marie Charmant, épouvantée de l’exaltation presque délirante où elle voyait la malheureuse. Mais, enfin, il y a pourtant une raison qui vous guide…
– Vous voulez savoir pourquoi je ne veux pas qu’il lui arrive malheur… à lui?…
– À celui qui vous a fait enlever? Que vous soupçonnez de vous avoir fait livrer à La Veuve?…
– Oui!… Eh bien! écoutez c’est affreux, mais ma destinée est ainsi faite… je l’aime!…
– Vous l’aimez! balbutia Marie Charmant avec une sorte d’étonnement et d’effroi.
– Oui, continua Lise dont la physionomie prit une expression de dévouement et de résignation à faire pleurer, je l’aime!… Malheureuse! après ce que j’ai appris! après ce que je sais!… Je l’aime toujours… je l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle!… Oh! continua-t-elle avec une exaltation voisine de la folie, je puis dire cela tout haut, et je ne meurs pas de honte!… J’aime!… J’aime Gérard d’Anguerrand!…
À peine ce nom eut-il jailli de ses lèvres fiévreuses qu’elle eut un cri de douleur affreuse et se couvrit le visage de ses deux mains. Marie Charmant était demeurée interdite, frappée elle-même d’une émotion qu’elle avait peine à maîtriser.
– Gérard d’Anguerrand! murmura-t-elle; mais ne m’avez-vous pas dit que vous vous appeliez Valentine d’Anguerrand?…
– Oui! bégaya Lise.
– Ce Gérard, dit Marie en frissonnant, car elle entrevoyait quelque chose d’effroyable, ce serait donc…
– Le fils du baron d’Anguerrand! dit Lise avec un tel calme, avec une si profonde amertume qu’elle se trouvait comme transportée au delà des limites du désespoir.
– Votre frère! fit Marie Charmant dans un souffle d’épouvante.
Lise laissa retomber ses mains et dit:
– Je dois vous faire horreur, n’est-ce pas?… Je me fais horreur à moi-même… Je souffre, à vous faire un tel aveu, une honte qui me fait mal, voyez-vous, là… Cela me brûle et me glace tout à la fois… Mais, pour le sauver…, pour vous persuader… pour vous prouver que vous ne devez pas le dénoncer, je souffrirais mille morts… Maintenant, mademoiselle, j’espère, oui…, j’espère qu’après tout ce que je viens de dire, vous me mépriserez tant et tant… que vous m’oublierez… et surtout… oh! cela, surtout! que vous garderez le secret de celle que vous appelez La Veuve! Car cette femme n’est que l’instrument… de celui… que j’adore!…
– Pauvre chère mignonne! dit Marie Charmant en pleurant, vous ne me faites pas horreur, et je ne vous méprise pas; il y a dans votre histoire un mystère qui m’effraie, mais je respecterai votre volonté; je vous jure que, par ma volonté du moins, il n’arrivera aucun mal à…
Elle rougit. Et la voyant rougir ainsi, Lise sourit avec une infinie tristesse.
– À mon frère! acheva-t-elle. Soyez bénie, vous qui m’apparaissez comme un ange…
– Ange sans ailes! s’écria Marie Charmant. Mais, pour en revenir à votre affaire, voyons, on peut bien vous tirer des griffes de La Veuve sans risquer de toucher à… celui que vous ne voulez pas dénoncer!… Écoutez-moi bien. Je connais un jeune homme. Quand on dit que je connais, c’est une façon de parler… Mais enfin, je puis vous affirmer que M. Anatole Ségalens… c’est mon jeune homme, une drôle d’idée qu’il a de s’appeler Anatole, hein?… ça ne l’empêche pas d’être le plus fier, le plus loyal, le plus brave jeune homme de Paris…
– Vous l’aimez! dit Lise.
– Moi? fit Marie Charmant stupéfaite et devenue pourpre. Non, non, je ne l’aime pas. il n’est pas pour mes mirettes, celui-là! Pensez donc, ajouta-t-elle, avec une naïve admiration: un licencié! Dites donc, vous qui avez de l’instruction, qu’est-ce que ça peut bien être un licencié? C’est-il plus qu’un capitaine?…
– Oh! sûrement! dit Lise en toute sincérité.
– Je m’en doutais! fit Marie Charmant en étouffant un soupir. Pourtant, il est bien pauvre. Enfin, je crois bien que si je lui disais… Il vous tirerait de là, lui! Voulez-vous?
– Laissez-moi un jour ou deux, murmura Lise, reprise de terreur. Je vous en supplie, ne faites rien, ne dites rien… Demain soir, si vous voulez bien me revoir, j’aurai pris une résolution…
– Eh bien, c’est dit! s’écria Marie Charmant, J’attendrai jusqu’à demain. Vous verrez, ma pauvre mignonne, nous vous sauverons, moi et… M. Anatole… – Mais quelle drôle d’idée de s’appeler Anatole!… comme s’il n’avait pas pu s’appeler Ernest, ou Jules, ou Émile… Enfin, on m’appelle bien Marie Charmant, moi! Encore une drôle d’idée, par exemple! Mais au moins, moi, j’ai une excuse je ne connais pas les noms de mes père et mère!…
Lise redressa vivement sa tète pâle et considéra la bouquetière avec une violente surprise.
– Au fait, reprit gaiement Marie, je connais votre histoire, ou à peu près, et vous ne connaissez pas la mienne; ça n’est pas juste, ça! Il faut donc que je vous dise pourquoi on m’a affublée d’un nom rigolo comme celui que je porte de mon mieux, et pourquoi je ne connaissais ni père ni mère, ajouta-t-elle avec une indicible tristesse.
«Telle que vous me voyez, je ne suis qu’une enfant trouvée!…»
– Une enfant trouvée! murmura Lise avec un tressaut du cœur. Moi aussi, je suis une enfant trouvée.
Ce mot que criait son cœur expira sur ses lèvres. Pourquoi? Par quelle mystérieuse et profonde curiosité, ou, plutôt, par quel lointain pressentiment voulut-elle ne pas interrompre l’histoire de Marie Charmant?…
– Ça vous épate? reprit celle-ci. C’est pourtant comme ça! Il n’y a pas que dans les drames de l’Ambigu qu’il y a des enfants trouvés… À preuve, moi!… Sachez donc que, moi aussi, j’ai été sous la coupe d’une mégère pareille à La Veuve. Entre parenthèses, en voilà une qui pourra se fouiller, si elle a des poches, pour que je lui fasse à présent ses commissions et que je porte ses fleurs au cimetière…
– Au cimetière?…
– Oui. Il paraît comme ça qu’elle a eu un fils qui est mort et qu’elle aimait bien. Ce fils s’appelait Louis. J’ai vu ça sur la tombe…
– Louis! murmura Lise en pressant son front dans ses doigts amaigris et en penchant la tête, comme pour sonder un abîme où une pierre vient de rouler.
– C’était le nom du petit qui est mort, reprit Marie Charmant. La Veuve m’a raconté tout cela un soir… Paraît qu’elle avait aussi une fille qui s’appelait Suzanne… ou Suzette…
– Suzanne!… Suzette!… balbutia Lise avec cet accent spécial des gens qui parlent en rêvant, ou comme si elle eût écouté en elle-même l’écho lointain, très lointain, qu’éveillaient ces noms Louis!… Suzette!…
– Pour en revenir à mon histoire, continua Marie Charmant, si vous êtes tourmentée par La Veuve, je le fus, moi, par la mère Gibelotte. C’est elle-même qui, un jour, m’a raconté qu’elle ne m’était rien. Vous n’avez pas idée de ce que la mère Gibelotte était mauvaise: c’est à croire qu’elle avait la rage dans le ventre. Pourtant, je ne lui avais jamais rien fait. Au contraire, je lui obéissais, au doigt et à l’œil! Pas de danger que j’aurais fait de la rouspétance, comme dit le père Chique. Si elle me battait! Comme plâtre, figurez-vous! J’en avais les bras et les jambes noirs de bleus. (Sans doute Ségalens eût admiré la hardiesse de cette image s’il eût été là, mais Ségalens n’était pas là…) Elle me griffait, me mordait, pour un oui, pour un non. Quant aux gifles et aux coups de pied, je ne les compte pas… «Mère Gibelotte, j’ai faim…» Pan! un coup de pied dans le ventre! Comme dans la complainte des trois petits anges, vous savez?
– Non, je ne sais pas… fit Lise en frissonnant.
– Faut vous dire que j’ai enduré la faim et la soif… tout comme vous, maintenant. Seulement, vous êtes grande et vous pouvez vous défendre. Moi, j’étais toute gosse. Aussi, la mère Gibelotte s’en payait des tranches! Quand j’y pense, j’en ai la fringale et la petite mort dans le dos. Figurez-vous que cette chipie m’envoyait vendre des fleurs. Tous les matins, je partais avec mon petit panier, et tant qu’il n’était pas vide, défense de rentrer! Défense d’acheter même un petit pain d’un sou! Le malheur était que les fleurs étaient toujours fanées, et que personne n’en voulait. Aussi, quelles danses! Quand la recette était trop mauvaise, elle m’attachait au pied de son lit, et je devais rester debout toute la nuit. Si le sommeil me terrassait, elle me relevait d’un coup de fouet!… Enfin, je dépérissais, je me mourais de chagrin, de faim, et de mauvais coups. À ce moment-là, j’allais sur mes douze ans…
– Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas sauvée?
– Vous allez voir, dit Marie Charmant. Il faut vous dire que j’avais une passion: c’était un chat. Or un soir, en rentrant, je trouvai la mère Gibelotte qui, ayant achevé de dîner, me dit «Sais-tu ce que je viens de manger? – «Non», que je lui réponds en tremblant. – «Eh bien! dit-elle doucement, c’est ton chat… Au moins, tu ne m’embêteras plus avec cette sale bête…» Pendant huit jours, je fus malade. Le matin du neuvième jour, je partis pour aller vendre des fleurs et je ne rentrai pas chez la mère Gibelotte. Je n’y suis jamais rentrée… Voilà mon histoire. Qu’est-ce que vous en dites?… Il faudrait encore vous raconter comment j’ai vécu depuis, comment j’ai grandi, comment j’ai pu m’installer à mon compte. Je vous dirai tout ça une autre fois: pour ce soir, je crains que La Veuve ne rentre et ne me surprenne ici…
Marie Charmant se leva.
– Restez encore un instant, je vous en supplie…
Elle hésitait. Elle avait quelque chose à dire, et ne savait comment l’exprimer. Enfin, elle balbutia:
– Alors, vous aussi, vous êtes une enfant trouvée?…
Marie Charmant, tout entière aux souvenirs qu’elle venait d’évoquer, ne releva pas, n’entendit pas peut-être ce «vous aussi». Elle répondit vaguement en suivant sa propre pensée qui la reportait à son enfance misérable.
– Enfant trouvée… ou achetée. Car la Gibelotte a toujours prétendu m’avoir achetée à des gens qui en avaient assez de moi, et qui m’avaient trouvée, paraît-il, une nuit de Noël…
Ces mots «une nuit de Noël» retentirent en elle avec le fracas d’un coup de tonnerre.
– Qu’avez-vous? s’écria Marie Charmant, épouvantée.
– Rien, rien! bégaya Lise d’une voix étranglée. Répondez-moi, je vous en conjure… Vers quelle époque ces gens que vous dites vous ont-ils trouvée?…
– Oh! fit Marie Charmant sans attacher d’importance à cette question, et ne s’inquiétant que de l’exaltation de la pauvre séquestrée, je le sais exactement, puisque la Gibelotte m’a dit cent fois que j’avais trois ans lorsque je fus trouvée; il y a donc au juste quatorze ans que je fus ramassée une nuit, dans la neige…
– Où cela? râla Lise en proie à une sorte d’hallucination vertigineuse. Vous devez le savoir!… Je veux que vous me disiez où vous avez été ramassée!…
– Calmez-vous, ma mignonne… Si cela peut vous intéresser, je vous dirai donc que ces gens avaient dit à la mère Gibelotte qu’ils venaient d’Angers…
– Angers! cria Lise dans une véritable clameur de folie.
– Oui, il paraît comme ça que la chose s’est passée pas bien loin d’un bourg qu’on appelle les Ponts-de-Cé…
Lise voulut parler: la voix s’éteignit dans sa gorge. Elle voulut saisir Marie Charmant par les bras; ses mains retombèrent inertes, et dans l’instant qui suivit, elle s’affaissa…
– Mon Dieu, mon Dieu! qu’avez-vous? s’écria la bouquetière en s’agenouillant et en soulevant la tête de Lise dans ses mains. Ce sont toutes ces histoires qui vous retournent le sang… et toutes les misères que vous avez subies… Courage, ma chère mignonne! Nous vous sauverons!…
Lise faisait un effort surhumain pour parler, pour traduire la pensée qui tourbillonnait avec une violence de tempête dans son cerveau. Et cette pensée, c’était:
– Nous avons été trouvées la même nuit, au même endroit, nous avons le même âge… L’une de nous deux s’appelle Valentine d’Anguerrand… MAIS LAQUELLE DE NOUS DEUX?…
Il y avait dans son regard une joie si intense que Marie Charmant murmura:
– Oh! la malheureuse! Elle devient folle! Il faut que j’appelle au secours!…
Et cette joie qui étincelait dans les yeux de Lise, tandis qu’il lui était impossible d’articuler un mot, cette joie terrible, d’une mortelle douceur, d’un infini ravissement, venait de cette autre pensée qui heurtait de ses ailes la tête endolorie de Lise:
– Si je ne m’appelle pas Valentine d’Anguerrand, je puis aimer Gérard! Et lui peut m’aimer, puisqu’il ne m’a abandonnée que parce qu’il me croyait sa sœur!… Et j’ai, moi, la conviction absolue, la croyance indéracinable que celle de nous deux qui s’appelle Valentine d’Anguerrand… CE N’EST PAS MOI!…
À ce moment, la porte du galetas s’ouvrit doucement, sans bruit… Une ombre noire se dressa, demeura immobile, avec un ricanement silencieux au coin des lèvres… Et derrière cette forme sinistre, funèbre, sur l’étroit palier, se profilait une forme violente, massive, des épaules énormes, un cou de taureau, une tête de brute avec des mâchoires de dogue…
– Parlez-moi, balbutiait Marie Charmant agenouillée. Mon Dieu, mais c’est terrible… je vous ai juré de ne rien dire à personne de votre situation… il vous faut pourtant du secours!…
À cet instant précis, une main sèche et dure s’abattit sur son épaule.
D’un bond, elle fut debout, et demeura pétrifiée:
– La Veuve!
– Biribi, dit tranquillement La Veuve, je t’ai promis de te donner celle que tu aimes. Prends la bouquetière et emporte-la, elle est à toi!…
Elle s’effaça, et derrière elle apparut la silhouette monstrueuse du bandit. Terrorisée, frappée de stupeur, Marie Charmant essaya pourtant de reculer en bégayant:
– Cet homme? Ce misérable qui me poursuit partout!… À moi!… À nous!… Au sec…
Elle ne put achever le cri qui jaillissait de ses lèvres, d’une ruée, Biribi fut sur elle et, avec dextérité, lui enroulait un foulard autour de la tête. En même temps, la pauvre bouquetière sentit qu’on lui attachait solidement les mains, qu’on la soulevait, qu’on l’emportait!…
Elle s’évanouit…
Pendant ce temps, La Veuve se penchait vers Lise, et ricanait:
– Alors, comme ça, on a appelé du secours?… Alors, on est parvenue à se faire entendre et à ouvrir la porte?… Bien, bien, ma fille!… Ça m’apprendra à ouvrir l’œil… Ah! gronda-t-elle, tu voulais me lâcher sans crier gare! ingrate!… Moi qui t’aime comme une mère!… Mais pas de ça, Lisette! acheva-t-elle dans un grincement de haine, je t’ai, je te garde, Valentine d’Anguerrand!…
Et La Veuve, Jeanne Mareil, la mère de la petite Suzette perdue une nuit de Noël sur la route d’Angers aux Ponts-de-Cé, sortit en refermant soigneusement la porte et sans s’inquiéter de celle qu’avec un accent de féroce ironie elle venait d’appeler SA FILLE!…