LXIII SAPHO

À l’Impérial-Hôtel Adeline de Damart occupe un luxueux appartement.


En effet, elle a transformé en argent les deux millions de pierreries qu’elle a emportées de l’hôtel d’Anguerrand. Et ces deux millions, Adeline les dépense royalement, fiévreusement.


Adeline a calculé qu’au train dont elle mène sa vie, avant un an, elle sera ruinée.


Mais qu’importe: Adeline s’est donné une année d’existence. Au bout de cette année, elle mourra, voilà tout. Elle porte constamment sur elle un flacon de strychnine. Quand elle aura épuisé l’éphémère existence qu’elle s’est accordée, elle absorbera le poison que contient l’élégant flacon en cristal enchâssé d’or et de rubis, et elle tombera foudroyée; elle disparaîtra comme un météore qui s’éteint en laissant dans le ciel un reflet de flamme et de pourpre…


Car dans cette année, elle veut connaître toute la passion, toute la joie, toute la somptueuse horreur des plaisirs qu’elle a si longtemps rêvés. Elle veut être la reine de Paris; elle sera l’éblouissement et elle sera la fatalité. Elle est belle, souverainement belle. Au gré de son caprice, elle sèmera l’amour et la mort. Les amants se succéderont dans ses bras; et ceux en qui elle trouvera, un frémissement de véritable amour, elle les tuera, elle les poussera au suicide en leur fermant brusquement la porte des paradis qu’elle leur aura laissé entrevoir un instant.


Ainsi elle assouvira à la fois sa passion et sa haine… Car elle hait l’humanité entière, elle vibre de haine comme d’autres vibrent d’amour, elle trouve dans la haine un repos effroyable à la fatigue de ses plaisirs…


Voilà le programme qu’Adeline s’est tracé et dont elle a commencé l’exécution.


Il n’y a plus pour elle d’installation dans la vie. Elle se considère comme une passagère éblouissante et sinistre qui court au port suprême, à la mort, à travers des tempêtes de plaisirs.


Elle n’a même pas voulu louer une maison. Elle campe à l’hôtel. C’est dans un appartement d’hôtel qu’elle mourra lorsque l’heure sera venue.


… Oui, voilà ce qu’Adeline de Damart veut être pendant la dernière année qui lui reste à vivre. Et voilà ce qu’elle a commencé à être. Mais elle a beau multiplier les caprices, elle a beau affoler les hommes qu’elle entraîne dans son sillage, elle a beau chercher avec rage, avec fureur, une minute, une seule minute de joie, de plaisir… il n’est pas de joie, pas de plaisir pour elle. Alors qu’elle sourit du plus radieux sourire, elle a la mort dans l’âme. Alors que ses amants enivrés lui murmurent qu’elle est l’ange de l’amour, elle se répond qu’elle est le démon de la haine.


Elle demeure ce qu’elle doit être: la damnée…


Il n’est pour elle au monde qu’un homme: Gérard. Il n’est qu’un amour: l’amour de Gérard. Il n’est qu’une joie: la joie d’être aimée de Gérard.


Oh! lorsque sur ses lèvres brûlées et fiévreuses elle appelle en vain le baiser dont elle voudrait mourir, c’est au baiser de Gérard qu’elle songe. Et ce baiser, jamais elle ne le connaîtra!…


Toujours, partout, jusque dans ses rêves, c’est Gérard qu’elle voit, et qu’elle supplie.


Gérard est à une autre!


Et Adeline, même dans ces moments où il lui semble que le plaisir l’exalte et que la passion l’enivre, comprend qu’il n’est pour elle au monde qu’une seconde de plaisir véritable: c’est la seconde où elle étranglera Lise de ses mains… Et pour cette seconde de vengeance, elle consentirait à une éternité de misère et de malheur…


C’est cette vengeance qu’elle prépare!


Adeline achève de s’habiller, aidée par la femme de chambre spécialement attachée à son service. Il est prés de sept heures du soir.


Debout devant une immense psyché, souriante, resplendissante, elle donne à la soubrette des indications brèves, toujours justes, et qui dénotent une science approfondie de la toilette.


À la voir si radieuse, si gaie à l’approche du plaisir qui l’attend en cette soirée, il serait impossible de deviner l’orage de douleur et de rage qui se déchaîne dans son âme.


Adeline a donné rendez-vous, ce soir-là, à l’un de ses soupirants, destiné à remplacer brusquement l’amant de la veille. Ils iront dîner sur le boulevard. Elle se laissera entraîner ensuite à toutes les folies qui passeront par la tête de l’élu… Et si elle éprouve quelque plaisir, c’est de songer à la rencontre probable de l’amant congédié avec l’amant heureux, au duel qui en résultera… Encore du sang! encore une mort, peut-être!


C’est en songeant à cela que sourit Adeline.


Et là, dans un coin de la chambre, immobile dans son fauteuil, silencieuse, la couvant des yeux, La Veuve est là, silhouette noire qui forme un violent et funèbre contraste avec la toilette d’Adeline dont les reflets de pourpre chatoient au feu des lumières étince1antes.


L’associée!… Elle est là, comme tous les soirs, pour le rapport de Finot.


Et tout à coup Finot arrive.


Adeline congédie la femme de chambre en lui disant de faire attendre «Monsieur» dans le salon.


«Monsieur», c’est l’amant qu’Adeline veut essayer d’aimer…


La Veuve s’était levée et rapprochée. L’une près de l’autre, les deux femmes interrogeaient Finot du regard.


– Rien d’extraordinaire aujourd’hui, dit celui-ci. Le comte et la comtesse ont fait dans la matinée une promenade en auto, traversant tout Paris et poussant jusqu’au bois de Vincennes. Ils ont déjeuné dans un petit restaurant à canotiers sur le bord de l’eau. Ils sont rentrés à deux heures. À quatre heures, visites. Rentrés à six heures. Et c’est tout. Monsieur et Madame passeront la soirée à l’Opéra. Toujours pas de projet de départ.


Finot répondit encore à quelques questions puis se retira.


La Veuve elle-même se disposait à s’en aller lorsque la femme de chambre entra et annonça que «Monsieur» attendait au salon.


À l’annonce de la soubrette, Adeline s’avança, puis alla jusqu’à son lit, puis revint…


– Madame cherche quelque chose? dit la soubrette en s’avançant.


– Rien. Dites que je ne sortirai pas. Je me sens indisposée. Allez.


La Veuve eut un sourire de mort.


– Ainsi, vous ne sortez pas? demanda-t-elle.


– Non! dit Adeline d’une voix sourde.


Pas même… pour aller… à l’Opéra?…


Le visage d’Adeline se décomposa soudain et se marbra de ces taches livides qui zébraient sa peau dans ses moments terribles.


Son sein se souleva. Ses poings se crispèrent sur le bras de La Veuve.


– Qui vous dit que je veuille aller à l’opéra? gronda-t-elle.


– Bon, bon… murmura La Veuve. Calmez-vous. L’heure approche aussi bien pour vous que pour moi…


– Qu’irais-je faire à l’opéra? dit Adeline qui, en effet, se calmait. Pour souffrir encore? Pour être témoin de leur bonheur? À quoi bon?… L’heure approche, vous l’avez dit. Ce soir, je me couche, et je dors. J’en ai besoin. Je suis affreusement lasse…


Lorsque La Veuve se trouva dehors, elle traversa rapidement la place Vendôme, et, au coin de la rue de la Paix, retrouva Finot qui l’attendait.


– Trouvez-vous donc ce soir aux abords de l’Opéra, ou même à l’intérieur, si vous pouvez, dit La Veuve de sa voix morne et indifférente.


– Parfait! Un mot, La Veuve. Savez-vous qui est ce comte de Pierfort?


– C’est le comte de Pierfort, voilà tout, dit La Veuve dardant sur l’agent son regard d’une étrange clarté.


– C’est Charlot! dit tranquillement Finot.


– Vous êtes fou… fit La Veuve en haussant les épaules.


– J’en mettrais ma main au feu, dit Finot en dévisageant La Veuve.


– En attendant, souvenez-vous que le comte de Pierfort vous est sacré: tant qu’on vous paye, vous n’avez pas le droit d’y toucher. Après… on verra ça.


– C’est bon. En attendant, aussi, je ne le perds pas de vue.


Demeurée seule, Adeline avait commencé à se déshabiller. Elle semblait très calme. Mais la pâleur de son front, l’éclat fiévreux de ses yeux démentaient ce calme apparent. Tout à coup elle s’arrêta dans l’opération compliquée, et s’approcha de l’appareil téléphonique. Dix minutes, Adeline, en proie à quelque sombre rêverie, demeura assise devant l’appareil.


Enfin, d’un geste brusque, elle appela. Et au coup de réponse, elle demanda l’office de location.


Quelques instants plus tard, elle était en correspondance avec l’office de location.


– Il me faut une loge ce soir, à l’opéra.


– Si vous voulez donner votre adresse, on va vous l’apporter…


– Comtesse de Damart, Impérial-Hôtel.


– Dans cinq minutes, le coupon sera chez vous…


Adeline laissa retomber lourdement le récepteur, et, front dans la main, demeura là, accoudée, immobile, ne sachant ni ce qu’elle voulait, ni ce qu’elle devait décider. Un instant, elle fut tentée de contremander la loge. Mais elle songea que rien ne la forçait à aller occuper cette loge.


Au bout de dix minutes, un employé de l’office de location fut introduit, et, contre deux mille francs, remit le coupon. Adeline regarda le numéro. Elle connaissait parfaitement la salle, et vit qu’elle serait placée de manière à voir très peu le spectacle, mais aussi de manière à embrasser la salle d’un coup d’œil.


Elle en éprouva comme une vague satisfaction.


Mais presque aussitôt, cette satisfaction même disparut, et Adeline se jeta sur son lit, sanglotante, mordant les oreillers pour étouffer ses cris.


La crise fut effrayante. D’abord ce ne fut qu’une douleur violente, sincère, qui lui broyait le cœur et finit par tordre le corps entier, comme une souffrance matérielle. Il lui sembla réellement que ce cœur qui sautait dans sa poitrine se déchirait, et peut-être, en effet, l’excès de souffrance morale était-il sur le point de déterminer quelque accident cardiaque. Puis, brusquement, la douleur se transporta du cœur à la gorge, et il lui parut alors qu’elle allait étouffer, qu’une boule volumineuse placée dans la gorge arrêtait l’air au passage. Puis, la douleur, par une saute également brusque, monta à la tête, et il lui sembla qu’on lui posait sur le crâne une calotte de plomb d’un poids extraordinaire; puis, cela devint un cercle qui serrait les tempes à les faire éclater, puis, enfin, il lui sembla que chacun de ses cheveux devenait une aiguille chargée d’électricité.


Dans cette période de la crise. Adeline ne songea qu’à elle-même, et ne cessa de râler:


– Comme je suis malheureuse! Est-il possible qu’une femme souffre autant que je souffre!…


Et tout à coup, la vision de Gérard et de Lise passa dans son imagination enflammée. Alors la rage remplaça la douleur, ou plutôt la première forme de douleur. Elle se redressa, tendit ses mains crispées vers lui… lui surtout! et la sensation qu’elle l’étranglait lui rendit enfin un peu de calme…


Elle put pleurer paisiblement, ou du moins il lui parut qu’elle était alors paisible.


Assise au bord de son lit, le talon sur la bordure du bois, le coude sur le genou, le menton dans la main, les cheveux en désordre, belle de sa douleur aux attitudes impudiques, laissant couler une à une des larmes qui s’évaporaient sur ses joues, oui! belle et farouche comme la Niobé antique, elle regardait douloureusement de ses yeux fixes des êtres absents, évoquant des scènes imaginaires.


Un détail dans le rapport de Finot, un détail infime avait, peut-être suffi à déchaîner la tempête.


– Ils ont déjeuné dans un petit restaurant…un restaurant à canotiers, au bord de l’eau…


Adeline reconstituait cela…


L’escapade d’amoureux, le tête-à-tête plein de rires, de serrements de mains et de baisers, là-bas, dans l’humble guinguette, sous le sourire du soleil renaissant, dans cette joie exquise, d’une si infinie tendresse, des toutes premières verdures frêles et pâles…


Comme ils devaient s’aimer!…


De la jeunesse, de l’amour, des souffles de printemps, la Seine qui passe en faisant chatoyer sa robe aux reflets d’émeraude, la tonnelle à étudiants, les canots qui se balancent au petit ponton: Adeline revoyait tout cela, et elle précisait le décor, inventait les incidents, frémissait et sanglotait doucement…


Et ce soir… après la fugue du matin, de grisette, Lise redevenait comtesse de Pierfort, la grande dame qu’on lorgne dans sa loge et que chacun admire plus encore pour l’éclat de son bonheur que pour le charme de sa beauté…


– Je n’irai pas! grondait Adeline. Pourquoi irais-je souffrir?… N’ai-je pas souffert assez?… La Veuve a raison: patience, un peu de patience encore… l’heure approche!…


Dans ce même moment où elle venait de décider qu’elle n’irait pas, Adeline courait à son cabinet de toilette; dix minutes plus tard, elle reparaissait dans sa chambre, le visage rafraîchi, la physionomie reposée; à peine si les yeux avaient un éclat plus fiévreux. Puis, en hâte, elle se refaisait habiller. Elle était prête enfin, et alors, son regard tomba sur son revolver.


Non, pas un joujou de jolie femme.


Un bon revolver, de moyen calibre, avec lequel, mille fois, elle avait percé une planche à quinze pas.


Le revolver et le flacon de strychnine ne la quittaient jamais.


Seulement, elle gardait le flacon de poison dans une pochette invisible de son corsage, et mettait l’arme dans le mignon petit sac, qui contenait aussi son flacon d’essence, sa boîte à poudre de riz, son porte-monnaie et autres menus objets.


Il était neuf heures et demie.


À dix heures, Adeline entrait à l’Opéra. La voyant seule, l’un des inspecteurs du contrôle s’empressa de l’escorter jusqu’à sa loge, où elle s’installa un peu en retrait la figure abritée par son face-à-main.


Tout de suite, ses yeux tombèrent sur Gérard et Lise. Elle ne vit qu’eux deux dans la salle. Il lui eût été impossible de voir autre chose et de ne pas les voir à l’instant même. Son regard alla d’instinct et presque magnétiquement à eux.


Ils étaient dans une loge de face, Lise seule sur le devant, Gérard un peu en arrière.


Adeline souriait…


Elle sentait qu’elle devait être affreusement pâle, mais ne craignait pas que cette pâleur fût remarquée. L’emploi des poudres et des crayons dont elle possédait à fond la difficile science lui faisait un masque.


Ce masque rose et blanc, avec ses lèvres de carmin, ce masque, immobile, souriait…


Ses yeux seuls, qu’elle savait à l’abri, traduisaient l’angoisse mortelle qui la bouleversait.


Parfois, Gérard se penchait vers Lise, et lui disait quelques mots à l’oreille. Alors, Adeline la voyait sourire. Et alors, ses mains, à elle, tremblaient. Elle souffrait. Dans son âme se développaient des lamentations effroyables, sous ce masque muet et souriant, il y avait des hurlements de mort…


Et alors, pour se calmer, elle s’ingéniait à détailler la toilette de Lise, toute simple, mais d’une délicieuse harmonie des soieries roses qui formaient un cadre merveilleux à sa beauté délicate.


Parfois, Adeline sentait qu’elle ne pourrait pas tolérer le supplice jusqu’à la fin, qu’elle allait se lever, courir jusqu’à la loge de Gérard… Mais alors un geste, une attitude de Gérard et de Lise la clouaient à sa place.


Elle souffrait vraiment plus qu’une femme ordinaire n’eût pu souffrir.


Ses tempes battaient à grands coups. Une sorte de folie, peu à peu, l’envahissait. Elle ne savait plus où elle était, ni depuis combien de temps durait ce supplice. Des pensées vagues passaient rapidement dans son esprit comme ces grandes ombres que les nuages, en courant, projettent sur la terre.


Au fond d’elle-même, elle entendit comme un long et terrible sanglot, et, à ce moment, la toile se baissa sur la finale de Faust. Vaguement, elle regarda autour d’elle. Des centaines de figures grouillèrent dans la lumière, des ombres qui se mettaient en marche…


Et elle aussi se mit en marche…


Lorsqu’elle n’eut plus devant les yeux la vision de Lise et de Gérard, lorsque l’ouvreuse empressée eut jeté sur ses épaules sa sortie de théâtre et qu’elle se trouva perdue dans le flot murmurant qui descendait le grand escalier, Adeline sentit un peu de calme lui revenir… mais elle comprit aussi qu’elle était à bout de forces et que plus jamais elle ne pourrait se retrouver en présence de Gérard sans que sa haine d’amour fit explosion. À dix pas derrière elle, descendaient lentement Gérard et Lise.


Lise était venue à l’Opéra parce que Gérard le lui avait demandé. Elle n’était venue y chercher ni un plaisir, ni une distraction. Et pendant toute cette longue soirée, la pauvre petite avait seulement songé à ce nouveau rendez-vous que lui avait donné le baron d’Anguerrand.


– C’est demain que je dois le revoir… Demain, j’aurai réconcilié Gérard avec son père… Car si le baron d’Anguerrand voulait se renfermer dans une colère inexpugnable, m’aurait-il priée de revenir?… Ne sait-il pas que ma vie, c’est la vie de Gérard?… Demain… demain, tout sera fini…


À cette pensée, elle souriait, la figure illuminée de bonheur.


Dans cette seconde, à dix pas au-dessous d’elle, elle vit deux yeux flamboyants… Une femme la regardait descendre, et il y avait une si mortelle expression de haine sauvage dans ces yeux égarés, que Lise, en reconnaissant Adeline, chancela de terreur, avec un faible cri…


Vivement, Gérard, la voyant trébucher, la saisit dans ses bras… et il la voyait toute pâle, tremblante, terrifiée…


– Mon Dieu, mon Dieu, qu’as-tu, mon adorée?…


– Là!… Oh! regarde!… Là!… Adeline!… ma sœur…


Adeline, parvenue au pied de l’escalier, s’était retournée subitement, elle les vit qui descendaient parmi des groupes plus rares, le gros de la foule s’étant écoulé par les portes larges ouvertes…


Un frisson la secoua de la tête aux pieds.


Un instant, ses yeux flamboyants de haine s’attachèrent sur Gérard.


Mais elle se dompta encore; elle eut comme un léger haussement d’épaules, un mouvement vers la porte… À ce moment, elle vit Lise qui pâlissait… elle vit que Lise l’avait vue!… et elle vit – oh! cela surtout! – elle vit Gérard qui, d’un geste vif et tendre, tout alarmé, la prenait dans ses bras…


Dans le même instant, la folie de haine, de rage et de meurtre envahit le cerveau d’Adeline. Quelque chose comme un rugissement éclata sur ses lèvres, et, tout à coup, elle eut son revolver à la main, elle visa au moment où Gérard l’apercevait…


Elle visa… non pas Lise, mais Gérard, et gronda:


– Meurs donc assassiné, toi qui as assassiné mon cœur!


Elle fit feu… La détonation retentit, aussitôt suivie de cris d’effroi, d’exclamations parties de tous côtés.


Et elle vit que Gérard n’était pas atteint!


Lise, à l’instant suprême, d’un bond, avait couvert l’adoré, et c’était elle qui tombait, son corsage rose taché à la poitrine comme d’une fleur pourpre… souriante quand même… heureuse d’avoir sauvé le bien-aimé…


Dans les groupes qui avaient assisté à cette scène, il y eut tout d’abord un recul de stupéfaction terrible, une espèce de fuite, des cris de femmes dont quelques-unes s’évanouissaient, des cris d’hommes appelant le commissaire de service, en même temps que deux ou trois municipaux s’avançaient sur Adeline…


Gérard, à demi agenouillé, fou de désespoir, soutenait la jeune fille évanouie – ou morte – et comme la figure de la meurtrière lui apparaissait audacieuse, pleine de défi, sa douleur éclata, son poing crispé se tendit vers Adeline.


À ce moment, celle-ci vit un homme s’élancer vers Gérard.


– Charlot! murmurait l’homme avec un accent de triomphe. Je m’en doutais! j’en étais sûr!…


– Lise!… Lise!… ma bien-aimée! râlait Gérard. Ce n’est rien, n’est-ce pas?… Parle-moi… Ouvre tes yeux…


– Votre nom? fit tout à coup l’homme.


– Finot! rugit Adeline en elle-même. L’agent Finot!… Il va l’arrêter!… Oh! je voulais le tuer… mais cela! oh! non!… pas cela!…


– Comte de Pierfort! avait répondu Gérard en se relevant, et en regardant autour de lui.


Du premier coup d’œil, il avait deviné le policier!


– Allons donc! tonna l’agent. Vous êtes Charlot, le faussaire et l’assassin, et… je t’arrête, je t’emp…


Finot n’acheva pas.


Les témoins de cette scène, témoins muets et immobiles de stupeur et d’horreur, virent l’agent tomber à la renverse sous le coup de tête que Charlot lui envoyait en pleine poitrine, et rouler jusqu’au bas de l’escalier… En même temps, il y eut le bondissement éperdu d’un homme, et, parmi les cris, les reflux violents des groupes épouvantés, Charlot se rua…


En quelques bonds, il eut gagné la porte.


Au bas des marches, il sauta dans une automobile.


* * * * *


– Mon enfant! ma pauvre enfant!… Tu n’as jamais voulu croire ta pauvre mère!… Je te l’avais bien dit qu’il t’arriverait malheur, avec ce jeune homme!…


– C’est la mère!


– La petite n’est donc pas comtesse de Pierfort?…


– C’était la maîtresse du comte…


– Un joli comte… il paraît que c’est un coquin…


– La petite est gentille, tout de même…


– Ma pauvre fille!… Messieurs… mes bons messieurs par pitié, aidez-moi à la porter dans une voiture… Je veux la soigner chez moi… oh! je la sauverai… ou j’en mourrai!…


– Pauvre femme!…


Trois ou quatre gentlemen soulevaient Lise, la portaient dehors, la déposaient dans une auto fermée, et la mère montait en remerciant, parmi ses sanglots.


– Votre adresse, ma brave femme, dit un municipal la larme à l’œil. C’est pour l’enquête, vous comprenez?…


Et le municipal ouvrait son calepin.


– Oui, oui, mon brave militaire… Mon adresse?…madame veuve Leblanc, matelassière, avenue d’Orléans, 160… Mon Dieu… ma pauvre fille!…


– La fille d’une matelassière! murmura une jeune femme très élégante à l’oreille de son mari. Qui s’en serait douté, Gustave?


Gustave haussa les épaules et sourit.


L’auto s’était mise en route, emmenant la blessée et la pauvre mère.


Elle filait, rapidement, conduite par une espèce de colosse dont la silhouette ressemblait étrangement à celle de Biribi.


À l’intérieur, la pauvre mère s’était penchée sur Lise. Alors, un double jet de flamme jaillit de ses yeux haineux et, avec un accent de joie effroyable, La Veuve murmura:


– Cette fois, ma petite Valentine d’Anguerrand, je ne te lâche pas!…


* * * * *


À ce moment, le vestibule de l’Opéra était envahi par toute la brigade secrète, sous la conduite du commissaire de service.


– Qu’y a-t-il? que se passe-t-il? demandait le magistrat affolé.


Un monsieur très bien mis, très flegmatique, et qui avait, d’un œil rêveur et sceptique, suivi ces diverses péripéties, s’approcha du commissaire…


C’était Max Pontaives.


Il tira gravement son chronomètre et, d’un ton froid, prononça:


– Vous n’arrivez en retard que de huit secondes, monsieur le commissaire. C’est peu, et c’est beaucoup, c’est tout…


Puis Max Pontaives salua d’un geste élégant, et se tournant vers une jeune femme très richement habillée:


– Allons souper, ma chère Magali.


– Oh! cette pauvre petite… c’est affreux! murmura Magali.


– J’ai vu la blessure. La balle a seulement déchiré un peu les chairs de l’épaule… La petite en reviendra; mais moi, je ne suis pas fâché d’apprendre que mon ami le comte de Pierfort s’appelait en réalité Charlot.


– Je ne comprends pas, dit Magali.


– Bah! vous comprendrez plus tard… Allons souper!

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