VI LOIN DU BAL

Minuit.


Les nouveaux époux ont annoncé qu’ils vont partir: au bout d’un mois passé au manoir de Prospoder, ils reviendront bien vite, et ils ont fixé la date de la prochaine fête qu’ils donneront.


Le bal est terminé, et les couples enfiévrés par l’opulence du décor, par la magnifique volupté de cette soirée, descendent l’escalier.


Minuit…


Loin du grand salon, dans la chambre nuptiale toute tendue de vieilles soieries brochées jadis pour la Pompadour, devant le lit, merveille de reconstitution d’après les vestiges de Trianon, Gérard et Adeline sont en présence. Depuis huit mois, depuis l’assassinat, les deux damnés se fuient; ils se sont à peine parlé, à peine vus; Adeline a tout combiné, – entrée en possession des vingt millions, contrat de mariage, la cérémonie, la fête – c’est elle qui a tout préparé… armée du pacte signé dans la nuit terrible.


Et maintenant, elle le magnétise de son regard de flamme… elle s’offre, elle l’attire, son sein palpite, ses lèvres humides se contractent dans le sourire des voluptés insensées… et lui songe, dans une effroyable songerie:


– La maîtresse de mon père!… Ma femme!…


Un grand frisson glacial parcourt son échine: l’image vient de passer devant ses yeux, d’un corps qui tournoie et descend vers les abîmes de l’océan qui hurle dans la nuit…


Mais presque aussitôt, cette évocation est remplacée par une autre: une figure pâle… et si douce!


Lise!… Lise, à laquelle il ose à peine songer depuis qu’il sait que Lise… c’est Valentine… sa sœur!… Lise, dont il a évité fiévreusement de rechercher la trace… persuadé que maman Madeleine a dû l’emmener loin de Paris; car tout ce qu’il a eu le courage de faire, c’est de constater que l’appartement du troisième, dans la maison d’en face, est inoccupé… donc elles sont parties!…


Et avec un frisson plus glacé, les yeux fermés frénétiquement, il gronde en lui-même:


– Lise!… Valentine!… Ma sœur Valentine!… Ma sœur Valentine!… Et je l’aime!… Toujours!… Ô Lisette!…


Pourquoi ai-je appris l’affreuse vérité? Pourquoi ne suis-je pas encore à cette matinée de mai où si pure, si confiante, si adorable, vos yeux d’ange éclairaient l’enfer de mon âme?…


Si puissante est l’illusion, que Gérard tend les bras vers la radieuse image évoquée… et ces bras se referment sur un corps souple et vibrant que la volupté fait frémir… Gérard ouvre des yeux hagards…


– Sapho… râle-t-il.


– Oui! répond-elle d’une voix expirante, cette fois, c’est Sapho! C’est-à-dire tout l’amour, toute la passion, toute la volupté… Sapho! ta femme… ta maîtresse… le docile instrument de ton plaisir… seulement orgueilleuse de provoquer en toi la joie d’aimer dans ses raffinements de sublime impudeur…


Elle l’enlace… elle l’enivre… il oublie le monde, Lise, son père assassiné…


Oublier!… oh! oui… oublier, vivre ne fût-ce qu’une heure dans l’ivresse d’un rêve où les réalités sinistres qui l’assiègent se fondraient comme des fantômes!… Il s’exalte… il la saisit… ils frémissent tous deux, ils balbutient et chancellent… leurs têtes se rapprochent… et, pour la première fois, leurs lèvres desséchées vont s’unir…


Tout à coup, Gérard recule, livide, avec un gémissement, et sa main secouée d’un tremblement convulsif désigne une porte… une porte entr’ouverte…


La porte du cabinet où jadis travaillait son père.


Et le cabinet communique à une chambre où jadis a dormi la petite Valentine… l’enfant disparue…


Une sorte d’îlot dans l’hôtel.


Une porte que Gérard a fait condamner depuis longtemps, parce qu’il n’a jamais osé pénétrer dans le cabinet du père assassiné… parce que ce cabinet est la seule pièce, avec celle de Valentine, à laquelle on n’ait pas touché dans la restauration de l’hôtel!…


Et cette porte entr’ouverte… – oui! entr’ouverte. – Gérard la fixe avec épouvante…


Car pourquoi est-elle ouverte, puisqu’elle était solidement condamnée?


Sapho, une seconde, est demeurée immobile, la gorge haletante, penchée elle aussi vers cette porte… la porte ouverte qui les fascine tous deux, qui les glace d’horreur comme s’il en sortait un souffle de tombeau.


Et Gérard, ivre de terreur, balbutie:


– Le cabinet de mon père!… Cette porte ouverte!… Pourquoi? Oh! pourquoi cette porte est-elle ouverte?… Quelle main de spectre a ouvert cette porte?


Mais plus forte, plus audacieuse que Gérard, Adeline surmonte bientôt cette faiblesse, hausse les épaules, et ricane:


– La curiosité d’un domestique qui aura voulu voir… qui aura oublié de refermer…


– Oui, ce doit être cela, bégaie Gérard en claquant des dents… Cette porte… il faut la refermer…


– Eh bien! refermons-là… C’est bien simple! il n’y a qu’à la pousser!


Mais la peur, à nouveau, s’empare de Sapho… Et tous deux restent figés à leur place… Ni Adeline ni Gérard n’osent marcher à la porte et accomplir ce geste si simple de la fermer…


Les deux maudits, la main dans la main, rivés à l’horreur, – comme là-bas, dans le manoir breton, lorsqu’ils se penchaient sur l’abîme, – les deux damnés reculent et se penchent vers cet autre abîme: la porte entr’ouverte!


Et lorsqu’ils ne peuvent plus reculer, ils se regardent, et se voient avec des visages décomposés, terreux, plaqués de taches verdâtres… des figures de spectres…


Alors, dans un souffle imperceptible, un murmure indistinct, Gérard parle:


Êtes-vous bien sûre qu’il est mort?…


Lentement, Sapho fait «oui» d’un signe de tête…


Un long silence!…


Et Adeline, à son tour, parle tout bas, si bas qu’à peine il l’entend…


– Rappelle-toi… Après le cri, nous n’avons plus rien entendu que le tonnerre des vagues se brisant sur les rochers de Prospoder… nous n’avons plus rien vu que les crêtes échevelées des lames, blanches d’écume dans la nuit… As-tu vu autre chose, toi?…


– Non, non, non, rien d’autre chose!…


– Alors, insensé, pourquoi demandes-tu si je suis sûre qu’il est bien mort?…


Un frémissement secoue Gérard des pieds à la tête; il se ramasse; il cherche à se faire tout petit comme pour échapper à une invisible étreinte, et il répond:


– L’insensée, c’est toi!… Écoute!… Pourquoi je te demande cela?… À mon tour de te demander ceci… et réponds, si tu oses: Pourquoi, pourquoi… pourquoi n’avons-nous pas retrouvé le cadavre?…


Sapho chancelle; une sorte de sifflement aigu monte de son sein oppressé à ses lèvres tuméfiées… Ah! pour elle aussi, c’est la question terrible!… Elle aussi, depuis l’assassinat, ne songe qu’à cela!… Elle aussi, mille fois, s’est demandé pourquoi le cadavre n’avait pas été retrouvé!…


– Rappelle-toi à ton tour! reprend Gérard dans la suprême ivresse de l’horreur. Rappelle-toi, Sapho! Ces huit jours, ces huit nuits, ces heures mortelles que nous avons passés ensemble à chercher!… Rien! Rien! Nous n’avons rien trouvé!… L’avons-nous assez fouillée, la côte!


– Insensés!… Nous sommes insensés!… La mer emporta le corps, voilà tout!… C’est arrivé cent fois, sur cette côte tourmentée, qu’un pêcheur tombe à la mer et plus jamais ne soit retrouvé!…


– Oui! fait Gérard en hochant la tête, mais combien de fois est-il arrivé que l’on condamne la porte de la pièce favorite du mort et que cette porte se trouve ouverte?…


Et il fait deux pas vers la porte…


Et soudain, il recule, il titube, il se sent mourir, et, grelottant comme la feuille au vent, penché sur Sapho, il bégaye:


– De la lumière!… Il y a de la lumière chez mon père!…


Du même instant, Sapho est debout, toute droite… Elle se penche… elle regarde… et elle voit!… C’est vrai!… Il y a de la lumière dans le cabinet!…


Mais cette fois, Sapho se raidit… les fantômes de l’imagination, elle les terrassera!… la peur créatrice de délires, la peur conseillère de faiblesse, elle l’écartera!…


– De la lumière? Et puis?… C’est le curieux imbécile qui se sera sauvé en oubliant d’éteindre. Il a bien oublié de fermer!… Il aura entendu quelque bruit, et sera parti en hâte, sa curiosité satisfaite, d’ailleurs… et déçue! Car il n’y a rien dans ce cabinet!…


– Rien! répète Gérard, qui, peu à peu, revient à la réalité. Rien que quelques vieux meubles, une bibliothèque remplie de ses livres préférés… et son portrait…


D’un ton dégagé, en passant son mouchoir sur son front, il ajoute:


– Un magnifique Bonnat, d’ailleurs… Allons, nous étions fous… fermons cette porte!…


Et Gérard, après des allées et venues, s’est arrêté devant la porte du cabinet.


Adeline hausse les épaules, et, lentement, s’avance vers lui…


– Voyons, dit-elle, tu as peur?… Dis?… Peur! Quand je suis là! Quand je t’ouvre mes bras! Quand mes yeux te crient mon amour! Quand j’ai soif de tes baisers!… Gérard!… Ton premier baiser… je l’attends encore!… Aime-moi, oh! aime-moi!… Je t’aime, moi, vois-tu!… Et quand l’enfer serait là… quand il y aurait derrière cette porte un spectre… tiens, entrons!… Et puisque son portrait peut nous voir à défaut de lui qui ne nous verra jamais, je veux lui porter le défi suprême! Je veux me venger de tous les mensonges, de toutes les humiliations, de l’horrible existence de ce faux amour que j’inventai pour me rapprocher de toi!… Baron d’Anguerrand, où es-tu?… Où es-tu, Hubert?… Tu n’as pas compris mes nuits de larmes et de honte!… Tant pis, je me venge!… D’un seul baiser!… Regarde, Hubert d’Anguerrand, regarde!…


Frénétiquement, elle saisit Gérard, l’enlace de son bras droit, approche ses lèvres de feu des lèvres de l’homme qu’emporte maintenant le coup de passion…


Et au moment où leurs bouches vont s’unir… enfin!… oui, à ce moment, par une hideuse bravade à l’ombre du mort, Sapho, rudement, de la main gauche, ouvre la porte toute grande…


Et alors… oh! alors… un faible gémissement expire sur ces bouches qui ne se sont pas touchées…


Dans leur enlacement, Gérard et Sapho demeurent pétrifiés, incapables d’un geste, d’un cri, d’une fuite, debouts par miracle dans l’effondrement de tout ce qui constitue la vie, et pareils alors à ces couples de damnés que le sombre génie du moyen âge sculptait en des poses de torture…


Car là, dans ce cabinet, un homme est assis…


Et cet homme, lentement, se redresse et les regarde…


Et c’est le spectre évoqué par Sapho!… C’est le père de Gérard, l’amant d’Adeline, le baron Hubert d’Anguerrand… oui! c’est le mort… l’assassiné!…


L’apparition, debout, marche sur le couple hideusement enlacé; elle marche sans hâte, comme marche l’inévitable; elle s’approche; en vain ils veulent fuir, leurs membres sont de plomb… et l’apparition les atteint… son bras se lève et, du bout du doigt, elle touche Gérard à la poitrine…


Sous ce contact à peine perceptible, comme un coup qui l’assommerait, Gérard s’abat à genoux, ses cheveux se hérissent, ses yeux s’exorbitent, et, dans un râle, il murmure:


– Est-ce vous, mon père… Est-ce donc vous qui venez du fond de la mort?…


L’apparition se tait. Et tandis qu’Adeline, pantelante, décomposée, fait un effort surhumain et inutile pour reculer, Gérard continue:


– Grâce, mon père!… grâce!… On dit que les morts pardonnent… par pitié, retirez-vous de ma présence… Pardonnez!…

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