XXXVI HALLALI

Jean Nib et Rose-de-Corail, en quelques bonds, traversèrent le boulevard de la Chapelle et se trouvèrent dans la rue de l’Aqueduc.


Bientôt, ils débouchèrent sur le boulevard de la Villette…


– Où qu’on va? demanda Rose-de-Corail.


– Chez un aminche, à la barrière d’Italie. La rousse va nous refiler à la Chapelle et à Montmartre, et jusque dans le fond des Batignolles. Nous, on va se tirer par Belleville, Ménilmontant et Charonne. Puis, par la Grande-Pinte et les Deux-Moulins, on gagnera la Butte-aux -Cailles…


Autour d’eux, c’était le grand silence hostile et tragique des boulevards extérieurs, tandis qu’au ciel se plaquaient des paysages monstrueux de nuées noires déchiquetées, parsemées de longues bandes de lumière livide.


Ils se remirent en route pour le grand voyage, le fantastique itinéraire tracé par Jean Nib, l’oblique randonnée autour de l’énorme Paris.


Comme ils arrivaient au coin du faubourg du Temple, ils s’arrêtèrent pour renifler dans le vent, avec l’attitude d’inquiète immobilité du dix-cors et de la biche dans les fourrés mystérieux, lui, tourné vers le boulevard de Ménilmontant, elle face au boulevard de Belle-ville.


– Tu vois rien, la gosse?


– Rien, mon Jean…


À ce moment, ils demeurèrent figés, pétrifiés, le cou tendu, toutes leurs énergies vitales concentrées dans l’œil et l’oreille: un coup de sifflet très bref, au fond du boulevard de la Villette, venait de retentir.


– La rousse! gronda sourdement Jean Nib.


D’un même mouvement, ils reprirent leurs couteaux, qu’ils ouvrirent. À demi penchés, de leurs yeux dilatés ils sondèrent le canal d’ombre qui s’enfonçait vers la Villette. Et alors Jean Nib, de sa voix hachée, en grognements brefs coupés de ricanements, expliqua lumineusement la situation:


– C’est Finot qui est là!…


«On va filer sur la Bastille, et de là sur Reuilly. Finot patauge dans Charonne. Il en a pour trois mois à se tenir tranquille. Nous, on va se terrer quelques jours à la barrière d’Italie, puis on reviendra à Montmartre. Y a pas: il faut que La Veuve y passe… Es-tu reposée, la gosse?


– Allons, mon Jean…


Ils descendirent la rue de la Roquette, d’un pas tranquille, silencieux tous deux, l’oreille tendue vers les bruits lointains qui grouillent au fond du silence. Comme ils allaient déboucher sur la place de la Bastille, ils se retournèrent pour inspecter la voie… La rue était d’une tranquillité sinistre. Jean Nib sentait une vague inquiétude monter en lui.


– Pourquoi qu’il y a personne? gronda-t-il. Pourquoi qu’on voit rien de rien?…


– Il est tard, mon Jean… l’heure de l’affût est passée…


– Et moi je te dis que c’est toujours plein de bandes par ici; on peut pas faire dix pas sans se cogner à un lingue… Je te dis que, s’il n’y a personne, c’est qu’on est prévenu… c’est qu’on a vu la rousse rôder… s’avancer… Seulement, voilà! d’où qu’elle avance? Filons!


La place de la Bastille formait un lac de lumière vague et paisible; ils se mirent à le côtoyer en rasant les maisons pour faire le tour de la place; puis ils pénétrèrent dans la rue de Lyon.


Au moment où ils atteignirent l’embranchement de l’avenue Daumesnil, soudain, derrière eux, très loin, du côté de la place de la Bastille, un coup de sifflet très bref, comme celui qu’ils avaient entendu boulevard de la Villette.


Ils se jetèrent dans une encoignure, se pétrifièrent.


– Nom de Dieu! gronda Jean Nib.


– C’est des escarpes qui se préviennent! souffla Rose-de-Corail.


– Je le savais bien, que la rousse rôdait! En route!…


Ils se jetèrent sur leur droite dans une petite rue latérale, au lieu d’entrer dans l’avenue Daumesnil; encore une fois, Jean Nib changeait de tactique et d’itinéraire. Il était sombre. Il était inquiet jusqu’au fond de l’âme. Mais il s’exaltait aussi. L’effroyable randonnée, la fuite par bonds à travers le Paris de silence et de ténèbres surexcitait ses nerfs. Il ne pensait pas que Finot fût sur sa piste, mais il se sentait poussé, traqué, chassé de voie en voie… Éperdument, il passait une revue rapide des gîtes qu’il pouvait gagner encore. Coûte que coûte, il lui fallait atteindre la barrière d’Italie, mais par où?


Ils étaient sur le boulevard de la Contrescarpe. D ’une marche hâtive, pensifs tous deux, la tête penchée comme s’ils eussent senti sur leurs nuques la poigne de la rousse, ils avançaient sans un mot; bientôt ils se trouvèrent à l’entrée du pont d’Austerlitz.


Jean Nib eut une seconde d’imperceptible hésitation. Il renifla l’air, jeta derrière lui un regard d’inquiétude, long et profond comme une interrogation de condamné. Puis il murmura:


– Tant pis! passons par là! On remontera par le boulevard de l’Hôpital…


Courbés le long du parapet, ils s’élancent. À l’autre bout du pont, ils firent halte.


Jean Nib se retourna…


Des voies nombreuses viennent déboucher et se canaliser sur le pont d’Austerlitz, à l’entrée rive droite. Notamment le boulevard de la Contrescarpe et le boulevard Bourdon, lesquels sont riverains du bassin qui, s’alimentant en Seine, va se perdre sous la place de la Bastille. Le quai Henri-IV est aussi au nombre de ces voies qui viennent former le carrefour auquel on a donné le nom de place Mazas.


C’est par cette place Mazas que Jean Nib et Rose-de-Corail étudiaient de loin, c’est-à-dire de l’autre côté du pont, dans un intense effort de vision.


À ce moment, par le boulevard de la Contrescarpe, arriva un homme qui, d’un pas rapide, mais régulier, alla s’adosser à la station du métropolitain. Cet homme donc, qu’on eût pris pour un officier retraité, s’adossa aux soubassements du petit édifice, et, portant à ses yeux une jumelle de nuit, se mit à inspecter les environs avec une profonde attention…


Presque au même instant, deux ouvriers charpentiers arrivèrent par le même boulevard de la Contrescarpe et s’adossèrent à la station, prés du vieux militaire. Puis, ce furent deux passants armés de gourdins qui, débouchant par le boulevard Bourdon, se joignirent silencieusement aux charpentiers. Deux zingueurs, qui paraissaient en goguette et se donnaient le bras, arrivèrent par le quai Henri-IV, en même temps que deux chiffonniers, la hotte sur l’épaule et le crochet à la main, sortaient de l’avenue Ledru-Rollin. Zingueurs et chiffonniers vinrent s’adosser à la station: en tout, huit hommes dont quatre s’étaient placés à gauche de l’officier retraité, et quatre à sa droite; huit cariatides immobiles et silencieuses; pas un tressaillement, pas un geste dans ce groupe formidable d’immobilité. Des êtres de nuit, dressés au silence, aux longues marches rampées ou glissées.


L’officier retraité ne les interrogea pas: du moment qu’ils ne disaient rien, c’est qu’ils n’avaient rien à dire. Il sondait l’enfilade ténébreuse du quai de la Râpée; dix minutes de silence; les cariatides étaient de pierre… La brigade de Finot attendait l’ordre de marche…


Cette brigade qui, à l’Hôtel des Deux-Savoies, était indifférente et eut eu horreur, peut-être, de faire du mal à l’homme et à la femme qu’elle venait d’arrêter; la brigade Finot, parvenue au pont d’Austerlitz, eût éventré Jean Nib et mordu Rose-de-Corail. Elle frémissait.


Lorsqu’il eut étudié la position, Finot donna ses ordres:


– Rendez-vous général à la Glacière. Un homme par le quai d’Austerlitz et le boulevard de la Gare jusqu’à la place d’Italie. Trois hommes par les boulevards Saint-Marcel et Arago. Un homme ici pour surveiller le quai. de la Râpée. Les trois autres derrière moi, par le boulevard de l’Hôpital.


Finot s’avança sur le pont d’Austerlitz, la tête basse, humant l’air, les dents découvertes par un rictus de haine, la main crispée sur le casse-tête, les épaules serrées, d’une marche ramassée prête à devenir un bondissement. Il était paisible et terrible.


Le pont franchi, il s’arrêta net, tourna deux ou trois fois sur lui-même, renifla, se baissa, se releva, frappa du pied, et soudain tomba en arrêt, le nez tourné vers le quai Saint-Bernard qui longe le Jardin des Plantes et la Halle aux Vins. Une minute d’attention furieuse, la jumelle de nuit aux yeux, puis un tressaillement, un grognement bref, un coup de sifflet…


Au coup de sifflet toute la brigade dispersée se rabattit; il y eut de silencieuses galopades, puis, brusquement, les huit hommes, haletants, furent autour du chef. Et Finot, rudement, prononça:


– Changement de front. Quatre hommes par le quai Henri-IV et l’île Saint-Louis. Les quatre autres derrière moi. Rendez-vous général au parvis Notre-Dame et de là sur la place Maubert.


Les deux zingueurs et les deux charpentiers s’élancèrent pour traverser à nouveau le pont d’Austerlitz et gagner le quai Henri-IV. Finot, frémissant de joie, s’élança le long du Jardin des Plantes, le cou tendu en avant.


* * * * *


Jean Nib et Rose-de-Corail, les yeux fixés sur la place Mazas, de l’autre côté du pont d’Austerlitz, furent bientôt rassurés; il ne voyaient rien. L’inquiétude de Jean Nib s’apaisa.


Il murmura:


– Filons, la gosse. Une fois à la Butte-aux -Cailles, nous serons sauvés…


À ce moment, Rose-de-Corail le saisit violemment par le bras.


– Regarde! fit-elle dans un souffle.


Trois hommes entraient sur le pont. Puis, plus loin, trois autres. Entre ces deux groupes, un homme seul.


Jean Nib fronça les sourcils. Une seconde il vacilla sous l’afflux de sang qui lui montait à la tête. L’envie se déchaîna en lui de marcher sur les sept hommes et de leur crier:


– Eh bien! oui, me voilà! Qui veut m’empoigner? Qui veut que je le surine?…


Un regard jeté sur Rose-de-Corail le fit pâlir.


– En route! gronda-t-il.


Tout cela avait eu la durée d’un éclair. Déjà Jean Nib entraînait Rose-de-Corail le long de la grille du Jardin des Plantes. Ils allongeaient le pas, sans courir. Ils tenaient leurs couteaux ouverts. Ils avaient des visages terribles. Ils étaient bien pareils à ces carnassiers qui, vers le matin, regagnent leur antre, serrés l’un contre l’autre, le mâle grondant et menaçant, la femelle silencieuse. Jean Nib disait:


– Si c’est Finot, il va monter à la barrière d’Italie. Il m’a deviné, c’est bon. Alors, nous, on passe par la Tournelle, l’Hôtel-de-Ville, les Halles et on regagne Montmartre… On va lui faire voir du chemin, va!


Il se mit à rire.


– Mon Jean… murmura Rose-de-Corail.


– De quoi, la gosse? T’as pas peur, dis?


– Peur d’être séparée de toi. Ils sont sur nous. Je les sens, là, sur mon dos… Jean! Jean! On va nous séparer!… J’aime mieux mourir… tu entends?…


Il frémissait. Une immense douleur l’étreignit au cœur à la pensée d’être séparé d’elle.


– Je te dis de ne pas avoir peur! gronda-t-il, essayant de la rassurer et de se rassurer lui-même…


Mais, lui aussi, il sentait qu’ils arrivaient, qu’ils étaient sur son dos… Le désespoir l’envahit…


– Écoute murmura-t-il, et sa voix rude prenait des inflexions d’infinie tendresse, alors, si nous sommes pris, tu aimes mieux qu’on meure tous deux?…


– Oui, oui, mon Jean! dit-elle en se serrant nerveusement contre lui.


– Eh bien! si ça arrive, s’il y a plus moyen, deux coups de couteau, un pour toi, un pour moi, c’est dit?…


C’est dit!…


À cette seconde, comme ils tournaient sur le pont de l’Archevêché, qui va s’appuyer sur la pointe de la Cité, derrière Notre-Dame, jean Nib tourna la tète, et, le long des grilles de la halle aux Vins, à cinq cents pas, il vit un grouillement d’ombres qui s’avançaient…


– Vite!… rugit-il en enlevant Rose-de-Corail dans ses bras.


En quelques bonds frénétiques, il eût franchi le pont de l’Archevêché, et s’élança vers le pont Saint-Louis pour gagner l’Hôtel-de-Ville…


À ce moment, à l’extrémité du pont Saint-Louis, apparurent quatre ombres qui marchaient sans hâte.


– Barrés! gronda Jean Nib.


Il déposa Rose-de-Corail à terre et jeta autour de lui des yeux hagards… le dernier regard de la bête à la tragique seconde de l’hallali…


– Frappe! dit Rose-de-Corail.


Jean Nib eut un rire de dément, étendit le bras vers un petit bâtiment bas, gauche, honteux et sinistre, échoué à la pointe de la Cité:


– La Morgue!… Nous serons tout portés, ma gosse!…


Du bras gauche, il souleva Rose-de-Corail qui l’enlaça et colla ses lèvres aux lèvres de l’homme… Le dernier baiser dans la mort!… Et lui, comme s’il eût voulu réaliser son mot terrible, d’un bond alla s’appuyer à la porte de la Morgue… «Nous serons tout portés».


– Adieu, la gosse!…


– Adieu, mon Jean!…


Elle se cambra, tendit sa poitrine… il leva son couteau très haut…


Et ce couteau ne retomba pas!


Jean Nib eut soudain, le frisson des mystérieuses terreurs et des étonnements au paroxysme.


Ce qu’il vit était une vision de délire, peut-être, car à ce moment…


Oui, à ce moment, la porte de la Morgue s’ouvrit…


Ou plutôt, elle s’entre-bâilla, doucement, lentement…


Jean Nib, les cheveux hérissés, le visage décomposé par l’épouvante, vit cette porte qui s’ouvrait, comme dans le dernier rêve de l’agonie…


Et soudain, l’épouvante disparut de sa pensée: il y eut au fond de son être un hurlement d’espérance insensée, et, de tout son poids, d’une poussée furieuse, il s’enfonça, Rose-de-Corail dans ses bras, s’évanouit dans la nuit de la tombe anonyme, s’incorpora à la Morgue, comme si lui et sa gosse fussent entrés vivants dans la mort!…

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