X

Le général goûta, regoûta et continua à goûter jusqu'à ce qu'il eût tout mangé, dit la comtesse de Ségur à propos du général Dourakine. On peut citer ici cette haute autorité littéraire : le décor lui convient, la suavité y fouette ses crèmes. Comme j'ai toujours les canines longues, j'enrage, je me sens barbouillé de ridicule.

— Comment va celui-ci ? s'est contentée de gémir Mme Ladourd.

Enquête des yeux et des mains, moue, massage de glandes dans le cou. Et je te relèche ! Et toute la portée, sans japper un reproche, s'empresse autour de moi, humide du museau, frétillant de la patte. J'avance à pas lents, grognant des bonjour et posant sur toutes choses ces yeux lourds, ces yeux de faïence des bouledogues offensés.

Singulière maison ! Je connaissais déjà leur climat. Je ne connaissais pas leur véritable intérieur. Car ceci est vraiment un intérieur, par opposition à La Belle Angerie, qui est avant tout un extérieur, une façade. Tous les objets ont l'air de vouloir servir à quelque chose. Nulle parade. Les portraits, qui ne représentent pas des ancêtres, mais de vulgaires grands-parents, ne sont pas résumés par les ors de leur cadre : ils vous accueillent, au même titre que la glace, ce portrait changeant. Un poêle, un poste de T.S.F., une pendule d'un merveilleux mauvais goût, un aspirateur, un chemin de fer électrique m'annoncent qu'ils existent, qu'ils ont le droit de faire du bruit, de manquer d'allure. En a-t-elle, Micou, de l'allure ? Sa mère l'a plongée dans une robe de velours bleu, couleur de mer calme, d'où cette mince enfant émerge comme d'une demi-noyade. Ces bras nus, ces cous-de-pied où se retourne la socquette, ces chemisiers brûlés sous l'aisselle et qu'agacent les pointes de seins, ces cheveux de toutes parts délayés dans des pirouettes, ces jacassements… nous y revoilà ! Et voici Samuel qui descend l'escalier, un peu lourd, voici son père qui s'effondre, béat, sur le divan et pose les mains sur son gilet de tricot. Dans cette bonbonnière pleine de berlingots acidulés, ces deux-là figurent assez bien les boules de gomme. Nous sommes chez le confiseur. Est-ce là ce fameux danger ? Serions-nous un imbécile ? En amour, l'héroïsme, c'est la fuite, disait Napoléon. Mais la référence de ce cocu manque d'autorité. Le danger, ce serait plutôt moi. Quel est donc ce curieux sentiment, venu d'une région inconnue de moi-même et qui rend ma gencive amère ? « Si c'est toi le danger, fous-moi le camp, car c'est pis. »

Nous ne ficherons pas le camp. Le général a goûté, regoûté… En avant pour la romance ! Entrons dans l'ère rose. Je dis l'ère, car elle va me sembler interminable, comme à tous ceux qui la traversent, cette période pourtant si brève où l'on est embarrassé de ses sentiments comme d'une caisse de porcelaine, où l'on est plus bête qu'une poésie de carte postale. Ere rose. L'ère du pêcher, des mignardises, des gentillesses à fleur de fleur. Moi, évidemment, je travaillerais plutôt à la manière des giboulées, par grandes secousses. Mais on se charge de ma rééducation.

— Viens déjeuner le premier janvier.

— C'est que, ma tante…

— Nous comptons sur toi, tranche Félicien Ladourd. Quant à la Santima, nous en reparlerons. De toute façon, je ne t'occuperai que deux ou trois heures par jour, l'après-midi. Il ne faut pas nuire à tes études.

C'est la première fois qu'il me tutoie, et je sais bien qu'il tutoie mon bleu de travail, qu'il entend ainsi m'honorer. Remercions.

— Entendu, mon oncle.

— Nous comptons sur toi, répète Micou, qui s'approche de la table, retrousse soigneusement sa robe de velours et s'assied sur sa combinaison blanche, ourlée au point cocotte.

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