J'en bavais. Chassé de l'avenue de l'Observatoire, mais nanti d'un petit viatique, je m'étais d'abord installé dans un hôtel borgne de la rue Galande, et, comme les vacances se terminaient, j'avais immédiatement pris mes nouvelles inscriptions. Puis, vite désargenté, je m'étais mis en chasse. Mon unique certificat (Je soussignée, Gabrielle Pomme, certifie avoir employé M. Jean Rezeau en qualité de valet de chambre du 6 mai au 26 octobre 1934) s'avéra plus dangereux qu'utile : un coup de téléphone est vite donné. Trois bureaux de placement, sans compter les services de l'Entr'aide, me furent ainsi fermés. Je n'insistai pas et me rabattis sur les petites annonces : Messieurs distingués, sans connaissances spéciales…, etc.
On sait ce que cela veut dire : on demande bons à tout et bons à rien. Voici « l'inspecteur général » qui vous reçoit dans un bureau du Neuvième, fort éloigné du palace de sa Maison mère. Il s'agit pour lui d'employer, c'est-à-dire d'exploiter quiconque, de presser le citron. Il s'agit pour vous, en fait, d'assurer votre famille et vos relations, toutes personnes qui se laisseront mieux faire que par un inconnu. Comme je n'ai ni relations ni famille à saturer de polices, je suis éliminé en un rien de temps par ma courbe de production.
Voilà des aspirateurs, des machines à laver, des batteurs de tapis. Telle maison offre un « stage » payé de huit jours à ses candidats vendeurs : chacun s'y rue. Pour huit jours, évidemment. « Rue Réaumur, murmure-t-on dans le cercle des bons à tout (qui finissent par se connaître et refiler les plus mauvais tuyaux, car la concurrence sévit par en bas plus cruellement que par en haut), rue Réaumur, on embauche des courtiers-releveurs de photos. » J'y cours. Je le sais d'avance, il s'agit d'une formule éculée, qui a eu ses beaux jours en 1930 et qui a inondé les campagnes d'agrandissements peinturlurés et de cadres de bois blanc doré. Nous essaierons d'en vendre, pendant une semaine, à de méfiants banlieusards qu'ont visités dix maisons rivales.
Ensuite nous sombrerons dans le porte-à-porte des produits d'entretien, dans la vente des « cuvées réservées » (réservées aux palais des chevaliers du Gâtevin), dans l'article de Paris « made in Germany ». Nous vendrons Holahée ; nous traverserons les boulevards en recommandant à tout venant de se précipiter chez Mme Sphingès, voyante scientifique, dont l'adresse s'étale en caractères rouges un mètre au-dessus de notre dos ; nous charrierons au petit galop, dès quatre heures du matin, des cageots de choux-fleurs entassés sur un diable des Halles, pousse-pousse pour affamés de race blanche…
Abrégeons. Pendant près de deux ans, je ferai cet introuvable n'importe-quoi offert à l'innombrable n'importe-qui. Je vivrai, comme tant d'autres, dans la hantise des cent francs que coûtent mes trente mètres carrés de papier à punaises, voire des cent sous nécessaires à l'achat du ticket rose (repas sans viande) de la Famille Nouvelle. Excellent antidote contre la vanité. Il n'y a là ni de quoi se vanter, ni de quoi se plaindre. Grâce à Mme Rezeau, nous sommes entraînés, nous savons nous passer de feu, de vin, de longs menus, de couvertures épaisses, de chaussures neuves, de linge propre et autres futilités. Je dis : nous, car je ne suis pas seul. Dix mille camarades jouent aux clochards. C'est l'époque où le ministre des P. T. T., magnanime, embauche « sans examen préalable », en qualité de manipulants, les agrégés de philosophie et les licenciés ès lettres, que leur titre semble qualifier pour le triage. Cependant, je poursuis mon programme, je veille sur des livres coûteux, j'entends bien obtenir finalement l'un de ces diplômes qui jonchent les rues comme les papiers gras et n'ont pas même, comme ceux-ci, enveloppé quelque pâté.
— Vous devriez, me propose l'un de mes professeurs, solliciter une bourse ou chercher à vous faire admettre à la Cité universitaire. Je vous appuierai.
Je ne tiens pas tellement à la bourse, ni à la Cité. J'étudie, mais je ne suis guère un étudiant. Au surplus, l'autorisation paternelle — je suis toujours mineur — me fait constamment défaut. Serait-elle inutile que ces démarches ne sauraient aboutir : l'enquête conclurait à la solvabilité de ma famille. Mon origine se retourne contre moi. Je ne suis pas pauvre : je suis un démuni, pour ne pas dire un déclassé. On ne s'inquiète pas des gens inquiétants.
On ne s'inquiète pas… Ingratitude noire ! On s'inquiète de moi quelque part. La police interroge régulièrement mon hôtelier qui, par bonheur, en a vu d'autres et se contente de me souffler dans l'oreille, de temps en temps : « Ils sont encore passés, aujourd'hui. » Le quartier ne manque pas de jupes, qui, elles aussi, s'intéressent parfois à ma jeunesse. Ne citons personne, sauf la dernière en date : Antoinette. Je ne nie point que si vingt métiers font la misère, vingt aventures font la solitude. Mais n'oublions pas ma voisine de palier : Paule, une copine. Une copine de draps, au besoin, mais seulement en cas de besoin. Une « amie » qui est restée une amie, sans guillemets. Une muse froide, et ceci ne saurait étonner de la part d'une fille qui porte le prénom glacé de ma mère.
Pôle sud, toutefois, si ma mère est ce pôle nord qui affole toujours ma boussole. Mme Leconidec, selon sa carte d'identité qui précise : yeux noirs, cheveux noirs, visage rond, nez rectiligne, teint olivâtre. Née d'un capitaine au long cours et d'une métisse brésilienne. J'ajoute : ancienne étudiante en médecine dont la carrière semble avoir été stoppée par des caprices sentimentaux et qui, faute de mieux, s'est rabattue plus tard sur un diplôme d'infirmière.
Aujourd'hui, Paule Leconidec, qui est employée dans une clinique privée et travaille de nuit un jour sur trois, est en train de se coucher. Elle vient de m'appeler à travers la porte et je me suis levé d'un bond, car je ne peux rater cette occasion de déjeuner. A la clinique, Paule est nourrie (merveilleux adjectif !) et en profite pour me ramener de temps en temps quelque reste de jambon, une pomme ou des haricots cuits dans un petit pot de camp : victuailles chipées, assure-t-elle, mais probablement prélevées sur sa portion.
Tandis que je vide rapidement le pot de camp, sans remercier, Paule se déshabille devant moi. Elle ne se retourne même pas. Cette impudeur n'a rien de provocant ni de calculé. Si je voulais coucher avec elle, je n'aurais qu'à le lui demander : elle me rendrait ce service, comme beaucoup d'autres. J'ai fait sa connaissance le jour même de mon arrivée à l'hôtel : le gérant avait par mégarde mis son broc dans ma chambre. Le lendemain, elle m'enseignait le truc (deux épingles fichées à travers les fils) pour obvier à la douille de sécurité, qui empêche les locataires de brancher un réchaud clandestin à la place de l'ampoule. Puis nous nous sommes rencontrés quotidiennement. Moi, le farouche, j'en suis venu à lui raconter mes petites histoires ; je lui ai beaucoup parlé de Micou, qu'il faut renier, et un peu de ma mère, que je ne renie point. Pendant deux mois, sa gentillesse m'a tenu à distance. J'avais pourtant envie d'elle, bien qu'elle ne soit plus très fraîche et parce qu'elle semblait difficile. Puis, brusquement, j'ai cessé d'en avoir envie, le jour où je l'ai entendue me dire. d'une voix calme, alors que je venais de l'embrasser à l'improviste :
— Excuse-moi, j'oubliais que tu as vingt ans. Si ça te gêne vraiment, viens ce soir dans ma chambre. Ce soir et demain et après-demain… enfin, jusqu'à ce que nous soyons débarrassés de cette histoire. Après, nous serons tranquilles.
Je la rejoignis dans sa chambre, évidemment. Par acquit de conscience, j'allais dire : par politesse. Elle m'y reçut avec l'entrain que la bonne volonté peut tirer d'une longue science, et je lui fis honneur à la manière des jeunes critiques qui applaudissent la centième d'une pièce ennuyeuse. Les bontés, qui ne sont plus que de la bonté, sont un triste accident du désir. Huit jours plus tard, je m'intéressais — pour huit autres jours — à une certaine Gisèle, barmaid chez Rouzier. Paule n'en parut pas vexée. Elle affichait même de la satisfaction, une satisfaction modérée, comparable à celle du première classe qui coupe aux responsabilités et aux avantages du galon de caporal.
— Tu vois, disait-elle, tu ne me désirais même pas ; tu désirais seulement que je te cède. C'est un sentiment dont il faudra te méfier, en amour, si tu ne veux pas continuer à faire des dégâts.
Depuis lors, Paule s'est mise à me parler des hommes avec une indulgente animosité. Encore qu'elle ne livre rien de son passé et soit officiellement divorcée d'un lieutenant de vaisseau, c'est une ancienne polyandre, comme dirait un professeur de sociologie. Elle a dû avoir beaucoup d'aventures, elle ne les évite pas tout à fait, mais ne les cherche plus. Il n'y a rien à vaincre chez elle, même pas la lassitude. Voilà qui, pour moi, la rend asexuée (encore que de temps en temps, je l'avoue, je passe la nuit dans sa chambre). Parler des femmes, au pluriel présent, semble normal chez un jeune homme : mais parler des hommes au pluriel passé déprécie une femme plus sûrement que la ménopause.
Paule achève de se déshabiller sans troubler mon hargneux silence. Comme on enlève un dentier, elle retire de son doigt et pose sur la table de nuit son solitaire, vestige (de quelles splendeurs, de quelles amours passées ?) jalousement conservé et dont les feux offensent l'éclat pauvre de ses yeux. Puis elle range son linge sur le dossier de la chaise et saute enfin dans son lit dont un ressort vibre longuement. D'un geste sec, je lui ai jeté mes couvertures, puisque nous ne dormons pas à la même heure aujourd'hui. Elle se couche sur le ventre, secoue la tête pour s'installer au milieu de ses admirables cheveux noirs (faufilés de blancs) et murmure en bâillant :
— Tu fais une drôle de lippe, ce matin. Pourquoi n'es-tu pas allé aux Halles ?
— Je n'avais pas de quoi louer mon diable. Mais j'ai vu qu'on demandait des laveurs de carreaux, dans L'Intran.
— A tes souhaits ! Il fait moins six.
Je ne le sais que trop. Depuis cinq minutes, la neige floconne de travers, commence à ouatiner l'appui de la fenêtre.
— Edelweiss effeuillés aux kermesses des anges, cite la jeune femme. Ce que la poésie peut être confortable !… J'essaie toujours de te faire entrer à la clinique comme auxiliaire. Avec un service midi-huit, tu pourrais aller aux cours le matin et potasser le soir, de neuf à onze ; tu serais sûr de faire au moins un repas chaud tous les jours… A part ça, rien de neuf ?
L'espoir fait saliver ma dent creuse. Depuis quelque temps, je suis moins certain qu'un tel souci soit indigne de m'intéresser. Je ravale cette salive et je grogne :
— Pas grand-chose. J'ai rendez-vous avec une certaine Suzanne, la fille du cordonnier de la rue Saint-Séverin. Ça ne marche plus du tout avec Antoinette. Je m'en fous, tu sais, mais je crois bien que je suis cocu.
Paule écarte une mèche et relève le nez.
— C'est donc ça !
Puis elle pouffe.
— Excellente école ! Tu disposeras moins des autres quand on aura quelquefois disposé de toi.
— Il y a aussi les flics de Madame qui sont repassés hier soir. La vieille est tenace. Je ne comprends pas pourquoi elle tient tant à ses renseignements et ne me réserve pas d'autres vacheries.
— Celles que tu te réserves à toi-même lui semblent sans doute suffisantes.
Paule replonge sous les draps. Sa voix devient aigre, en traversant la toile de coton.
— Tu m'ennuies, avec ta mère ! L'humanité est capable de tout, mais j'ai tout de même passé l'âge de croire aux ogres et aux ogresses. Laisse-moi dormir, Petit Poucet !
— Dors donc, idiote !
Rezeau cadet, les cheveux ébouriffés, le menton en bataille, s'est dressé sur ses talons. Quelle est donc cette fille, qui lui veut du bien, si sottement, qui ose toucher à ses mythes, à ses raisons de vivre et de combattre ? Paule se retourne du côté de la cloison en soupirant :
— Il y a des moments où tu découragerais une sainte.
Le Petit Poucet se retire, furieux. Pour parcourir ce long chemin qui nous sépare de la compréhension de nos plus intimes amis, il n'existe pas de bottes de sept lieues. Ce n'est pas la première fois que je m'en aperçois : on ne m'écoute jamais qu'à moitié quand je parle de ma mère. Même chez une Paule Leconidec, revenue de tout, rien qui ne s'effarouche mieux que ce mélange secret d'arbres de Noël, de petits Jésus, de petites gifles, de cajoleries, de tartines quotidiennes et de tartes dominicales, précieux trésor de souvenirs entassé sous les épluchures de la vie au fond des pires poubelles. En déchirant mon enfance, je touche à celle des autres. Comme l'âge d'or, dont on prétend qu'il se trouve derrière nous, le paradis se confond avec les limbes. L'enfance abandonnée : crime impensable, exagération de plumitifs ! Ne nous étonnons plus qu'il ait fallu cent ans pour supprimer ces maisons peuplées de petits monstres qui n'étaient point aimés. A-t-on idée de ne pas se faire aimer, de mettre ainsi en cause les tendresses gratuites de tous ceux qui ont eu le mérite d'y réussir ? L'indignation a toujours facilement sombré dans l'incrédulité. « Rentrez ce moignon ! » crie-t-on d'abord. Et ensuite : « Que me chantez-vous ? Ce n'est pas un moignon. Petit Poucet, petit douillet, c'est un bobo de rien du tout ! »
J'ai ouvert ma fenêtre et je songe à mes bobos, les coudes sur la barre d'appui. Ma colère tombe. Entier, je suis bien entier. Dur et plein, également. Je ne m'ennuie pas non plus, je n'ai pas le temps de me payer ce luxe. Que me manque-t-il donc ? Deviendrais-je romantique ?
En bas, dans la rue, voici de vraies victimes. La putain du 50 est déjà sortie et promène ses yeux fendus, ombragés de noir, mouillés comme un sexe, ses yeux qui ont des regards en forme de doigts pour accrocher le passant. Vêtu d'un droguet d'asile, qui bâille de partout et où brillent les boutons métalliques des braguettes administratives, Tave trottine dans la neige : je le connais, ce vieux tatoué, dont les mains, le front et le cou sont couverts d'inscriptions bleuâtres, d'injures indélébiles qui n'ont rien à voir avec le véritable texte de son âme et sont les surcharges de cette peau, de ce palimpseste. Aujourd'hui, la mère Mobe s'est levée trop tard et fouille vainement dans les poubelles, déjà rançonnées, traînant son sac de jute raccommodé à la ficelle, son fichu de serpillière et ses cheveux coagulés à la mode des très anciennes toiles d'araignée. Comme tous les matins à l'heure du cabas, un accordéon d'aveugle trépigne dans l'aigu et dégringole dans le grave. Mais voici le pire : cet étroit visage de rat, cet enfant d'égout, ce petit huitième ou douzième nourri de raclées et vêtu de courants d'air, qui s'avance sur un reste de galoche en grignotant des yeux l'étalage des épiceries. Dénonciation totale ! Que valent ici les plaintes et la révolte d'un Brasse-Bouillon, gosse mal aimé, mais non martyr, qui figura tout de même au carnet rose du Petit Courrier, qui fut tout de même logé, nourri, instruit, préparé pour ses revanches, épargné par le sordide ? Je peux fermer la fenêtre. Je me sens moins intéressant. Je n'irai pas m'excuser auprès de Paule, tel n'est pas le genre de la maison. Mais convenons-en : elle n'a pas tout à fait tort.