XXXI

Nous y voilà, tout brûlants, tout excités, diables dans la braise. Il s'agit d'une vieille braise, sur quoi s'efforce le soufflet usé de ma rancune. Mais l'on sait que les derniers tisons sont toujours prodigues d'étincelles.

Nous sommes descendus à Soledot, très franchement, en choisissant toutefois le train du soir. Évitant le village, nous avons pris ce raccourci discret qu'offre le chemin de la Croix-Rabault et nous avons pénétré dans le parc à la hauteur du barrage de l'Ommée. Dans le parc… c'est une façon de parler, il n'y a plus de parc, il n'y a plus qu'un immense chantier d'abattage. Fred m'avait dit qu'une équipe de bûcherons saccageait la futaie. Depuis un mois, la douairière a fait du beau travail ! De tous côtés s'allongent les chênes, les tulipiers, les platanes, les cèdres, les ormes, arbres pour la plupart centenaires, plantés par des générations de Rezeau et qui portaient presque tous un nom : celui d'un aïeul ou celui d'un saint, parfois les deux. On y accrochait de petites niches et des bouquets craonnais, au temps des Rogations. Seule, une Pluvignec pouvait ordonner ce massacre.

— Prudence et rapacité, s'exclame Fred. On réalise les titres végétaux. Si nous obtenons gain de cause, les bois seront toujours vendus. La vieille appelle ça : « Sauver le patrimoine ! »

Mon frère peut protester : je comprends ma mère. Moi aussi, je serais capable de tout saccager, d'adopter cette politique de la terre brûlée. La moitié de ces cadavres portent les V. F. rituels, et j'approuve soudain la disparition de ces symboles périmés. Mais je ne retiendrai pas un cri de rage en contemplant un dernier tronc, déjà ébranché, prêt pour le fardier et couché parmi un fouillis de copeaux, d'aiguilles et de déchets d'écorce : celui-ci est mon isoloir, celui-ci est mon taxaudier, tombé de plus de vingt-cinq mètres de hauteur en travers de la pelouse. Merci, ma mère ! Vous me rendez service, vous offrez à mon humeur défaillante une convenable provocation. Je marche d'un pas plus sec, tandis que Fred devient au contraire circonspect, lorgne les buissons, n'avance plus que dans mon sillage.

— Il faudrait peut-être attendre la nuit, souffle-t-il. Barbelivien rôde souvent de ce côté-ci, au crépuscule.

Aucune importance. Cette maison est celle de mon père, dont je suis l'héritier naturel. Je suis chez moi. Même en présence de Marcel, même en présence de la Veuve, j'entrerais maintenant de vive force. Je suis lancé et, quand je suis lancé, je ne sais pas m'arrêter facilement.

— Donne-moi la clef.

Fred s'exécute. Il est redevenu le peu brillant second, l'aîné de pacotille, qui renifle à petits coups son inquiétude. La clef tourne dans la serrure et je ne fais rien pour l'empêcher de grincer. J'entre dans la serre en tapant des pieds, carrément. Si quelque paysan, aux aguets derrière une haie, a pu nous apercevoir, tant de sans-gêne doit lui faire croire que je vais arroser les bégonias en train de crever de soif dans leurs potiches de porcelaine fêlée. Du premier coup d'œil, je dénombre une dizaine de larges toiles d'araignées où s'est déposée une vieille poussière. La chaleur et l'orage ont fendu les carreaux de la verrière. Des gourmands de glycine se faufilent par tous les interstices et s'allongent démesurément, au petit bonheur.

Ceci n'est rien encore. Dans la salle à manger nous attend un spectacle bien plus pénible. Les peintures s'écaillent, les boiseries vermoulues s'effritent, les grands flambeaux d'argent, la coupe monumentale qui ornait la cheminée, les landiers de fer forgé, les étains, tout a disparu. Seuls, restent en place les gros meubles, ternis par l'humidité et dont la masse brunâtre tranche sur les murs nus. Car les tapisseries, orgueil des Rezeau, les verdures, le « Perroquet bleu », la « Cassette de Pâris », « Amour et Psyché » ont aussi disparu. On ne voit plus que la trace des clous qui tenaient les lattes de support, et de grands chiffres, tracés au fusain, numérotent les panneaux.

— Le soleil est sur l'Amour ! ricane Fred.


Le soleil, en effet, devrait être sur l'Amour : nous sommes aux jours les plus longs de l'année et le crépuscule nous envoie de biais ce rarissime rayon qu'une tradition antérieure au règne de Folcoche honorait d'un baiser de paix. 0 dérision ! Je retrouve cet étrange accord, cette singulière satisfaction : il est logique, il est normal qu'Amour et Psyché aient émigré de cette maison.

— Nos tapis ! Nos bergères ! s'indigne mon frère, qui vient d'ouvrir la porte de communication avec le salon.

Fred dit nos pour mes. Possessif parfaitement inutile : tapis et bergères restent introuvables. Nous ferons des constatations analogues dans toute la maison. Tout ce qui présentait quelque valeur s'est envolé, Dieu sait où ! Quelque grange de ferme craonnaise abrite sans doute ces trésors moisis. Dans la bibliothèque, il n'y a plus un livre. Dans la grande galerie, les armes ont quitté leur râtelier, mais les ancêtres sont toujours là, navrés de n'avoir aucune valeur marchande. La cuisine a perdu ses cuivres, et nous ne découvrirons dans le buffet que les reliefs du sordide appétit de notre mère : un reste de bouillie grumeleuse, trois feuilles de salade confite et un quignon de gros pain, dur comme la glaise recuite de septembre. Il y a aussi, dans la huche, un sac de haricots, que Fred éventre et dont le contenu s'éparpille sur le carreau. N'oublions pas la bonbonne de vinaigre, où nage une mère vireuse et plantureuse comme un poumon. Le vinaigre est le seul luxe de Mme Rezeau, dont l'estomac aime les décapants. Fred saisit un balai et le plante dans la bonbonne, en guise de bouquet. C'est moi maintenant qui ne cache plus mon appréhension : mon frère est déchaîné comme une troupe en retraite. Si je ne m'interposais, il se laisserait aller à ce vandalisme des faibles et des vaincus.

Mais je l'entraîne du côté du pavillon. Je grimpe l'escalier qui conduit au Saint des Saints : la chambre de nos parents, et l'enthousiasme de Fred tombe d'un seul coup, au moment où j'ouvre la porte. La terrible présence est encore assez forte pour lui en imposer. Il frissonne. Il chuchote :

— Te souviens-tu ?

Certes, je me souviens ! La nuit tombe, qui sent l'air corrompu, la bougie molle, l'eau de gouttière croupie. La nuit tombe, traversée par le vol froid des chauves-souris, tandis que se précise le morse des rainettes et que retentit le premier ricanement de la hulotte. Il y a dix ans, je venais ainsi, sur mes pieds nus, m'accroupir sous cette porte pour surprendre l'aigre dialogue de mes parents, qui s'interpellaient par-dessus la ruelle séparant leurs lits jumeaux. Allons, entrons vite, l'armoire anglaise est là, massive et, bien entendu, fermée à double tour. Dans l'ombre, luit cette glace devant laquelle se rasait notre père.

— Je tire les rideaux… Toi, Fred, allume la lampe Pigeon qui doit se trouver sur la table de nuit.


Nous savons ouvrir une armoire, depuis l'époque de la cleftomanie ! Une fois retourné, le crochet qui traîne sur la coiffeuse fera l'affaire. Si ma main tremble un peu, c'est parce que ce crochet est celui dont M. Rezeau se servait pour mettre ses bottines à boutons… Je sens son regard qui me perce le dos, car il est là, sur le mur, toque en tête et rabat sous le menton, la moustache déployée, toute une ferraille exotique épinglée à la simarre rouge des professeurs de Droit, tel enfin que le perpétue son portrait. Un léger déclic annonce le retrait du petit pêne, et je me retourne, victorieux et confus. « J'ai vécu vingt ans dans cette chambre, semblent dire les yeux de M. Rezeau, et je n'ai jamais ouvert cette armoire. » Fred suit mon regard et grogne :

— Tu sais, mon vieux, ce n'est pas l'heure de faire du sentiment.

La lampe Pigeon fait brasiller ses yeux de chacal et met en vedette les ongles trop longs de cette main qui s'allonge, impatiente, vers l'intérieur de l'armoire. Je le sais bien, si ce petit chacal avait pu s'arranger avec ma mère, si elle n'avait spolié que moi, il aboierait de toutes ses forces à mes chausses. Il m'aime, celui-là, précisément comme le chacal aime la panthère : pour les charognes qu'elle lui abandonne. Laissons-le faire, laissons-le s'acharner sur les tiroirs dont les secrets ont une insoutenable odeur d'entrailles.

— Je ne vois pas les bijoux, grince mon frère, désolé.

Je m'y attendais. Les bijoux ne rapportent rien. Madame Veuve, qui n'en use guère, a dû en liquider la plus grande partie pour se faire des rentes. Voici tout de même un serpent de platine aux yeux de saphir, que sa propriétaire a sans doute conservé par sympathie raciale, et que Fred met dans sa poche avec empressement. Hormis son alliance et sa bague de fiançailles, notre mère semble n'avoir rien conservé d'autre. Il ne reste qu'un tiroir, fermé à clef. Sans attendre que je le crochète, Fred retire le tiroir de dessus et passe la main par l'ouverture. La main ramène d'abord un cahier de moleskine noire, tandis que mon frère annonce, déçu :

— Peuh ! les comptes de la vieille, probablement.

La prise est pourtant excellente. Il s'agit d'un répertoire où sont consignés, mois par mois, tous les titres dont les coupons arrivent à échéance. Nous connaîtrons ainsi la liste exacte des valeurs de la famille.

— Des lettres !

Mme Rezeau est une femme d'ordre : toutes ces lettres sont ficelées par petits paquets, étiquetées. Nous éplucherons cela plus tard.

— Un portefeuille !

Fred a détaché les syllabes avec passion. Mais son intérêt fait très vite place au dépit. Le portefeuille ne contient que des photos. Des photos du seul Marcel, du « frère de Chine », Marcel à six mois, nous confie l'écriture cunéiforme, chevauchant au verso. Marcel. Changhaï, 12 juin 1920. Marcel encore, 17 mai 1921, à bord du Porthos. Marcel toujours, debout à côté de sa mère. Il s'agit d'une photo tronquée, il s'agit de notre unique photo de groupe : les ciseaux sont intervenus et nous ont guillotinés. Admirons enfin cette dernière épreuve, toute récente, qui a peut-être quinze jours : Marcel en sous-lieutenant.

— Presque attendrissant, dit Fred. Tu y comprends quelque chose, toi ? Elle l'a toujours un peu préféré. Pourtant, quand nous étions gosses, elle le traitait à peine mieux que nous.

A peine mieux que nous… Mieux, quand même. Mon frère est seulement étonné. Moi, je suis atterré. J'ai l'impression de respirer de l'ouate. Ce que j'ai pu être idiot ! J'entends encore mes rodomontades : « Tu ne pourras rien penser, ma mère, que je ne devine très vite », ou encore : « Si ma mère a des antennes, j'en ai aussi… » Courtes, les antennes ! Je croyais jadis qu'« elle se servait de Cropette sans l'aimer », qu'elle lui accordait les menues faveurs de la trahison. Elle ne se servait pas de lui, elle le servait. Elle l'aimait et, qui pis est, elle l'aimait tel qu'il était, indigne d'un tel choix. Cette combattante avait des complaisances pour ce soumis ; le beau monstre préférait ce bésiclard studieux, froid et calculateur. Étrange découverte qui éveille en moi une jalousie inattendue ! La vipère avait du sang chaud. Ses fureurs étaient en partie calculées. Son attitude a été sans doute une politique, que je n'ai pas comprise. Une tardive intuition me traverse, de part en part. Ne m'expliquez pas, ne m'expliquez rien… Je le saurai toujours trop tôt. Ah ! nous avons réussi ! Même si cet amas de papiers ne contient rien de plus intéressant — et je parierais bien le contraire — nous n'avons pas fait chou blanc !

Mon frère peut continuer à fouiller… Que fais-je ici, enrôlé sous sa bannière ? Voyez le beau merle qui, faute de mieux, découvre encore une boîte de fer-blanc bourrée de coupures — moins de dix mille francs — et qui remplit ses poches en gloussant de plaisir ! C'est à peine si je pourrai sourire, lorsque, s'emparant d'un flacon d'iode et d'un de ces tortillons de papier dont grand'mère faisait des bouquets (et qui servent à allumer les lampes à pétrole dans les vieilles maisons craonnaises dépourvues d'électricité), Fred peindra sur la porte, en s'esclaffant, cette épitaphe anthume :

Ci-gît Folcoche.

Sa mort

sera le premier acte agréable

de sa vie.

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