Je suis toujours celui qui n'a eu d'intimité qu'avec lui-même.
Vous le savez, je n'ai pas eu de mère, je n'ai eu qu'une Folcoche. Mais taisons ce terrible sobriquet dont nous avons perdu l'usage et disons : je n'ai pas eu de véritable famille et la haine a été pour moi ce que l'amour est pour d'autres. La haine ? Est-ce bien sûr ? Disons plutôt : je connais un petit garçon, je connais un adolescent qui forçait son talent et qui jouait au noir au temps de la Bibliothèque rose. Les enfants ne choisissent pas les jeux qu'on leur donne ; ils y jouent seulement avec plus ou moins d'entrain.
Je suis toujours, à dix-huit ans, celui qui n'a eu d'intimité qu'avec lui-même : les combattants n'en ont pas d'autre. Durant sept ans, les miens n'ont été pour moi que des commensaux, partagés en deux factions rivales. Depuis notre séparation, mes années de collège m'ont bien fourni l'occasion d'accrocher quelques bienveillances, jamais aucune amitié. Les profs, les pions, les copains, ça va, ça change, ça disparaît sans qu'on s'y attende. On a le temps de les connaître, parfois celui de les détester, rarement celui de s'y attacher. Au surplus, dans les institutions religieuses, les amitiés sont toujours soupçonnées d'être particulières. Une fois seulement, en rhétorique, je m'étais lié avec un certain Cyrille, fils d'un colon russe de Madagascar. Il partageait avec moi et cinq ou six camarades le sort peu enviable de l'internat de vacances. Sa désolation, blonde et suave, m'avait ému. Mais à la rentrée je réintégrai la division des grands et lui, celle des moyens. Il m'envoya bien quatre billets par le garçon de réfectoire, mais le cinquième fut intercepté par le préfet de discipline qui, flairant la petite cochonnerie, flanqua Cyrille au cachot et l'interrogea longuement pour savoir quelles marques d'affection je lui avais éventuellement prodiguées. Cette histoire me rendit suspect et me valut le privilège de coucher désormais près de l'alcôve du surveillant de dortoir. Elle me valut surtout la méfiance des jeunes esseulés.
Je n'en souffris guère : j'ai le cœur ainsi fait qu'il pratique mal la politique des vases communicants. Je ne protestai même pas. Certes, je n'ai jamais été un lys, tout droit et tout blanc jailli du cœur de son bulbe, comme ceux qui encombrent les bras de saint Joseph, plâtre peint, numéro 196 du catalogue de la Santirna. Mais je déteste les corindons, au même titre que la fausse monnaie, et ce n'était pas une mince ironie que de jouir, moi, de cette réputation au milieu d'une armée de petits branleurs qui s'en allaient communier tous les dimanches. Bien entendu, j'avais mes perversions : du moins étaient-elles authentiques. Les rares occasions que j'ai eues de sauter le mur avec quelque argent en poche furent exploitées du côté de la rue de Chartres, toujours arpentée par quelques dodues Bretonnes. D'autre part j'avais mon roman de tête, je veux dire : un rêve organisé, bien construit, bien enchaîné, interminable comme ces films à épisodes où renaissent miraculeusement d'increvables héros. Très longtemps, pour ce motif, je pus dédaigner les lectures qui sont l'imagination d'autrui. Quels contes pouvaient rivaliser avec ceux que je me récitais à moi-même, dans ma langue, et dont j'étais à la fois l'auteur et l'acteur ? Ce fut d'abord une véritable épopée, genre « Aventures. d'un gamin de Paris » (en relation directe avec mes connaissances géographiques). Puis la maison d'édition de mes rêves changea de sujets. Je me tirai des côtes une série de petites Eve malpropres. Elles ont un nom générique : les Madeleine, nullement en raison de la réputation professionnelle de la sainte, mais en souvenir d'une véritable Madeleine, cette petite vachère à qui mes quinze ans avaient fait l'honneur de quelques séances d'à-plat-dos-mignonne dans les bois de La Belle Angerie. Les Madeleine, je m'en vante, ne m'amenèrent point à ce que les sociologues appellent poétiquement : « l'onanisme pour la succube ». Elles trouvaient d'ailleurs, toujours en moi, leur contre-partie : Jeanne, c'est-à-dire l'intouchable, mon respectable féminin. Jeanne, Madeleine… thèmes éternels, fort peu originaux, immiscibles comme l'huile de foie de morue et l'eau bénite.
En toutes choses, ainsi, j'étais manichéen. Blanc et noir. Je contre moi. Fiction, bien sûr, et comédie ! Amusements d'un gamin solitaire qui n'a plus l'occasion de se rendre intéressant aux yeux de ses « ennemis » et cherche à se rendre intéressant à ses propres yeux. Mais aussi tendance naturelle à décomposer tout ce qui est binaire, à trouver en toute paire non l'association mais le duel, à faire de la vie une partie de main plate, au besoin droite contre gauche, soi contre soi. Hypocrisie des contraires, équilibre instable en forme de balance — dont on peut fausser les poids, — corbeau et colombe, cynisme et candeur, agressivement bec à bec sur le même perchoir… Je trouve en moi le meilleur argument contre cette philosophie, d'ailleurs hérétique, qui représente l'homme comme naturellement bon.
Je ne me flatte pas en ce moment, je le sais. Je suis en veine de confession, encore que j'aie depuis longtemps oublié le chemin qui conduit au petit volet tiré dans l'ombre par l'aumônier arthritique. Je n'aime pas tellement la franchise, mais il m'arrive d'aimer l'étalage, et en cela je suis bien de mon siècle. Je ne déteste pas non plus la complication. Je ne suis pas simple. J'ai toujours pensé que la simplicité (et ce siècle le pense aussi) était proche parente de la pauvreté d'esprit. Beati pauperes spiritu… fi donc ! C'est une pauvreté dont nul n'a jamais fait vœu. La seule insoutenable parmi les quatre calamités qui font les hommes pauvres d'esprit, pauvres d'argent, pauvres de chair ou pauvres de cœur.
Pauvre de cœur… voilà pourtant la vraie, la pire misère. La pire, parce que la plus tenace : la volonté permet de cultiver son esprit, d'acquérir de l'argent, de soigner son corps. Elle est bien moins efficace contre la misère des sentiments, surtout quand celle-ci est héréditaire.
Je songe à trois hérédos. A mon frère, Fred, dit Chiffe, pauvre caractère de plomb, fondu, coulé une fois pour toutes dans la lingotière de l'apathie. A Marcel, dit Cropette, lent et secret, pâle protégé de Madame Mère. A ce petit braillard de Brasse-Bouillon, qui prétendait avoir choisi la révolte.
Quelle révolte ? Celle qui court le long de votre vie comme le feu le long d'un cordon Bickford, qui ne sait allumer que des coups de tête, de pauvres et bruyants pétards ? Ou celle qui fait sauter le dynamiteur et le dynamité ? Ou encore celle qui se contient et devient la meilleure auxiliaire de la justice ? On ne se révolte pas seulement contre des êtres, mais contre tous ceux qui leur ressemblent, contre les idées qui les soutiennent. On ne se révolte jamais complètement quand on n'a point cessé de se révolter pour son propre compte et surtout quand on ne s'est point révolté contre soi-même. Mais ceci, dès lors, comme dirait l'autre, devient une révolution.