Félicien avait tenu sa promesse et j'étais entré à la Santima, où je travaillais trois heures par jour, l'après-midi, passant de la comptabilité à la fabrication, du service des fournitures au secrétariat. « L'oncle » s'était chargé d'avertir mon père et avait pris soin de le faire par téléphone, afin d'atteindre M. Rezeau à Segré, dans son cabinet, c'est-à-dire loin de son mentor.
— Hum… bonne idée !… s'était contenté de répondre notre substitut.
Évidemment Mme Rezeau avait essayé de contre-attaquer en inspirant ce mot qui me parvint le surlendemain :
Mon pauvre enfant, tu te disperses, comme toujours. Nous voulons bien t'autoriser à gratter du papier à la Santima, parce que tu vas y toucher quelque argent. Mais tu t'habilleras désormais à tes frais et tu enverras le reste de tes gains à ta mère, pour qu'elle te constitue une cagnotte.
J'avais décidé aussitôt qu'il n'y aurait jamais de « reste », et mes parents, incapables de contrôler, n'avaient pas insisté. Depuis deux mois un agréable silence régnait du côté de La Belle Angerie. Invité rue du Pré-Pigeon, pour le jour de l'An (Micou, au nom de tous, m'offrit un portefeuille), j'y étais retourné le dimanche suivant et, d'octave en octave, presque tous les dimanches. J'avais mon rond de serviette attitré chez les Ladourd comme chez la mère Polin. Celle-ci, malgré les chèques et les recommandations familiales, me devenait de plus en plus favorable et, pour me le prouver, m'accablait de confidences et de conseils. Ce qu'elle appelait « mon idylle » l'excitait au moins autant que les événements du six février.
— Je vous l'avais bien dit, répétait-elle à chaque dîner, que cette affaire Stavisky amènerait un coup de balai général. Les braves gens !… Un peu de macaroni… Si, reprenez du macaroni… Ah ! la répugnante république !
Une main sur l'estomac et l'autre esquissant un pince-nez, elle reniflait son écœurement. Puis la première main remontait soudain de l'épigastre vers le cœur.
— A propos, reprenait la mère Polin, qui avait, comme Fred, le génie du coq-à-l'âne, où en sont nos petites affaires ? J'ai encore rencontré Michelle, ce matin. La jolie fille, vraiment, la jolie fille !
Sa tête jaillissait, à bout de cou, hors de la guimpe, engageante et pathétique. Je fronçais les sourcils, je répétais vainement :
— Chut ! Si ma mère…
Et Mme Polin m'approuvait, récitait une litanie de « chut », posait l'index sur un discret cul de poule. Mais cinq minutes plus tard, comme je dévalais l'escalier, elle se penchait sur la rampe et me confiait, à tue-tête :
— Une jolie fille et aussi une bonne fille, vous savez ! Ne gâchez pas votre chance.
Une jolie fille, bien sûr. Une bonne fille, d'accord. Mais une chance… je n'en étais pas certain. Je n'étais en tout cas pas tellement satisfait de cette chance ou de la façon dont je l'exploitais. Je débitais des fadaises à longueur de dimanche, sans m'approuver et surtout sans y croire. Une fois refermée la porte des Ladourd, je me trouvais aussitôt ridicule, mais je n'avais qu'une hâte, c'était de repasser cette porte. Il faut dire que je réussissais vraiment dans le genre acidulé que ne détestent pas les jeunes filles. J'asticotais, je harcelais Micou. Mes attentions conservaient la forme de fléchettes. Fallait-il jouer au jeu de séries (K, cas, carat, carabe, carabin, carabine, carabinée) qui faisait fureur rue du Pré-Pigeon ? J'attendais mon tour, en bâillant, et proposais négligemment l'M pour empoisonner Micou, assise à ma droite et qui suçait désespérément son crayon sans parvenir à éviter le dérivé. Allions-nous à la piscine ? Elle y buvait tasse sur tasse. Je ne lui épargnais aucune des gentillesses pointues de ma génération, qui a horreur de passer pour galante et qui caresse à rebrousse-poil. Je ne lui épargnais même pas, et surtout pas, mes humeurs, ni mes silences. Il est vrai que les silences, ma mère me l'a enseigné, sont prodigieusement éloquents. Des silences, j'en connaissais tout un lexique.
En somme, j'étais ravi et je n'étais pas content. Dans mon enfance, il ne m'était jamais arrivé d'être ravi, il me suffisait d'être content de moi. Certes, je me rétractais encore sous la bénédiction des sourires entendus, mais je perdais de mon intransigeance, de ma sauvagerie. Quelquefois, campé devant le fichier général de la Santima et révisant article par article l'incroyable variété de vierges ou de saints qui soutiennent le tourisme pèlerin, je songeais que Micou était la fille d'un marchand du Temple et que les vertus familiales des Ladourd avaient leurs cours à la mercuriale des grâces. Néanmoins, le dimanche suivant, pour faire plaisir à la tribu, j'allais m'agenouiller avec elle devant des plâtres qui avaient été pour Félicien un simple élément comptable. Debout, les bras croisés, les jambes agacées, je laissais la petite dévider son chapelet de nacre.
— L'évangile du jour, page 146 ! chuchotaient les sœurs, entre elles.
Et Micou poussait son paroissien de mon côté pour que je puisse lire avec elle. J'y jetais les yeux, mais mon regard remontait très vite vers son décolleté qui laissait voir des salières creuses, où était tombé le poivre de menus grains de beauté. Ce poivre commençait à me brûler les yeux.