XXVI

L'heure est fragile, le petit jour fait tinter ses poubelles et s'étonne de trouver sur la descente de lit un excès de lingerie rose, aussi insolite que cet excès de douceur au fond de moi. Je n'ose me lever, car je n'ai plus que ma veste de pyjama : il me faudra six mois pour m'habituer à la bonhomie conjugale et laisser avouer à mes jambes qu'elles sont trop maigres. Pourtant, Monique dort, éparpillée en travers du lit, la paupière cousue à la joue par un surjet de cils. Elle dort avec une conviction de poupée, touchante à souhait, candide ou consciencieuse, rassurée par son alliance. Mienne, au surplus, bien que le petit jour ne souligne point ce détail : cette qualité devrait être évidente, entraîner son stigmate, comme le signe rouge de Çiva, au milieu du front. Elle dort. Elle respire son sommeil, elle avale de l'air à petites goulées et le bas de son cou palpite à la mode des rainettes. Si le couvre-pied est un peu de travers, les draps sont restés bien tirés et je ne les soulèverai pas. Il faut ménager mes yeux : en amour, ils sont toujours servis les derniers, mais ils le sont si abondamment qu'ils se lassent les premiers. Par ailleurs, voir n'est rien, si la statue ne sait pas qu'on la regarde. Enfin j'ai les paumes plus exigeantes que les pupilles : depuis hier soir, elles connaissent ces modelés, dont elles sont devenues les moules.

— Mais la connais-tu, elle ?

J'ai parlé tout haut, je reste saisi… C'est pourtant vrai ! Je la connais à peine, cette inconnue, à peine moins silencieuse quand elle ne dort pas. Six mois de hâtifs rendez-vous ne m'ont livré d'elle qu'une fraîche apparence. Le hasard, qui me l'a donnée et qui peut me la reprendre, reste un hasard. Comment peut-on tenir si fort à une étrangère, qui n'a pas pris racine avec vous dans les mêmes griefs, les mêmes routines, les mêmes souvenirs ? Au pied de notre intimité, il n'y a pas cette épaisseur de vieille vie, ces détritus d'histoire commune, ce terreau des familles, qui rend vivaces les plus belles comme les plus atroces végétations de sentiments. N'est-ce pas, madame Rezeau ? Figurez-vous que cette petite s'appelle aussi Mme Rezeau ! Je gage qu'elle aura quelque mal à réhabiliter ce nom-là et je me demande surtout combien de temps il lui faudra pour vous effacer, pour se rendre plus intéressante, plus présente que vous… Mais permettez ! Voici qu'on remue et qu'on s'étire et qu'on grogne un petit bâillement, peuplé de dents blanches qui offensent vos caries.

— Tu es déjà…

Nouveau bâillement, qui ravale le nouveau pronom. Une paupière se découd, puis l'autre, découvrant des prunelles fort humides, noyées dans leur regard. Un bras sort, s'agrippe au sauveteur, qui plonge parmi le bouillonnement des draps et met bien cinq minutes avant de ramener à la surface cette tête échevelée, cette bouche haletante qui débite vivement le singulier de la deuxième personne :

— Tu as bien dormi ? Tu veux déjeuner ? Tu te rases ?


Je bondis vers mon pantalon. Puis j'ouvre la fenêtre : l'air a ce matin une qualité particulière ; la voix lointaine de la concierge est moins fêlée. En me retournant, je trouve que les plafonds sont plus blancs que d'habitude, ma chambre me paraît moins nue… Il n'y a plus personne dans le lit. Monique pérégrine à travers l'appartement, en guise de voyage de noces (nous n'avions ni le temps ni l'argent nécessaires pour l'entreprendre, mais je ne le regretterai pas : en quittant la classique chambre d'hôtel, j'aurais eu l'impression d'y oublier quelque chose).

— Où mets-tu les petites cuillères ?

Je rejoins ma femme dans la cuisine. Une demi-douzaine d'objets ont déjà changé de place. L'eau chauffe dans la plus petite de mes trois casseroles, qui furent émaillées. Il n'y a pas de petites cuillères. Il n'y a qu'un bol. Je m'installe. Si je fronce un peu celui de mes sourcils qui est plus haut que l'autre, c'est parce que ma femme est venue s'asseoir sur mes genoux : ce que nous pouvons avoir l'air coco tous les deux ! Je voudrais être agacé et je n'y parviens pas. Le café expédié, Monique se remet à fouiner, à ranger, à déranger. Elle trotte, elle chantonne, elle danse sur un pied et finit par tomber en arrêt devant ce petit flot de tulle qu'elle portait hier et qui est resté accroché à la patère. Intervenons.

— On ne pourra même pas en faire un rideau.

Monique ne répond pas. Le nez en l'air, un doigt dans l'oreille, elle ne rêve pas : elle suppute.

— C'est suffisant, dit-elle enfin, pour faire un voile de nouveau-né.

Aïe ! Mon sourcil déteste le genre tout-chose, mon sourcil proteste. A tort, du reste, car Monique récupère posément son tulle, le plie en trois, le glisse dans la valise qui lui servira provisoirement de commode. Elle n'a pas rougi, pas cillé ; elle ne fait pas du tout une tête d'Annonciation. Elle ferme sa valise, se relève et s'étire. Ce sourcil, dont elle ignore les fantaisies, voilà qu'elle le pince entre deux doigts et tire dessus, en plaisantant :

— De quoi se plaint-il, celui-là ?

Elle ne dira rien d'autre, ne m'interrogera plus qu'avec ses prunelles, dont le gris se métallise et qui, trouées par la pupille, ressemblent aux pièces d'un sou. Petit sou de ma chance ! Je vous annonce, Bb, que vous êtes un âne. Ni ange ni bête, votre femme, mais simple au possible et pourtant résolue ! La bête, c'est vous. Quant à l'ange, j'en connais un noir qui n'a rien à faire ici, qui secoue ses ailes et fout le camp.

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