Et voilà, nous étions licenciés. Nous, c'est-à-dire quelques milliers d'autres étudiants et moi-même, perdu parmi ces milliers. J'avais peut-être eu plus de mal qu'eux, mais le résultat était le même : assez négligeable. Cette licence, âprement poursuivie, je me demandais à quoi elle pourrait bien me servir. Elle restait insuffisante pour le professorat qui nécessite l'agrégation et qui, au surplus, ne me souriait guère. Le titre n'était même pas assez important pour figurer sur ma carte de visite. Certes, il faut être maintenant au moins licencié pour être pris au sérieux : le préjugé du diplôme a remplacé celui de la naissance depuis un quart de siècle. Mais à quoi rime un parchemin que tout le monde possède et qui ne facilite rien, sauf des prétentions ? Depuis que je pouvais ajouter la mention « licencié ès lettres » sur les fiches des bureaux de placement, les employés n'osaient plus m'envoyer n'importe où, comme un bon bougre. Ils suçaient leur stylo, avec embarras, ajoutaient mon nom au bas de listes interminables, me laissaient entendre que, si j'avais des connaissances, je n'avais toujours pas d'aptitudes spéciales. « Mieux vaut sortir d'une école technique ! » m'avouait l'un d'eux avec une respectueuse franchise. Chaque matin, nous étions au moins cinquante à nous aligner sur les banquettes, bien chapeautés, bien ficelés, raides comme des pots de confitures. J'avais l'impression d'être aussi superflu qu'un dessert.
Comme il fallait vivre, je vendais l'Encyclopédie autodidactique pour le compte d'une maison d'édition spécialisée dans l'emploi de mes semblables : elle cherchait en effet des courtiers ayant une présentation « distinguée », de l'éloquence, quelques lumières et des crampes d'estomac assez fortes pour les décider à se contenter de petits pourcentages. J'avais bien réussi à décrocher aussi une mince rubrique dans un hebdomadaire, mais à titre bénévole. Evidemment, si j'avais bénéficié d'appuis sérieux, j'aurais pu me caser, malgré la crise. Il n'en était pas question. Je n'avais point de relations et, si j'en avais eu, je ne m'en serais pas servi. Se laisser choisir pour des motifs extérieurs à soi, quelle humiliation ! Quelle facilité, bien digne des fiertés bourgeoises, toutes basées sur la faveur ! Il n'est pas désagréable d'entendre murmurer derrière son dos : « Ce garçon a un certain bagage. » Mais je trouve horripilante la phrase qui suit le plus souvent cette appréciation : « Et puis, c'est le neveu d'Un Tel. » Odieux additif ! Valise qui contient le bagage ! Mieux valait laisser le mien en consigne provisoirement, et m'avancer dans la vie les mains vides.
Et voilà, nous étions amoureux. Nous, c'est-à-dire quelques milliers d'autres jeunes gens et moi-même, perdu parmi ces milliers, encore une fois. Ma gloriole, en la qualifiant d'élue, avait accepté la candidate du hasard. J'avais enfin abordé Monique, le plus bêtement du monde : ni sur le banc, ni même dans le square, sans utiliser quelque tango de quatorze juillet, sans l'avoir bousculée intentionnellement pour l'accrocher par des excuses, sans lui avoir demandé l'heure ou la rue, sans aucune des ficelles qu'admet l'art du suivez-moi-jeune-homme. Comme ça, bêtement, je le répète, à sept heures du soir, au guichet du métro Saint-Michel, grâce à l'involontaire obligeance d'un ancien camarade. Ces fameux « tournants » de la vie sont généralement de très petits virages, et l'essentiel sort de de l'anodin avec une régularité qui devrait nous donner à réfléchir. Je n'aimais pas ce garçon, peigne-cul du genre troubadour, dont j'ai oublié le nom et qui faisait une grande consommation de demi-vierges. Je me souviens avec désagrément de ses yeux verts, globuleux, hérissés, plus tenaces que ces « gratterons » de la bardane qui s'attachent aux jupes des villageoises. Son teint de nougat, ses mains flasques, sa postillonnante désinvolture offensaient, ce jour-là, la confiance de trois jouvencelles en robes claires. Je passais, sans m'arrêter, quand il m'interpella :
— Rezeau !
En me retournant, je reconnus la petite. Le plongeon de la sardine… Je veux dire : la gêne qu'exprimait son regard me consola de sa présence.
— Tu dois connaître Marie, faisait l'autre, avec une insinuante rondeur. Tu connais Marie : elle vient d'achever son droit… Mais je ne crois pas, continua-t-il négligemment, que tu connaisses ses amies, Gaby et Monique.
— Gabrielle, rectifia l'intéressée.
— Monique Arbin, précisa l'abonnée du banc avec une sécheresse qui me remplit de satisfaction et en faisant sonner son patronyme comme un bouclier.
L'éphèbe au teint de nougat eut un sourire indulgent. Marie retira son gant droit, tandis que les jeunes filles tripotaient leur billet. De toute évidence, il n'y avait rien entre eux qui pût ressembler à de l'intimité. Ils étaient là, réunis par la bonhomie provisoire qui peut régner entre voyageurs dans un même compartiment de chemin de fer. « Enchaîne, mon petit bonhomme, enchaîne donc ! » me répétais-je désespérément. Les ampoules faisaient brasiller les parcelles de mica à fleur des marches ; mille reflets couraient le long des voûtes blanches. Je dis, stupidement :
— Vous n'avez pas votre robe de tricot, aujourd'hui ?
Était-ce si stupide ? Cette allusion insolite, cette allusion à un détail précis l'avertissait mieux que toute périphrase. Les paupières de Monique se relevèrent très haut, restèrent une seconde accrochées aux sourcils, découvrant le blanc de l'œil où clignotait l'étonnement d'une prunelle gris-souris. Puis elles se rabattirent d'un seul coup sur sa joue, sur sa joie, sur un jeu de sourire. Elles se rabattirent comme une voilette trop courte, et sa main monta vers son visage pour cacher le reste, tandis qu'elle répliquait à tout hasard :
— Ce qu'il m'a fallu de patience !
— Vous vous connaissez donc ? grogna mon camarade.
Mais, sans répondre, Monique s'éloignait déjà, entraînant Gabrielle et jetant par-dessus son épaule : « Excusez-nous, il faut que nous soyons rentrées pour la demie. » En dix secondes, elles eurent dévalé l'escalier, vives, discrètes, résumées par cette souplesse des chevilles jointe à cette rigidité des hanches qui signalent la jeune fille aux yeux avertis.
— Vous la connaissez ? insista Marie. Comme j'esquissais un geste vague, elle continua, condescendante :
— Ce n'est pas précisément une amie. Elle est secrétaire dans une étude du boulevard Saint-Germain, où je suis moi-même stagiaire. Je crois qu'elle loge dans une pension religieuse.
Puis, sur le ton gras, en copine avertie :
— Ne vous attardez pas de ce côté-là. Vous perdriez votre temps. C'est le genre de jupe qui se prend pour un drapeau.
— Si vous saviez comme je m'en fous ! fis-je brièvement.
Je m'en fichais si royalement que je dévalai à mon tour l'escalier, en demandant l'impossible à mes rotules (car les hommes, eux, n'ont qu'une souplesse de rotules). Pile ou face, porte d'Orléans ou porte de Clignancourt. J'optai pour Clignancourt. Je franchis en trombe le portillon, juste à temps pour sauter dans la rame qui emportait Monique.