L'hiver était revenu : le premier qui eût pour moi les grâces du printemps. Depuis quatre mois, nous étions fiancés officieusement ; depuis quinze jours, nous l'étions officiellement, en vertu de ce faire-part qui faisait fi de tout protocole : Monique Arbin et Jean Rezeau ont le plaisir de vous annoncer… etc. Le plaisir… même pas l'honneur ! Il est vrai que notre bonheur à nous, c'était notre joie. Bien entendu, je n'avais reçu de personne les félicitations d'usage. Je n'avais même rien reçu du tout, sauf une carte de Fred, postée de Dakar : Bravo ! Alors, c'est en vendant cet article que tu as trouvé chaussette à ton pied ? J'avais fait peu de cas de ce trait, bien digne du matelot Chiffe, mais l'allusion m'avait au moins informé d'une chose : on restait très au courant de mes faits et gestes dans la famille. En partie du moins : j'étais déjà plus journaliste que forain. Si je vendais effectivement de la socquette et du demi-bas sur tous les marchés qui ont ou n'ont pas droit de cité dans l'indicateur Lahure, je tenais toujours ma chronique, je commençais à donner des nouvelles à divers hebdomadaires de second rang et quelques papiers à des gazettes mal pensantes. Plus discrètement, j'assurais le relais d'un maître fatigué qui daignait signer à ma place et m'abandonnait le quart de ses piges. Enfin, plus discrètement encore, j'expédiais des contes à une maison d'édition qui trustait à l'époque l'industrie de la presse enfantine (sales mômes ! faut-il vous avouer que je les écrivais pourtant avec une satisfaction inexplicable ? Il n'y a que vous pour avoir, avec grâce, l'enthousiasme du stupide et la foi dans la justice des dénouements). Émigrant loin de la rue Galande, je m'étais installé dans un logement du treizième, que j'avais sommairement meublé (le crédit, très peu pour moi ! Un objet, comme une femme, doit vous appartenir d'un seul coup. L'achat à tempérament ne convient qu'à ceux qui n'en ont pas). Une table et quatre chaises, un cosy et une armoire, un buffet et deux tabourets — le tout dans cet excellent bois blanc qui pompe si bien des litres de brou de noix et devient noirâtre ici, jaunâtre là, café crème ailleurs — suffisaient largement à monter mon ménage. La ronce de noyer qui se décolle, la palissandre qui se fendille ou le rustique qui ne l'est guère, nous aurions tout le temps d'en comparer les mérites, plus tard, après notre mariage enfin prévu pour la mi-janvier. Nous aurions pu nous marier un peu plus tôt, mais le père de Monique, les P.T.T. et le notaire s'étaient coalisés pour nous faire attendre le consentement malgache. Pour ma part, je regretterai beaucoup la suppression récente des sommations, dites « Actes respectueux » : j'aurais été ravi d'exprimer ainsi mes respects à M. et Mme Rezeau.
Je venais de rentrer du marché de Saint-Ouen et j'étais en train d'écrire Les Mystères de l'Ile Verte, quand ma sonnette grésilla. Je n'attendais personne. Sans amis (j'étais trop pauvre pour en avoir), sans relations (sauf quelques fraîches relations d'affaires), je ne recevais jamais de visites. Monique n'avait osé venir qu'une seule fois, lors d'une brève apparition de sa tante. Était-ce Paule, la disparue, qui n'écrivait même pas ? J'allai ouvrir, certain de trouver la concierge ou l'employé du gaz. Mais je restai médusé… Le chapeau haut perché sur le crâne, le pantalon godant sur la bottine, la cravate largement nouée autour du col cassé et transpercée par l'épingle d'or à tête de sanglier, le parapluie sur le bras et le ruban violet fleurissant le col de loutre de sa pelisse, M. Rezeau souriait à pleines bajoues.
— Pas facile de te joindre, mon petit.
Déjà, les grandes moustaches blanches, posées devant la bouche paternelle comme une colombe aux ailes déployées, s'envolaient vers moi pour me donner le baiser de paix. Puis M. Rezeau et son parapluie s'avancèrent.
— Ah ! ah ! dit-il encore, après mûre réflexion.
Comme j'observais avec crainte la porte entr'-ouverte, il s'empressa d'ajouter d'une voix qui exprimait toute son autorité, toute sa bien connue liberté d'action :
— Non, non, je suis seul.
J'allais demander : « Quel bon vent vous amène ? » avec une aimable hypocrisie, quand je me souvins des convenances : les gens distingués n'avouent pas le but de leur visite avant quelque échange de balivernes.
— Tu habites un quartier impossible, geignait M. Rezeau. J'ai dû prendre le métro et je déteste ce mode de locomotion. D'ailleurs je déteste cette vie trépidante. Mes contemporains me fatiguent. J'aurais voulu…
Que chantait-il là ? Nul besoin pour lui de changer de contemporains, selon le vœu de Montherlant. Il vivait au siècle précédent, il habitait la maison « de ses ancêtres », il se servait de leur code, de leurs églises, de leurs rentes, de leurs préjugés. Un contemporain, d'ailleurs, qu'est-ce à dire ? Sommes-nous les contemporains d'un Papou, en retard de trois mille ans, ou d'un Américain, en avance de deux cents ? Mais M. Rezeau continuait de gémir.
— Je viens d'être très malade. L'urémie ! Ta grand'mère, ton oncle en sont morts ; c'est le mal de famille. J'ai bien failli les rejoindre, je ne ferai pas de vieux os. Je ne suis plus que juge honoraire : j'ai dû en effet donner ma démission, rentrer à La Belle Angerie. C'est ta mère qui s'occupe de tout : je lui ai donné une procuration. Elle est pourtant bien fatiguée, elle aussi. Nous n'avons plus qu'une femme de journée. Impossible de trouver une bonne dans la région : les petites paysannes ne veulent plus se placer, et si par hasard on en trouve une, elle est d'une insolence ! et d'une paresse ! Exigeante avec ça… Oh ! cette génération !
Voilà qui fournissait la transition souhaitable. Pas de doute. La génération allait en entendre de rudes.
— Je le vois bien dans ma propre famille. Je ne viens pas ici en ennemi, crois-le bien, mais il faut tout de même que je te dise : vous exagérez ! Fred va sortir de la marine sans la moindre ficelle, sans la moindre situation. A qui pourrons-nous le marier, je te le demande ? Toi, tu t'amouraches d'une petite sotte, tu fiches le camp parce que nous t'empêchons de l'épouser, tu finis par te débrouiller et, au moment où l'on te croit rangé, tu récidives ! Marcel se tient, je le reconnais, mais il prend des petits airs distants et supérieurs : ma parole, il se figure, celui-là, que la bourgeoisie est un moyen d'arriver. Il est vrai que vous, vous la considérez…
Coup d'œil sévère, par-dessus la moustache.
— … comme une caste à détruire…
Puis l'œil montant au ciel :
— … alors qu'il s'agit d'une dignité !
Et toc ! J'en avais pour dix minutes de gloses sur cette dignité qui, aidée par la tradition, assure le maintien des élites et la pérennité de l'idéal… Ce ramas familier, ce ramas confus de locutions toutes faites, je l'avais oublié. Je n'étais plus du tout dans le bain, j'éprouvais l'impression pénible — pour mon père — de le voir agiter sous mon nez un vieux boa de plumes. Depuis quelques années, sous le même étendard, on faisait beaucoup mieux, on se modernisait, on rajeunissait les formules, on n'avait plus que le mot social à la bouche, on embauchait le rouge, au nom du blanc, pour le passer au bleu, comme de juste. Ça, vraiment, ce n'était même plus ridicule, c'était amusant, voire intéressant au titre archéologique, comme le sont les graffiti politiques des murs de Pompéi.
— Note que je comprends ton état d'esprit, assurait mon père. Dans un sens, il procède de cette haute compréhension dont nos familles ont toujours fait preuve envers le peuple. Nous ne sommes pas d'affreux capitalistes, nous ! C'est un sinistre abus de langage que de nous lancer à la tête ce mot de « bourgeois », injure suprême de ces primaires qui confondent tout. Je te l'ai déjà dit cent fois, je ne te le répéterai jamais assez : il y a bourgeoisie et bourgeoisie. Nous faisons partie de cette admirable bourgeoisie spirituelle, la seule vraie, la seule juste. On le voit bien en Allemagne, encore que cet Hitler ait quelques bonnes idées : l'écrasement de notre classe y donne libre cours à la dictature de l'égoïsme. Depuis la Révolution, nous sommes contre tous les abus, contre tous les privilèges gratuits ; nous défendons seulement un ordre basé sur la situation acquise, donc sur le mérite… Que disais-je ? Ah ! oui… Tu ne te trompes pas de fin, tu te trompes de moyen. Notre disparition, ce serait la ruine de ce pays, qui vit essentiellement de son commerce de luxe. Notre disparition… Je ne peux pas te décrire en quelques phrases le désastre national, ce triomphe certain de l'arbitraire et de l'injustice, cette nuit…
— Une autre nuit du quatre août, peut-être ?
Les épaules de M. Rezeau se soulevèrent, sa tête oscilla au-dessus du sanglier d'or, son regard évalua mes meubles, mes valises de chaussettes, puis moi-même, avec pitié.
— Les gens qui s'en prennent à l'ordre établi, reprit-il, sont avant tout des gens qui refusent de s'en prendre à eux-mêmes. Croit-on vraiment rendre service à ce pays en prétendant que tous les gens du peuple sont admirables par droit de naissance, tandis que nous serions tous, aussi naturellement, des profiteurs ?
C'était la première phrase sensée qu'il proférait. Mais tout cela n'avait qu'un lointain rapport avec le but de sa visite. A quoi bon discuter, du reste ! Je connaissais mon père, type de l'imperméable, du monsieur qui se méfie des idées d'autrui sans jamais se méfier des siennes, du juste pour qui l'injustice n'existe pas tant qu'elle est traditionnelle et surtout tant qu'il en est le bénéficiaire. Ce juste fulminait encore :
— Ah ! quand j'ai su que tu écrivais dans un journal de gauche, mon vieux sang vendéen n'a fait qu'un tour !
Ce Vendéen parlait à l'instant de la Révolution… Je me décidai à couvrir d'une large paume un bâillement considérable, et M. Rezeau retoucha l'arc de sa moustache, en soupirant. Dans la quasi-nudité de la pièce, le radiateur avait l'air d'un squelette antédiluvien. De ses douze éléments, étirés comme des côtes, montait la respiration de l'air chaud. Un moulin à café ronronnait dans l'appartement voisin.
Le moulin à café s'arrête, et mon père ronronne à son tour, se met à broyer de petites nouvelles, grain par grain. Micou est mariée… Oui, mariée. Il insiste, car j'ai tiqué. Elle attend un bébé. Cette fois, avouons-le, je n'ai pas retenu une grimace. Micou, ma légère, quel immonde satyre t'a donné ce gros ventre ? Ah ! si l'on souillait ainsi Monique, j'étranglerais le… Mais ne grimaçons plus, puisque nous pensons à Monique. Micou est mariée, Micou est enceinte, soit ! Il paraît que ceci prouve l'inanité des amourettes et même de l'amour, quand il n'est pas sanctifié par l'unanime consentement des familles. Le protonotaire a depuis peu droit aux boutons violets. Le père Perrault, le père Barbelivien, la vieille Fine sont morts : Ce que c'est que de nous ! Le cardinal de Kervadec est également mort. On se demande pourquoi Dieu n'épargne point ses grands serviteurs et les rappelle à la fleur de l'âge, quand leur présence serait encore si nécessaire sur la terre. Mais la petite nièce du cardinal, Solange Guyare de Kervadec, et un petit-neveu du grand-oncle, en la personne de Marcel, songent à s'épouser : plus exactement, la baronne de Selle d'Auzelle y songe pour eux. Riche, la petite de Kervadec ! M. Rezeau n'ignore point que les filles riches sont généralement ruineuses et que nulle dot ne résiste longtemps aux dévaluations socialistes, mais les Kervadec sont largement pourvus d'excellents principes et d'excellentes terres. Un Marcel Rezeau, garçon intelligent, n'épouse pas une fille de rien et qui n'a rien. Ceci dit sans animosité, car M. Rezeau ne pense pas qu'une fille qui n'a rien soit automatiquement une fille de rien.
Et M. Rezeau continue, mitraillant de loin mes positions sans chercher à les enfoncer. Je commence à comprendre, à deviner les consignes : « Raisonnez-le, Jacques, mais ne le heurtez pas de front, soyez diplomate. » Madame ma mère se couvre. Ce mariage est son plus cher désir, le meilleur moyen pour me torpiller, pour m'assurer une existence mineure, pour écarter de moi tous legs et toutes relations. Lors de l'affaire Micou, il s'agissait de provoquer une rupture, afin de pouvoir me couper les vivres, afin de me mettre dans une situation telle que ma carrière en fût compromise. Le plan n'a qu'à moitié réussi et, cette fois-ci, Mme Rezeau entend se servir de mes propres intentions. Une mésalliance lui devient nécessaire pour détruire parmi les nôtres l'espoir que peut leur inspirer ma demi-réussite. Elle se résigne à mon bonheur présent, parce qu'elle est bourgeoisement persuadée qu'il sera en fin de compte l'instrument de mon échec final. Il faut pourtant se prononcer contre ce mariage, officiellement, afin de pouvoir dire : « J'ai tout tenté pour l'empêcher. » Il faut faire quelque chose et ce quelque chose est la visite paternelle, la protestation du « chef de famille ». Ainsi la face sera sauvée. Ainsi (ma mère me connaît bien) ma résolution se trouvera confirmée, si par hasard j'hésitais encore. Il est certain, au surplus, que la soumission ne me permettrait pas pour autant de rentrer en grâce. J'entends déjà Madame Mère : « Ce garçon n'a pas de caractère. Il ne sait jamais ce qu'il veut. »
— Tu es licencié maintenant, assure M. Rezeau. Tu peux, grâce à nous, entrer dans un journal honorable, tu peux épouser une fille convenable. Si tu as tellement besoin d'une femme…
Petit dégoût dans la bouche : l'amour, pour un Rezeau, se confond avec la sensualité.
— Nous te la trouverions assez vite. Allons ! Laisse cette dactylo et nous t'ouvrons les bras.
Ils sont croisés, ces bras, et Papa me regarde par-dessus son grand nez. Il a l'air très convaincu et aussi très ennuyé. Affaissé, vraiment vieux, vraiment touché, il semble respirer difficilement.
— Tu n'as pas fait l'imbécile, j'espère ? Ce mariage ne devient pas… obligatoire ? Ta mère le craint.
Je reconnais bien là un produit de la très pure imagination de Mme Rezeau. Quelle horrible candeur est donc celle de mon père, pour qui seules restent insoupçonnables la femme et la fille de César, mais qui ne fait aucun cas de la vertu des pauvres ?
— Vous savez, dis-je d'un ton sec, il s'agit d'une très authentique jeune fille.
— Tant mieux, tant mieux ! admet M. Rezeau, presque déçu. Que décides-tu ?
Je me soulève pour allonger le bras vers ma table.
— Vous m'épargnez un timbre.
Mon père prend le carton et le lit d'un air méditatif, en retroussant du bout de l'index la houppette blanche de sa tempe. Il n'a plus rien à dire, il semble moins mécontent qu'étonné. Il a joué son rôle : pourquoi ne l'ai-je pas, comme jadis, forcé à sortir de ce rôle, à être autre chose qu'un ambassadeur ?
— Comme on fait son lit on se couche ! conclut M. Rezeau, le petit doigt levé et la moustache sentencieuse.
Puis il se remet à gémir :
— Tout cela me navre. Pauvre famille ! Quel panier de crabes vous allez faire quand je ne serai plus là. Et pauvre Belle Angerie ! Qui pourra la reprendre ? Ta mère propose un arrangement, mais je suis sûr que vous vous croirez lésés. Si le domaine doit rester aux Rezeau, il faut pourtant que l'un de vous soit avantagé, comme je l'ai été moi-même.
— L'un de nous ? Vous voulez dire : Marcel.
M. Rezeau détourne pudiquement la tête, confus d'en avoir trop dit. Son regard tombe sur le portrait de Monique, fixé au mur par quatre punaises.
— Les belles dents ! observe-t-il.
Sa moustache frémit. Je fais un bond.
— La concierge a le téléphone… Un coup de fil et je vous présente la petite.
— Non, non, non, proteste M. Rezeau. J'ai mon train à prendre. Je m'en vais.
Il se lève, remet son chapeau, époussette machinalement son col de loutre.
— Je ne sais pas quand je pourrai te revoir.
Probablement jamais. Mais nous nous quittons comme si nous devions nous revoir dans quelques heures. Les grands adieux sont généralement de petits à demain. Je le regarde s'éloigner à travers le couloir, vacillant, oscillant, repoussé d'une cloison à l'autre. Une frange de cheveux blancs se retrousse sur la fourrure noire du col. A la première marche, ses bottines à boutons se lamentent, et cette plainte, pour la première fois, me coupe la respiration.