Entre Ker-Fleurette et 7-A-C, deux odieuses bicoques, la villa des Ladourd faisait preuve d'un certain bon goût. Les Armérias, annonçait la plaque d'émail. Cent mètres carrés de jardinet n'en offraient point la moindre touffe, mais les briques de la façade en arboraient le rose fatigué et s'harmonisaient avec l'azur local, cette nappe lavande trouée de blanc, avec les ocres discrets de la falaise dégringolant vers l'anse de Kervoyal, avec ce mélange de gris rouillés et mouillés qu'est une plage bretonne à marée basse. Six fenêtres grandes ouvertes reniflaient cette brise de terre, venue au petit trot des lointaines landes de Lanvaux, où se réfugie, dit-on, le dernier couple de loups.
Narines frémissantes et poil hérissé, je figurais assez bien leur louveteau lorsque je me présentai à la porte de la bergerie, le 24 juillet 1933. Une demi-douzaine de caleçons de bain séchaient, empalés sur les pointes de la grille béante. Je vis bien une clochette rongée de vert-de-gris, mais trop haute et dépourvue de ficelle. Je grimpai cependant sur ma valise et parvins à l'atteindre : elle rendit un son vague, aigrelet, aussi réticent que moi-même. Mais aussitôt les six fenêtres se garnirent de bras nus, d'indéfrisables et de sourires bien aiguisés.
— Entrée libre ! jeta une voix pointue, une voix de mouette.
Je n'eus pas le temps de traverser le jardin, jonché de filets à crevettes. A mi-chemin du perron, je fus entouré par un toupillement de jupes, pour la plupart écossaises ; je dus m'arrêter, piétinant parmi le gravier et les exclamations, nettement gêné par cet accueil démonstratif, par cette surabondance de mains tendues comme des palmes sur le passage du Seigneur. Pour corser l'affaire, un garçon solennellement enturbanné d'une serviette-éponge se campa devant moi et, sur le mode de la poule qui crételle, poussa triomphalement le cri de ralliement, le cri du clan : Mic-mic-mic-mic-mic-mic-micou ! Digne rejeton d'une famille qui passe tout au crible du ridicule, je ne pus m'empêcher de sourciller. « Sympathique, mais un peu cucul, la smala peau de lapin. » Je touchai deux ou trois mains, les plus larges, au jugé, en esquissant le même nombre de courbettes. Puis je balbutiai dignement :
— Mesdemoiselles… Monsieur… Je suis Jean Rezeau. J'ai l'honneur de…
— Oh là là ! ricana le garçon, tandis que les filles, interdites par mon cérémonial, m'accablaient de « vous », pépiés entre deux rires.
— Si vous voulez vous donner la peine d'entrer ! proposa l'une d'entre elles, pliée en deux et secouant une tignasse rousse.
Ma dignité sombrait dans l'effarement. Raide comme dindon au milieu de souples pintades et secouant mon rouge à leur intention, je fis trois pas vers le perron. « Tu as l'air idiot ? Il fallait te mettre à leur portée », susurrait le grand philanthrope qui m'habite. Par bonheur l'éphèbe au turban intervint.
— Altesse sérénissime, il ne faudrait pas vous foutre du monde. Le « tu » est de rigueur ici. Vous, les donzelles, alignez-vous par rang d'âge… Moi, je suis Samuel, l'aîné, vingt ans, je prépare l'Agro. Voici Michelle ou Micou, dix-neuf ans, et l'ébouriffée Suzanne, dix-sept. Cette molle chandelle s'appelle Cécile : elle a quinze ans et demi. Et demi, c'est important. Nous tombons ensuite dans la catégorie junior : Jacqueline, onze ans, Rose, six, et Madeleine, deux. C'est tout pour l'instant…
— C'est largement suffisant ! fit une voix nouvelle.
Mme Ladourd faisait son apparition… Peu majestueuse, l'apparition, drapée dans un peignoir mauve effiloché, traînant de molles babouches et couronnée par une auréole de bigoudis d'aluminium. Les mains sur le ventre et le ventre sur les cuisses, elle venait à moi, sans se presser. Le même soleil qui faisait sécher les filets fournit de maigres feux à ce tout petit diamant monté en tourbillon, à ce diamant pour rire qui révélait à tout venant qu'au temps de ses fiançailles elle était couturière. Mais elle me saisit aux épaules avec autorité, m'attira contre elle, m'embrassa d'une façon sonore, me prit ensuite le menton entre le pouce et l'index, me fit pivoter la tête à droite, puis à gauche, m'examina longuement et conclut :
— Piteuse mine, jeune bachelier ! Je parierais volontiers que tu as des glandes dans le cou.
Elle les chercha et les trouva. Une de ses paupières battit, comme pour voiler la lueur brève qui s'allumait dans ses yeux. L'autre se releva sur une prunelle étonnée de s'apercevoir de ma gêne, pour elle incompréhensible et aussitôt attribuée à la timidité. A la timidité !… Son sourire le disait clairement, son sourire me faisait enrager, tandis que j'incrustais mes ongles dans des paumes que rendait moites la certitude d'avoir été expédié par Félicien Ladourd dans une autre planète.
— En principe, la maison est bonne, continuait la grosse dame. Rappelle-toi que tu me dois deux kilos : c'est mon tarif. Tu pourras me dire « ma tante » : ce sera plus gentil. Je suis affreusement mère-poule.
— Mic-mic-mic-mic-mic-micou ! précisa Samuel, pour la seconde fois.
Ces Ladourd me stupéfient. Que sont-ils au juste ? Des naïfs ? Des hypocrites ? De petits saints ? Des faibles ? S'agit-il d'un genre édifiant, d'un quiétisme destiné à séduire un de ces Rezeau, partisans bien connus de la nuance janséniste ? Comment des gens, qui sont apparemment toujours d'accord ou seulement en faible désaccord sur des vétilles, peuvent-ils ne pas s'ennuyer ? Comment peuvent-ils néanmoins meubler leur maison de tant de cris ? Car elle reste sel et sucre, leur intimité. On s'embrasse constamment chez les Ladourd et pas du bout des lèvres. On s'y chamaille aussi beaucoup : simple ping-pong de mots, court échange de petites méchancetés en celluloïd. C'est en vainque j'observe ces disputes, stoppées par une larme mieux que Matamore par la première goutte de pluie. Comme ils ont tous la caroncule fragile, l'humeur leur tient lieu de colère, et il est hors de doute que, seul, le Larousse pourrait les renseigner sur le sens du mot rage, mot-clé de ma jeunesse.
Au bout de huit jours, je me rends à l'évidence : ces Ladourd sont noués les uns aux autres comme un bouquet de violettes par un brin de raphia, et ce à quoi ils tiennent par-dessus tout est ce brin de raphia. Quant aux violettes, elles sont un peu pâles, un peu dépourvues de parfum et ne donnent pas toujours l'envie de les renifler. Il est vrai que ce n'est pas la caroncule, c'est le nez qui dans la famille Rezeau est l'organe le plus sensible. Nous avons le nez placé trop haut, comme le roi Ferrante, et facilement incommodé par l'odeur d'autrui.
Au bout de trois semaines, ma sympathie s'ébranle, lourde, lente, réticente, louchant sur ses arrières : on n'accepte pas si vite un nouveau mode de vie. Celui que l'on me propose me semble assez fadasse. A dix-huit ans, on m'apprend l'enfance, cette enfance que je n'ai jamais vécue et que j'ai si longtemps considérée comme une infirmité, comme une faiblesse livrée aux muscles des parents. A dix-huit ans on m'apprend le jeu. Le jeu ! Le jeu défini dans mon souvenir par cet impératif : « Allez vous amuser ! Aujourd'hui vous gratterez l'allée du pont. » Qu'est-ce que le jeu pour ceux qui n'ont pas connu la joyeuse gratuité du geste, mais ont dû lui donner son sens propre, sa vertu défensive ? Demande-t-on au guerrier de venir jouer à la petite guerre ? N'est-ce pas déchoir que tomber de la réalité dans le simulacre (j'ignore encore que le simulacre guérit souvent de la réalité) ? « Ah ! petite bouche ! » peut s'écrier Samuel, qui me voit tiquer au milieu d'une partie de « petits papiers ». Petite bouche, en effet, pincée par la condescendance. Il faut avoir l'appétit du plaisir. En face de ces carnivores de la gaîté, je suis un végétarien.
— Edirne, Ecommoy, Eton…
— Et ton frère ! Raye, Cécile. Samuel l'a déjà annoncé.
— Ephèse, Ephraïm…
— C'est une tribu, ce n'est pas une ville, glapit encore Suzanne.
J'interviens, docte et froid :
— C'est même la tribu du bon Samaritain. Rayez… Heu ! raye, Cécile.
L'hésitation a tout détruit. Les voilà qui se trémoussent sur leur chaise, tirent leur jupe ou refont leur nœud de cravate. Rien de pire qu'un ennuyé pour vous foutre à tous ce petit rhume de l'ennui dont la toux discrète est installée dans ma gorge. Pas marrant, le cousin adoptif ! Arrivera-t-on à le civiliser ?
Au bout d'un mois, je suis enfin au diapason. Du moins, je le crois, et j'arrive à le leur faire croire. C'est tout juste si ce n'est pas moi qui donne le la. Toujours en tête pour galoper à la ferme, sauter dans l'eau froide ou partir à l'assaut de quelque dune. Je fouette la mayonnaise comme un bon bougre, j'enfonce les piquets des lignes à plies, je prépare les pelotes de vers, je braille La Paludière le soir en me couchant près de Samuel, tandis que les filles de l'autre côté de la cloison torturent le refrain ; je dors assommé par ma propre santé, je dévore leur pain frais, le pain frais de leur spontanéité. Le leur, pas le mien. En fait, je ne suis devenu ni plus loquace, ni plus vivant ; je me contente d'une exubérance mécanique. Je m'acharne à la joie, incapable de comprendre que j'en épuise rapidement le principe et la vertu.
— Ce pauvre garçon se rattrape, glousse la mère-poule à son époux, qui s'est octroyé huit jours de vacances et qui encombre la plage, énorme, hérissé de roux, remontant sans cesse son caleçon qui roule au-dessous d'un nombril noueux.
— Ne l'emmerdez pas trop, grommelle le borgne.
— Oh ! mon ami…
Ladourd a raison. Il y a des moments où j'étouffe, où je ne supporte plus leur sollicitude. « Où es-tu ? A quoi penses-tu ? Mon petit bachelier n'engraisse pas vite… Tiens, je t'ai tricoté un maillot… Moi, je te ferai un pull… Amène-toi, que je te photographie… Tu sais, maintenant, on ne te laisse plus tomber… Tu devrais écrire à tes frères… Et ta mère, dis, ta mère, c'est vrai que ?… »
C'est vrai que j'ai envie de respirer seul. Jadis, à La Belle Angerie, j'allais chercher mon oxygène à l'extrême pointe d'un taxaudier : à cette hauteur-là, plus vif et plus dangereux, ce n'était pas celui de tout le monde. C'est si vrai qu'à deux reprises, brusquement, j'éprouverai le besoin de les planter là et m'en irai droit devant moi. Ma première escapade ne sera pas remarquée. Mais la seconde, qui se prolongera toute une après-midi dans les champs de goémons, au delà de Penderf, plongera tout Kervoyal dans la consternation. Quand je réapparaîtrai au bas de la falaise, tous les Ladourd dégringoleront en hâte le raidillon, viendront me palper des mains, des yeux et de la voix.
— Qu'est-ce qui t'arrive ?… Comme tu nous as fait peur !… Maman est aux cent coups.
Je ne m'expliquerai point : de quoi aurais-je l'air ? Je raconterai une petite histoire : il arrive qu'on s'endorme au pied d'un rocher, dans le sable tiède. Les filles se contenteront de cette fable. Samuel sourira discrètement, flairant quelque aventure ; la « tante », plus perspicace, me glissera dans l'oreille :
— Monstre, va ! Tu te reposais de nous.
Félicien Ladourd, lui, ne me fera aucun reproche. Il attendra de se trouver seul avec moi pour me dire, de ce ton bourru que je commence à apprécier :
— Quand tu auras envie de t'isoler un peu, préviens ta tante. De cette façon, elle ne s'inquiétera pas… Non, tais-toi, je te comprends très bien. Tu sens le renfermé, tu es de la race de ceux qu'il est dangereux d'aérer trop vite… Parfois, comme aujourd'hui, va faire le point, à l'écart. Il ne faut pas trop te greffer sur nous. Nous ne sommes pas destinés à vivre éternellement côte à côte. Tout ce que nous pouvons t'offrir — et je crois que ce n'est pas rien — c'est une sorte de transfusion de sève…
Marchand d'idoles, es-tu donc aussi marchand d'idées ? Je ne déteste plus ta moue humide qui s'allonge comme une limace.
— Plus tard, tu comprendras peut-être la chance qui t'est donnée aujourd'hui. Je ne voudrais pas être prétentieux : ce n'est pas du tout le genre de la maison. Mais tu sais ce qu'il y a d'inscrit sur le socle de notre 144, cet affreux saint Jean-Baptiste pour église de campagne : « Aimez-vous les uns les autres. » Je suis idiot, hein ? Mais, vois-tu…
Et ta voix sombrera, gros poussah, dans un trémolo :
— C'est notre petit luxe. Nous y tenons. Je ne voudrais pas que tu copies une attitude, quand il s'agit d'un climat.
Au bout de deux mois, je n'avais point fait d'autre escapade. J'étais encore ainsi fait que toute permission de la tenter m'ôtât le goût de la moindre aventure. Par ailleurs, j'étais en train de suivre la seule cure applicable aux jeunes solitaires.
Il est temps, en effet, de parler d'un autre aspect de ces vacances : mon irruption dans un gynécée. Ces bras lisses, ces jambes nues vivement croisées et décroisées sous les robes courtes, ces oignons de jacinthe perçant les chandails enchantaient mes regards, à peine sournois. Je frémissais, parmi ces féminités proprettes et chiffonnières. Le louveteau flairait les agnelles. Par quelle aberration le prudent Ladourd me livrait-il les siennes, à domicile ? En me casant pour trois mois, cultivait-il l'arrière-pensée de me caser pour la vie ? Il est beaucoup plus probable que mes dix-huit ans le rassuraient. Et sans doute aussi cette sauvagerie qu'il attribuait toujours à la timidité. Sa femme, malgré ses antennes, perdait en ce domaine ses facultés de clairvoyance. S'il existe pour les mères une prétendue grâce d'état, elle s'arrête aux frontières de leur maternité ; elle devient sainte ignorance ou plutôt parfait oubli, puisqu'elles ont connu aussi, jadis, chez d'autres garçons, cet embarras de langue, ces fuites de la prunelle, cet énervement des phalanges dont leurs filles déchiffrent immédiatement le sens.
Place à prendre et socle prêt : j'ai beaucoup d'estime pour les dames qui ont de la décision et qui se réputent elles-mêmes pleines de grâces. A moi de juger, certes, mais on ne juge bien qu'en débattant, et même en se débattant contre l'emprise de ce qu'on aime… ou de ce qu'on hait. Allons, petites ! qui se décide ? Michelle, Suzanne ou Cécile ? Gentiment carrossées, vous pouvez toutes, à première vue, faire l'affaire. Si je ne fais point la vôtre, c'est un aspect secondaire du problème : cela aussi peut se débattre ou se combattre. Le plus inquiétant, c'est que, si vous n'êtes, de toute évidence, point des Madeleine, il semble non moins évident que vous n'êtes pas des Diane. Mais, toute réflexion faite, on peut tenter, avec des doublures, une répétition générale. On peut, on doit : ne serait-ce qu'à titre sportif, pour essayer mon charme… Ce charme Rezeau qui n'a rien de suave, ce charme qui nourrit son reptile. La bonne vieille mentalité, les bons vieux symboles, nous les retrouvons là, pétillant de malice et dardant leur menace au milieu de vos joies. Te souviens-tu, Folcoche, ma petite mère, du temps où je t'offensais de mon seul regard, planté dans tes prunelles. Nous appelions cela une pistolétade. En voici une autre, presque innocente et combien plus facile !
Lorgnées, ces demoiselles éprouvent, je le vois bien, ce léger frisson qui est la première impureté des filles. Elles ne sont certainement pas disposées à faire trempette dans la première émotion venue, elles n'ont rien du saule, mais, romantiques à vingt-cinq pour cent par vocation ordinaire des pucelles, elles savent ce qu'elles doivent à Delly, à Lisez-moi Bleu et aux épilogues des films américains. Je les intrigue. Donc, je les intéresse. C'est tout. Aucune coquetterie de leur part, aucune habileté. Nous avons, elles et moi, les cils très lourds. Il ne se passe rien. Il ne se chante rien. Mais ce qui se dit, d'elles à moi, n'a plus tout à fait le même cristal. Camarades, toujours. On se force.
Bien entendu, j'ai ma préférée. L'aînée, cela va de soi. Les très jeunes gens, quand ils ont à choisir entre plusieurs filles (ce qui est rarement le cas), élisent généralement la plus âgée. Ainsi parviennent-ils à se vieillir, à se donner un gage de virilité, à l'inverse des vieillards qui cherchent à séduire des tendrons beaucoup moins par vice que dans l'espoir de se rajeunir à leurs propres yeux. Micou prend donc la tête de liste. Pas plus. De toute façon, dès que mes intentions auront pris un contour plus précis, ni Suzanne, ni Cécile ne se trouveront éliminées pour autant, mais seulement mises en réserve. Je ne plaisante pas. Ma vie disposera longtemps de celle des autres et tout engagement pris en dehors de moi me semblera une sorte de trahison envers le possible, envers mon possible, quels que soient les engagements que j'aie pu prendre moi-même par ailleurs et qui ne lieront à mon sens que leurs bénéficiaires. Je ne suis pas pour rien un enfant de bourgeois : le monde peut se contenter de nos restes, qu'il s'agisse de femmes, de terres ou d'argent. Mais, chut ! ne le répétez pas : ce sentiment essentiel du clan, ce sentiment dont les transfuges eux-mêmes ont tant de mal à se défaire, ce sentiment est le plus inavoué, le moins officiel : il y a même un tas d'institutions dont le rôle est de vous empêcher d'y croire, en organisant cette prodigalité des restes qui s'appelle la charité.
J'avais ma préférée, dis-je. Suzanne, vraiment, se coiffait trop mal. Ses taches de rousseur, sa voix de mouette et ses grands pieds la désavantageaient. Nullement combative avec ça, mais seulement châtaigne, agaçante, toute en bogue : une de ces filles qui ne sont savoureuses qu'une fois cuites, je veux dire : éprises. Quant à la molle et longue Cécile, elle était vraiment bien jeune, bien pruneau, bien gnan-gnan. Je me souviendrai longtemps de son dos rond qui lui donnait l'air d'être accrochée dans l'espace et auquel ses quinze ans de porcelaine semblaient pendre, comme une poupée à un clou.
Michelle, c'était autre chose. Et comment ! A première vue, on ne l'eût pas dit, il fallait la connaître, et pensez si je la connaissais depuis soixante-deux jours ! Elle avait des prunelles d'un bleu très pâle : nuance layette. Ni brunes ni blondes, ses tresses lui faisaient deux fois le tour de la tête : elle se refusait obstinément à se couper les cheveux, comme ses sœurs, et avait horreur des indéfrisables. Ses chevilles, ses poignets, son cou, sa taille, très minces, contredisaient son ascendance. Mais sa peau légèrement duvetée en faisait l'aveu : on pouvait même parler de poil sur les avant-bras et sur les jambes. Très journalière, elle était ravissante ou quelconque : son visage un peu anguleux (disons mieux : très dessiné) ne tolérait aucune déformation, donc aucune fatigue, aucune peine. Bref, la fille qui sourit bien, mais qui pleure mal, la beauté qui a besoin d'être heureuse. En parlant, elle inclinait volontiers la tête du côté gauche et suçait légèrement ses mots. Peu de poitrine, mais palpitante : un savant l'eût immédiatement classée dans le type respiratoire, celui des grandes amoureuses qui jouent facilement du sternum. Par bonheur, ce détail se trouvait compensé par un menton sec et une colonne vertébrale inflexible. Vouée à la romance, elle ne l'était pas au mélodrame, ni au flacon de sels.
Il existe un proverbe italien qui peut se traduire ainsi : Pour accrocher Marie, feins d'accrocher sa sœur. Sans connaître ce proverbe assez dur pour la vanité des femmes, je le mis en pratique : on a de ces intuitions, à dix-huit ans. Micou remarqua très vite mon insistance à me placer auprès de Cécile. Je m'aperçus aussi vite qu'elle l'avait remarquée : rien qu'à sa façon de tirer l'aiguille ou de casser son fil en recousant un bouton. Mais elle se rendit bientôt compte que mon insistance était négligente et sut m'en avertir par une imperceptible ironie de la commissure des lèvres. Puis ce petit jeu l'agaça. Elle n'avait point à satisfaire une tradition familiale qui, malgré la puissance de nos ressorts, en confie l'échappement aux petits rouages de la rouerie. Du rétrécissement de paupières au « Zut, alors ! », en passant par de sonores impatiences du talon et ce port de tête incliné analogue à celui du chat-qui-voit-le-chien-boire-son-lait, Michelle fit donner les nerfs. Enfin, quand la plaisanterie lui parut suffisante, sacrée petite Minerve ! elle attaqua. Pas une chaise à mes côtés qu'elle ne proclamât à la cantonade « réservée au flirt de Monsieur » ! Impossible de sortir avec Cécile sans entendre :
— Hé, vous autres ! On peut se compter jusqu'à trois ?
Micou prononçait « voussautres » et,s'emparant de mon bras gauche, me remorquait vivement, tandis que l'autre mollasse traînaillait à mon bras droit.
Un soir, enfin, j'émis la prétention d'aller chercher le beurre à la ferme, seul.
— Laissez, mes enfants, laissez votre cousin, fit la tante, fidèle à nos conventions.
Je pris mon temps. Comme je revenais, ruminant des pensées obscures, j'aperçus Micou assise au pied d'un calvaire situé à peu près à mi-chemin de Kervoyal. Malgré l'heure avancée, elle tricotait avec un beau zèle et ne leva pas le nez à mon approche. Mon ange gardien me souffla aussitôt : « Je ne sache point que tu l'aies convoquée, cette dame ! Le crépuscule tombe, poétique à souhait, mais en tout cas fort sombre. Il se pourrait que tu ne l'aies point vue. Saute le talus, mon garçon, et prends à travers champs. Si l'on te rappelle… »
— Jean ! cria Micou.
Ce jour n'est pas forcément une date. Mais qui, je vous le demande, pourrait bien en convaincre ce petit couple qui revient en balançant les mains, qui s'arrête au sommet de la falaise et semble offrir à quelque camera deux ombres chinoises bien détachées ? Deux ombres stupides, pures à dégoûter le metteur en scène, incapables du rite que suggère le couchant rouge comme un énorme baiser. Deux ombres pourtant si aériennes, si complices de l'heure et de toute la terre ! Archange en espadrilles, pour cinq minutes, et peut-être damné pour toute la vie par ces minutes, je n'ai rien à dire ni rien à penser. Très loin devant moi, la mer et le passé se retirent jusqu'au prochain jusant. Très loin devant elle, fraîchit ce peu de vent qui respecte sa jupe écossaise et porte à l'horizon une dernière mouette. Quel est donc l'imbécile qui parlait d'essayer son charme ? N'est-ce pas lui qui se trouve essayé ? Nous pouvons rentrer, lents et furtifs. Pour moi, sinon pour elle, ce jour est bien une date.