Je le connais bien, ce pied-de-biche. Je le connais, ce prieuré de Saint-Lô. Quand nous habitions rue du Temple avec grand'mère, avant le retour de Madame (le premier retour, car nous sommes, hélas ! menacés d'un second), je passais devant la grille tous les matins en allant à l'école, et la sœur tourière se méfiait de mes traîtreux coups de sonnette. Je la vois encore, coiffe au vent et rosaire bruissant, crier derrière mes galopades : « Je vous tirerai les oreilles, petit vaurien ! »
Si étonnant que cela paraisse, cette tourière n'a pas changé. Je croyais pourtant que la Règle imposait aux sœurs grises (comme aux gendarmes) de fréquents changements d'affectation. Elle a beaucoup vieilli, mais la verrue cicéronienne qui orne son nez ne permet pas le doute. Elle m'ouvre la porte avec un empressement froid, économise ses mots en me saluant du menton et, sans même me demander mon nom, me précède dans le silence, poussant devant elle sa cuirasse d'amidon et cet excès de jupes qui rase le sol et lui cire le talon. Nous débouchons bientôt dans le jardin, ratissé au peigne fin, planté de tilleuls aux branches régulières comme des candélabres. Des groupes discrets, qui chuchotent à peine, y déambulent lentement. La tourière s'arrête et, toujours avec le menton, me désigne un banc.
— Votre frère est déjà là, dit-elle.
Elle s'éloigne dans un murmure d'étoffe. Mon frère ? Lequel ? Et pourquoi ? Fred, sans doute, soumis à la même formalité pieuse. Mais comment l'a-t-elle deviné ? l'a-t-elle reconnu ? Étonnante sagacité conventuelle, précision du regard aiguisé à l'abri des cornettes ! Cependant j'examine le dos rond, les tempes plates pourvues de grandes oreilles et de crin noir. Le nez, toujours tordu à gauche et traversé de petits reniflements inutiles, oscille à trente centimètres des derniers mots croisés de Renée David. Sacré vieux Frédie ! Ni lui ni moi, ni aucun Rezeau, n'avons jamais été démonstratifs, mais lui et moi, tout de même, nous avons été assez alliés pour être un peu frangins. Une petite chaleur glisse le long de mes veines.
— Hé, la Chiffe !
Ferdinand se retourne, mais ne tique pas. Ce n'est pas le genre de garçon qui s'étonne facilement, mais j'aurais aimé trouver une brève lueur dans ses prunelles, noyées d'ennui sous l'arc affaissé des sourcils. Il ne se lève pas, se contente de me tendre une main molle, comme s'il m'avait vu la veille.
— Salut, fait-il. Décidément, ce n'est pas une retraite, c'est un rallye de famille. Il y a aussi Max Bartolomi et ce petit nabot d'Henri Torure.
Puis il s'étire, pointe un bout de crayon mâchonné vers sa grille.
— Tu parles d'une vache, reprend-il. Remplit les lavabos et vide les baignoires, en huit lettres… Je te le donne en mille.
Je retiens sur le bord de mes lèvres une foule de questions importantes. Comme jadis, il semble bien qu'il n'y ait point pour cet indifférent de questions importantes, hormis les futiles. Gras, luisant, bien tenu, mais avec cette négligence de cravate et de boutons qui trahit son homme, mon frère n'a plus rien du maigre chacal d'antan. Il ferait plutôt dogue de parade, paisible et sans abois. Il tire la langue, la fait claquer, triomphe.
— Eh bien ! mon petit père, c'est entracte !
Je souris, je le retrouve, toujours très Chiffe, satisfait de la minute et insouciant de la suivante, installé dans le provisoire. Entracte ! Cet entracte de trois ans ne l'a point changé. Le rideau bouge et il n'en sait rien. Je ne le trouve guère préparé pour le second acte. Tandis qu'il bâille, je lui souffle :
— Tu sais qu'ils reviennent ?
— Oh ! d'ici là…
Mais, soudain, il reprend, tout à trac :
— Il s'en est passé des choses, depuis leur départ !
Va-t-il se déboutonner, enfin ? Va-t-il se souvenir ? J'aimerais savoir, s'il le sait, ce que sont devenus les Vadeboncœur, Traquet et autres précepteurs. J'aimerais savoir ce qu'il pense aujourd'hui de la pistolétade, de la belladone et du petit bain d'Ommée. J'aimerais parler du bon vieux temps… Disons : de l'époque héroïque, de cette excitante jeunesse, mieux vécue que cette banale adolescence, de cette bagarre, après tout soldée par une espèce de victoire. Mais non, Fred ne veut pas s'en souvenir. Il ne m'expliquera rien, ne m'apprendra rien que d'insignifiant. On mange bien chez la tante Bartolomi. Cropette a été reçu au bac avec la mention très bien. Lui, Fred, chausse maintenant du 44, comme feu Marc Pluvignec, frère de notre mère. A propos des Pluvignec, grand-père vient de lui envoyer cent balles malgré son échec à Navale. (Il a de la chance, car moi qui viens de réussir mon bac, je n'ai même pas reçu une lettre de l'ex-sénateur. A propos de galette, M. Rezeau est horriblement chien : jamais un sou d'argent de poche. Ça la fout mal, le dimanche, quand Fred sort avec ses copains. A propos de copains, Max Bartolomi ne vaut pas tripette. Il est pourtant très drôle…
— Tu sais, enchaîne hardiment mon frère, que l'Oncle est mort.
L'Oncle, avec un grand 0 pour le différencier des nombreux autres, c'est René Rezeau, cela va de soi. Bien entendu, je n'ignore pas qu'il est mort, je l'ai même appris grâce à une lecture spirituelle du supin, qui a résumé durant une heure sa vie et son œuvre et terminé son homélie en me souhaitant publiquement de lui ressembler.
— Je suis allé à l'enterrement, avec Max. La tante m'a fait tout exprès revenir de Nantes. L'Oncle était mon parrain, et je représentais Papa, à titre d'aîné.
A titre d'aîné, Fred se rengorge. C'est une distinction qu'il revendiquera toujours et ne légitimera jamais, exactement comme M. Rezeau parle de son autorité. Mais voilà ce fameux aîné qui change de ton, se claque les cuisses et pouffe, sans se soucier de la retenue qu'impose le décor.
— Ce que nous avons pu rigoler, ce jour-là !… Max !… Tu le reconnais, c'est ce grand type qui a l'air empalé sur sa colonne vertébrale… Le pot à tabac, près de lui, c'est Henri. Amène-toi, Max, et raconte à mon frère le coup des « dernières paroles ».
Les cousins s'approchent. Cousins… la généalogie m'apprend qu'ils sont tels et, de ce fait, bons à tutoyer. Dans la rue, je leur aurais donné du monsieur. Ces étrangers, je les ai vaguement aperçus une fois, lors du jubilé du défunt. Ils portaient alors la culotte courte. Aujourd'hui, longue perche et courte massue, ils s'avancent avec dignité en surveillant leur pli de pantalon. A trois pas, ils stoppent, singent un garde-à-vous. Puis ils me serrent la main avec la fausse bonhomie de rigueur, et Max, tout de suite lancé, débite sa petite histoire.
— Oui, figure-toi que la veille de l'enterrement, à Angers, j'étais dans l'escalier de la maison mortuaire, lorsque est arrivé le reporter du Petit Courrier un débutant, timide et très impressionné par l'importance des gémissements et la dimension des premières couronnes. Il n'osait s'approcher de personne et, finalement, par hasard, s'est adressé à moi : « Monsieur, je suis chargé de faire un article nécrologique. Une colonne au moins, à la une… Ne pourriez-vous pas me donner quelques indications, me citer un détail, une parole inédite… Je suis au Petit Courrier depuis huit jours et je ne voudrais pas manquer cette occasion… » J'allais l'envoyer sur les roses, quand une inspiration m'a traversé et je lui ai dit, d'un air dolent : « Je ne suis que le neveu et je n'ai pas assisté aux derniers moments… Mais, si ça peut vous être utile, il paraît… on m'a dit… que peu avant de mourir il avait répété le mot de Barrés : « Mieux vaut une belle mort qu'un bel enterrement. » Là-dessus, je lui fais un petit laïus, j'enveloppe la chose, je noue la faveur. Ah ! mon ami ! Le type jubilait, griffonnait, trépignait de joie. « Historique, monsieur, historique ! Merci beaucoup. » Et le lendemain, dans le Petit Courrier, toute la phrase en manchette ! Et les tantes qui murmuraient sous des voiles longs comme ça : « Ça n'est pas vrai, il n'a pas dit ça. » En effet, il avait dit, le pauvre, une heure avant la fin : « Si seulement je pouvais pisser un peu, ça me soulagerait bien. » Le comble, ç'a : été la péroraison de l'évêque, qui avait dû lire le journal avant de monter en chaire. Sa Grandeur, en les roulant comme d'habitude, nous a laissé tomber : « … et dans son humilité prrrofonde, ce grrrand homme mourrrut en murrrmurrrant : Mieux vaut… »
Max plie en deux son double mètre, s'esclaffe. Fred, d'un pouce enthousiaste, déporte son nez vers la gauche. Henri Torure reste réticent. Je ne sais pas pourquoi, mais je comprends son malaise. Il est plus facile de se moquer d'un vivant que d'un mort. Je me suis gaussé, naguère, de la vénération dont la famille entourait sa « brosse à reluire » et je ne vais certainement pas changer de camp. Mais si les respectueux passent du côté des rieurs, je préfère ne plus être ni l'un ni l'autre. Ce Max, qui a cessé de rire, mais continue à gloser au sujet du « vieux crabe », c'est le même Max qui doit se fourrer les pouces aux entournures du gilet quand un quidam lui demande s'il est bien le neveu de l'académicien. Les vins d'honneur de la famille commencent à tourner au vinaigre, mais dans cet état ils serviront longtemps à conserver les cornichons.
— Riez, riez, dit Henri, presque agressif. La disparition de l'oncle n'en reste pas moins une grande perte. Depuis sa mort, la famille se décompose.
— Non, rétorque Max, elle se modernise. Nous étions vraiment trop vieux jeu.
N'intervenons pas. Cette discussion, d'ailleurs vite éteinte, ne m'intéresse pas. Au fond, tous deux sont bien de la même couvée et séparés par de simples nuances de caractère. Max ignore qu'il est dans la bonne tradition : celle du dénigrement interne, que nous avons toujours pratiqué et qui n'a rien à voir avec la révolte. Se moderniser, pour lui, c'est secouer le cocotier, se débarrasser des personnes périmées, non des principes ni des apanages. Ce n'est pas s'installer dans de nouvelles positions, mais dans de nouvelles places. Au fait… j'en connais un autre, sous ma peau, qui s'est aussi opposé à des personnes et qui éprouve soudain l'impression d'avoir frappé à côté. Impression fugitive, du reste, vite effacée par le souvenir de mes défis. Au surplus, une soutane traverse le jardin.
— Tout le monde est arrivé. Je crois, messieurs, que nous pouvons nous rendre à la chapelle.
En voilà pour une semaine. Du Guide de la Bonne Retraite à la Méthode de Mgr Clairsaint, en passant par les Exercices de saint Ignace, nous connaissons l'affaire. Ces trois années de collège n'ont été qu'une longue retraite. Messe quotidienne, prières avant et après l'étude, avant et après chaque cours, avant et après chaque repas, chapelet pendant le mois de Marie, salut pendant le mois du Sacré-Cœur, billets de confession, cours d'instruction religieuse, lectures spirituelles. Chaque dimanche, le grand jeu : messe de communion, grand-messe, vêpres, salut et complies. Dix jours de retraite pour tout le monde. Retraite des communiants. Retraite des bacheliers. Enfin, avant la dispersion, grande et suprême retraite des philos, prêchée par ce fameux Mgr Clairsaint, spécialiste du genre et de la vocation obtenue à chaud… Non, vraiment, je n'éprouvais pas le besoin de subir ce nouvel assaut de rabâchages. Quelle efficacité particulière peuvent-ils avoir sur trente fils de famille qui ont appris par cœur l'Apologétique et qui se trouvent là, parce que leurs parents les y ont envoyés, parce que cela se fait, parce que les jeunes gens ont besoin du prédicateur comme du maître à danser ou du professeur d'escrime ?
— Quel pif ! murmure Max, lorgnant le révérend qui monte en chaire, précédé par son nez.
— Don du Seigneur, en cinq lettres ? s'enquiert Ferdinand.
En voilà pour une semaine. Fred installe ses mots croisés entre deux pages de la méthode qu'on vient de lui remettre. Max finira par écrire des vers sur la couverture. Sauf Henri et deux ou trois volontaires qui entretiennent le ronron de la pieuse mécanique, chacun suppute le nombre d'heures qui le sépare de l'office de clôture. Pour ma part, je médite vaguement. Non, certes, selon les plans de cette méditation dirigée, pour moi trop proche de la méthode Coué. Mais selon mes directions particulières qui sont, alternativement, parallèles à la route de Damgan ou à celle de La Belle Angerie !
La Belle Angerie l'emportera. Il est vrai que tout le mérite en revient à cette carte postale qui représente précisément le « château » et au dos de laquelle M. Rezeau a griffonné ces lignes :
« Mes chers enfants,
« Brusquant notre retour, nous sommes arrivés hier. Comme je n'aurai pas ma nouvelle voiture avant mardi, je ne puis aller vous chercher. Prenez dimanche soir le car de Soledot. Vous ferez à pied le dernier kilometre. Bonne retraite et à bientôt. Rezeau. »