VII

Le photographe de la sous-préfecture sort de chez nous. Mme Rezeau n'est pas satisfaite.

Elle aurait voulu être photographiée debout, au centre du cliché, son mari à sa droite, ses enfants à ses pieds. Mais il paraît que cela ne se fait pas quand lesdits enfants sont devenus des jeunes gens. Elle aurait dû s'y prendre plus tôt. Il lui a fallu s'asseoir sur une bergère… Une bergère ! L'un des grands Dagobert du salon faisait plus digne, plus Rezeau, mais il était trop haut. Mme Rezeau a donc été obligée de s'asseoir, tandis que nous l'entourions de nos quatre « statures moyennes ». C'est ainsi que nos arrière-neveux la contempleront, avec attendrissement, sans se douter que l'opérateur s'est permis de lui rabaisser quatre fois le menton et de lui réclamer une douzaine d'essais avant de confier au gélatino-bromure son bienveillant sourire. Quant à la tapisserie de l'Amour, qui a servi de toile de fond, je gage qu'ils la croiront sur parole. Tant pis ! Ils apprendront peut-être un jour que groupe et entente ne sont pas synonymes, que le p'tit oiseau est souvent une pie-grièche, quand il ne s'agit pas d'un corbeau. Enfin, c'est fait, nous serons encadrés ou couchés dans les albums de famille. Après tout, il était temps, il était grand temps, et c'est miracle que cette fantaisie ait brusquement semblé indispensable à notre père. Le vieux doit le sentir confusément : ce cliché est le premier et le dernier du genre. Jamais plus nous ne serons réunis, au complet. Notre définitive diaspora commence.

Le photographe nous a précédés de dix minutes : on distingue nettement dans la boue de l'allée des platanes la trace de ses pneus. Il pleut toujours. Cette fois il pleut selon l'usage : moitié pluie, moitié brouillard, la bruinasse lessive les parmélies le long des troncs, s'acharne sur la statue de saint Aventurin, lui prodigue la goutte au nez. Nous marchons tous les quatre vers la route, vers l'arrêt du car. Tous les quatre, dont trois sont en partance vers des directions différentes. Tous les quatre, ces quatre hommes qui totalisent maintenant une assez jolie puissance musculaire et que dirige, du haut de sa fenêtre, le toujours négligent regard d'une seule femme. Car Mme Rezeau ne nous accompagne pas : elle est fatiguée, elle est encore fatiguée. Elle inaugure cette fatigue politique, qui remplira les lettres de notre père et les transformera en bulletins de santé, cette fatigue qui déjà l'a contrainte à écourter notre séjour, à nous renvoyer à nos chères études au bout de quarante-huit heures, à nous dire adieu d'un simple geste.

— Après une si longue séparation, j'aurais voulu vous garder plus longtemps…

Seul, M. Rezeau parle, ou soliloque, ou s'excuse, à notre choix. Il a retrouvé sa vieille peau de bique pelée et jeté par-dessus un ciré de chasse au gibier d'eau. Son vieux chapeau de campagne, le pétase (qui l'attendait dans le grenier à insectes), fait gouttière comme jadis et lui inonde la moustache. Il tient à la main son parapluie qu'il a oublié d'ouvrir. Tandis qu'il continue à parler et que personne ne l'écoute, je sens le bout de ce parapluie qui se pose sur mon épaule, comme s'il voulait m'armer chevalier.

— Remarque bien que… Cette fois, c'est Marcel qui est le plus à plaindre. Comme je suis nommé à Segré — ce qui va me permettre d'habiter ici — Ferdinand, à Nantes, et toi, à Angers, ne serez pas trop éloignés de nous. Mais Marcel, à Versailles, sera bien isolé. Je sais qu'il pourra de temps en temps passer son dimanche chez ses grands-parents, à Paris. Je doute qu'ils lui soient d'un grand secours.

Un éternuement sonore traverse le grand nez de Fred. M. Rezeau tire son mouchoir, le pose sur sa bouche, ne parvient pas à imiter son fils et se contente finalement de se moucher pour se débarrasser des picotements qui lui chatouillent les sinus. Puis il décide d'ouvrir son parapluie et se remet en marche. Ses bottines à boutons, qui se ressemellent de boue, traînent dans les flaques. Le pépin haut, il ricane doucement.

— Plus bons à rien, les Pluvignec. Depuis la mémorable veste que ton grand-père a ramassée aux dernières élections, ils se sont complètement retirés, ils vivent en robe de chambre et se découvrent une maladie par jour. Je m'inquiète beaucoup de la gestion de leur fortune.

Nous croisons Barbelivien. Lui aussi est entré dans l'âge trop mûr : on dirait qu'il a du mal à soulever ses sabots. Décidément, serviteurs, idées, fortune, parents, et même ces chênes, et même ce chemin ridé d'ornières, tout sent le vieillard, tout me donne envie d'aller essayer ailleurs ma jeunesse et mon insolence, ici déplacées. M. Rezeau agrippe mon bras.

— En ce qui te concerne, je suis très embêté. Cet idiot de Ladourd s'y est pris trop tard, paraît-il. Il n'y a plus aucune chambre libre aux internats de la Faculté Catholique. Il va falloir que tu loges en ville, chez une dame Polin, qu'il recommande. A propos de Ladourd…

Voici la barrière, qui fut blanche, voici la route goudronnée à qui la pluie prête les grâces luisantes d'un huit-reflets et qu'une bouse, rétive au délayage, orne de sa cocarde. Salive avalée, Papa continue :

— … brave homme, très serviable…

C'est drôle, mais quand j'entends ce mot dans la bouche de l'un des nôtres, il sonne exactement comme le mot serviette et donne l'impression d'être aussi facile à jeter dans le sac à linge sale.

— … s'y connaît bien en affaires, te donnera d'excellents conseils, lui délègue mes pouvoirs. Mais, avec les petites… hein, pas d'histoires ! Nous aurons l'œil.

Inutile de répondre. Nous sommes arrivés. Nos valises tombent sur le bas côté et nous restons bien sages, silencieux, alignés comme des boutures de la même espèce. Notre père a usé sa provision de salive. Quant à nous, les trois frères, nous n'avons rien à nous dire, pas plus au départ qu'à l'arrivée. Boutures de la même espèce, peut-être, mais greffées de trois façons, indifférentes à la variété voisine. Nous nous ignorons. Voici l'étonnement, toujours proche chez moi de l'indignation, qui commence à me travailler : hormis le nom et cette vague ressemblance du menton, quel signe nous est commun ? Quelle joie, quel sentiment, quel goût et quel but ? Nous sommes habillés de la même façon, nous mangeons la même chose, nous employons la même langue, mais cette solidarité de l'étoffe, de l'appétit et de la syntaxe, tous les hommes de ce pays la partagent avec leurs pires ennemis. En fait, nous n'avons aucune solidarité réelle et c'est exactement ce que notre mère a voulu, ce pour quoi elle nous a dispersés, divisés, ce en quoi elle nous a diminués.

— Allons, au revoir, mes enfants.

Distribution de moustaches mouillées. Poussif, patouillard de Bocage, le car s'approche en aspergeant les haies.


Je ne tournerai pas la tête. Je sais bien que les moustaches frémissent et que le parapluie a du mal à rester droit au-dessus du pétase. Pour la dernière fois, je l'aurai revu dans cette ruine mouillée, dans ce cadre qui lui convient et qui le résume, le pauvre homme ! Qu'il aille décoller ses quintuples semelles de boue sur le grattoir, avant de monter aux ordres : sa prochaine épître sera certainement sèche, nette, catégorique. Il ne saurait jamais être que par lettre, loin de nous, ce qu'il ne peut être en notre présence : le chef de famille.

Mais ne nous apitoyons pas trop sur son sort. Il y a des natures qui aiment la dictée. Ce n'est pas du tout mon cas. Or je m'aperçois : primo, que je ne sais plus aussi bien jouer du bec et des ongles ; secundo, que ma virtuosité passée ne m'a pas servi à grand'chose. En somme, cette enfance, dont je suis encore très fier, s'est achevée sur un fiasco qui m'a très abusivement paru une victoire. Ce ne fut pas même une victoire « aux points ». En obtenant de quitter La Belle Angerie et d'être envoyé au collège, j'ai laissé le champ libre à ma mère. Elle a rebâti une nouvelle forme d'empire, plus hypocrite et plus sûr. Ai-je tout à refaire ?

— Tu as vu, au fond du car ?…

Je me retourne. Fred, qui occupe le siège placé derrière moi, cligne de l'œil. Marcel soulève une paupière et se replonge dans La Science et la Vie. Je reconnais le curé Létendard, recteur de Solédot, qui va sans doute rendre visite à son collègue de Vern et somnole au-dessus de son bréviaire. Mais je ne reconnais pas les paysans qui occupent les fauteuils de moleskine et qui ne s'empressent pas de saluer comme jadis.

— A côté du curé…

A côté du curé, il y a une bonne grosse fille en manteau vert-épinard et chapeau de paille à ruban bleu, surchargé de cerises vernissées. Les cahots font tressaillir son poitrail, les virages n'arrivent pas à déporter cette masse de lard rose. Elle me dédie un sourire qui doit avoir vingt ans, mais qui en paraît trente. Béat plus que benêt, ce sourire, et tout empreint d'une vague complicité. Seuls, les yeux jaunes me permettent d'identifier la fille. C'est Madeleine, devenue la lourde à manier, la lourde à marier classique des fermes craonnaises. Jolie conquête, ma foi ! encore qu'à l'époque elle ait eu comme ses pareilles sa période mince, sa gentillesse canaille de bicarde. Jolie conquête, analogue à toutes les autres ! Saluons d'un coup de menton protecteur et faisons bien vite face en avant. La négligence, on vient de nous apprendre les vertus de la négligence. Je me retourne une seconde fois pour être bien sûr de ne pas m'être trompé. Autre petit salut. Mais oui, ma grosse, on se souvient. On était jeune en ce temps-là ; jeune et pas difficile, comme toi. Enfouis bien ce secret sous vingt centimètres d'axonge. Confie-toi, ma plantureuse, à quelque gars accoutumé à soulever les pochées de cent livres et, surtout, n'apprends jamais que nous avons poussé la bonne grâce jusqu'à t'idéaliser quelque temps, jusqu'à faire de toi le prototype des agréables pécheresses. Ah ! le niais, que tu déniaisas, ma niaise !

— Au moins, insiste Frédie, ils mettent du beurre dans la soupe, à La Vergeraie.

Et toi, de l'huile sur le feu, mon salaud ! A gifler, le frangin ! C'est une manière de dire : « Tu as baissé. Tu ne m'excites plus. » Comment s'exciterait-il sur ce que je suis ? Il n'est même plus mon témoin. Nous sommes tous de bons bougres en train de nous demander quel jeu nous allons jouer et quelle chandelle nous planterons dans le bougeoir. Mon prestige est tombé à zéro dans ces parages, et j'ai hâte de les fuir. Répondons, du coin de la lèvre, histoire de sous-entendre des tas de choses :

— Et dire que nous avons fait l'amour avec ça, jadis !

Puis taisons-nous et dégustons ce « jadis », invraisemblable comme une sucette dans une bouche de dix-huit ans. Je respirerai quand ils seront partis, messieurs mes frères, l'un vers Nantes et l'autre vers Paris. Je ne les accompagnerai même pas à la gare. Bon vent ! Ma fraternelle sollicitude, toute dévouée à l'honneur de la famille, a sa petite revanche à prendre, sur l'heure, du côté de la maison Ladourd.


Petite, en effet, la revanche. « Micou ? Elle est chez le dentiste », piaulera Suzanne de sa voix de mouette, sur le pas de la porte. Je n'aurai plus qu'à filer à la Santima pour demander au père de l'absente de m'accompagner jusque chez cette dame Polin, ma logeuse. Et je n'aurai plus qu'à dîner en face de cette inconnue, qui me débitera les mille et une recommandations d'usage sur l'emplacement des cabinets, l'usage des clefs, les nécessités du paillasson et la sacro-sainte heure des repas. A neuf heures, je serai au lit — un lit neutre, ni mou, ni dur, comme la mère Polin — sans éprouver la moindre envie de sortir, d'user de ma liberté toute neuve. Après tout, Micou fait aussi sa période mince : elle prendra peut-être aussi le type rondouillard de sa mère. Et puis quoi, l'amour ! qu'est-ce que c'est que ça, l'amour ? La mer, l'amour, toujours recommencés. De quoi ai-je l'air ? Roudoudou, sentiment, fleur bleue, non, merci ! Perdre ma force, non, merci ! J'allais m'amollir, mais mon ange gardien veille, mon ange gardien m'avertit à temps. Une petite ardoisière de Trélazé ou une arpète de la Doutre, au passage, pan ! comme le vieux tirait les sarcelles, je ne dis pas non. Mais pour les effusions, mesdemoiselles, vous repasserez.

Puisque les inscriptions sont gratuites, je vais m'inscrire à la fois au Droit et aux Lettres. Je suis un garçon sérieux, moi.

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