Décembre mord les statues. De ma fenêtre, qui surplombe Saint-Julien-le-Pauvre, je vois grelotter les saules dans le square Viviani, où l'inconnue ne vient certainement pas s'asseoir en ce moment. A vrai dire, je ne puis contrôler : je viens de m'offrir une mauvaise bronchite et je garde la chambre depuis un mois, aux frais de ces Assurances sociales, dont M. Rezeau prétendait jadis qu'elles étaient fort inférieures aux anciennes Mutuelles, libres autant que patronales. Elles ont du bon, ces Assurances, qui me font vivre. Journal déployé, je vais de titre en titre, approuvant des revendications dont la vraie fatigue, la fringale et l'onglée vous permettent seules d'apprécier le caractère. Depuis quelque temps — et sous cet angle, qui me paraît encore un peu mesquin, — je m'intéresse au Front populaire en formation. J'ai même pris ma carte syndicale : cette carte de visite du pauvre. Je commence à rire d'un certain Brasse-Bouillon, qui lisait par bravade les feuilles de gauche, pour embêter sa famille. Bien sûr, je ne suis ni ne serai jamais tout à fait dans le coup. Un certain ton, une certaine épaisseur d'adjectifs, un certain « chante-faim » de propagande agacent en moi ce militant qui se croit assez fort pour vaincre seul sa propre injustice. Nous en rabattrons encore…
— Je t'apporte une tasse de bouillon, murmure Paule, qui vient d'entrer.
Celle-là… Pourquoi donc a-t-elle trente-six ans, ces paupières fripées, cette bobine de fil blanc dispersé dans les cheveux, ce ventre qui doit tout à sa gaine et ces seins que ma paume sait creux, vides, mous comme un zeste ? Toutes ses couvertures sont jetées sur mon lit et je sais que, ce soir, pour ne pas me les reprendre, pour ne pas me proposer de coucher avec moi, en frère et sœur, pour ne pas même attirer l'attention en réclamant un couvre-pied supplémentaire, elle se glissera toute habillée sous un tas de vieux manteaux. En fait de sentiments, je ne suis pas grand clerc, mais je vois bien qu'en six mois sa fameuse indifférence s'est effilochée et que sa désinvolture se fêle, comme la tasse qu'elle pose devant moi.
— Bois donc, pendant que c'est chaud.
J'aime ces attentions qui ne s'encombrent pas de mots, ni d'attitudes. S'apercevant que si la tasse fume, notre haleine lui fait concurrence, Paule allume un chétif poêle de camping qui pue l'essence. Puis elle retape mon lit, brosse ma veste, range sommairement mes livres.
— Au moins, reprend-elle pour meubler le silence, tu auras pu prendre de l'avance en un mois.
Cette bronchite est presque une chance, en effet. On n'a pas idée de ces chances-là, du côté de La Belle Angerie ! J'ai décidé de me débarrasser cette année de ma licence en préparant les deux certificats qui me manquent encore. Jusqu'en avril, je ferai des économies afin de me consacrer uniquement à mes études pendant le dernier trimestre. Comme je me dispose à réaffirmer ces nobles intentions, une bonne quinte de toux les disperse. Paule fronce les sourcils, me tape dans le dos, puis décrète :
— Au lit, monsieur ! Je vais chercher les ventouses et le thermomètre.
Mais ce programme sera bousculé. Tandis que je me couche, un coup de poing ébranle ma porte, derrière laquelle piétinent au moins quatre souliers.
Il s'agit d'une invasion. Un premier militaire entre, solennel, précédé par une paire de gants blancs. Son manteau ressemble à une reliure austère et la double raie rouge du pantalon à de riches signets. A son flanc oscille la miroitante épée par quoi les « armes savantes » expriment leur nostalgie des armes blanches. Haut perché, règne le bicorne, qui hésite à s'affirmer couvre-chef de diplomate, d'académicien ou de gendarme endimanché. Mais les lunettes, cercles tangents, proclament que ce bicorne est bien celui de l'X et, plus précisément, celui de Marcel, nouveau polytechnicien, qui salue de l'index et trouve le mot qui convient à la situation :
— Bonjour !
Un second militaire, dont la présence ne semble pas honorer le premier et qui s'avance derrière lui avec la toute petite allure d'une ordonnance, montre alors son col bleu délavé, son pompon rouge. Son nez tordu renifle la puanteur amicale de l'essence et claironne :
— On passait par là, ma vieille !
Les voilà plantés sur mon carreau, dont le vernis s'écaille. Le matelot dévisage Paule, telle une fille de port. Quant à mon presque-officier, il la regarde comme un péché mortel. Ses gants, couleur de conscience parfaite, lui alourdissent sans doute la main qu'il ne tend pas. Paule sourit de toutes ses dents, marmonne une formule et sort, faussement humble, brandissant une tasse dans le plus pur style soubrette. Le bicorne s'abaisse un peu, pour approuver. En une seconde, l'atmosphère Rezeau vient de m'être restituée.
— Ça ne va pas trop mal ? s'enquiert le polytechnicien, compatissant.
— Je suis en perme, explique Fred. J'ai d'abord été voir Marcel. Il a voulu m'accompagner chez toi… C'est plutôt moche… Comment te débrouilles-tu ? Je ne t'ai jamais vu si maigre.
Il est gras, lui, bien nourri par l'Intendance. Marcel a la santé plus discrète. Ma première réplique leur inspirera le respect qui m'est dû.
— J'achève ma licence, mon petit père. Comme je n'ai pas de rentes, il faut bien que je travaille en même temps.
Marcel ne semble pas du tout impressionné.
— Tu n'avais pas besoin, insinue-t-il, de te créer ces difficultés. D'ailleurs, tu m'étonnes : on m'avait assuré que tu avais raté tes examens.
« On » doit avoir les cheveux secs, le menton en galoche et le prénom de ma voisine. Ma voix devient coupante :
— Renseigne-toi en Sorbonne, c'est plus sûr… Elle ne t'a pas dit non plus que je ramassais des croûtes dans les poubelles ?
Marcel se réfugie dans le rire. Ses gloussements, qui déplacent le bicorne, sont pleins d'indulgence. Pardonnons quelques inexactitudes à une pauvre femme nerveuse bien maltraitée par sa progéniture. Mais le pompon de Fred se penche de mon côté.
— Ma foi, avoue-t-il, elle m'a raconté avant-hier que tu avais échappé de justesse à une affaire de mœurs, l'année dernière, que tu étais réformé pour tuberculose, que tu vivais actuellement aux crochets d'une…
Paule, qui entre sur deux silencieuses pantoufles, reçoit le mot en pleine figure. Elle ne bronche pas, pose sur la table une boîte de ventouses, un flacon d'alcool, du coton hydrophile.
— La putain, c'est moi ! fait-elle, suave, en secouant le thermomètre. Asseyez-vous donc, messieurs !
L'ange qui passe a de très longues ailes et le réveil, piqué de rouille, que j'ai acheté à Saint-Ouen, grignote de bien gênantes secondes. Enfin, Paule, qui a l'air de s'amuser beaucoup, me met décemment le thermomètre sous la langue et fait face au bicorne.
— Vous devriez dire à Madame votre mère… commence-t-elle, en détachant le possessif.
Puis elle se ravise :
— Non, ne lui dites rien. Elle est très renseignée. Elle ne se console pas de voir que votre frère a déçu ses espérances. La calomnie, c'est la dernière ressource de l'impuissance.
Fred, qui entend se faire pardonner sa gaffe, fait aussitôt chorus :
— Elle a en effet grande envie d'être désolée. Elle m'a jeté gentiment avant-hier : « Quand tu seras démobilisé, tu pourras toujours imiter ton valet de chambre de frère. » Mais, cinq minutes plus tard, elle quittait le ton persifleur pour dire à Papa, qui souhaitait que tu t'en sortes : « S'il réussit, nous le payerons cher. »
— N'exagérons rien, fait Marcel, posément.
Son manteau et son air sérieux l'enveloppent, le cuirassent. Il n'est pourtant pas à son aise : cette façon de tirer sur ses gants, du bout des dents, est caractéristique. Je ne sais s'il est venu en qualité de plénipotentiaire ou d'agent de renseignements, ou pour montrer son uniforme, ou pour éviter une alliance entre Fred et moi, ou seulement par curiosité. Je ne suppose pas un instant que ce soit par sympathie. En tout cas, je vois bien qu'il regrette sa visite, qu'il a envie de s'en aller.
Tandis que Paule me retire le thermomètre et louche sur mes 38,2 °C, Fred, maintenant, s'explique, se répète, accumule les digressions, fait de l'esprit. Son cuirassé, le Poincaré, est à Cherbourg. Il a obtenu huit jours. Il vient d'en passer deux à La Belle Angerie, par faveur spéciale, malgré la grippe dont souffre notre mère. Il est vrai qu'elle lui a déconseillé de rester plus longtemps.
— Toute sucrée, la vieille ! « Je suis enchantée que tu sois enfin venu faire amende honorable, mais nous ne sommes pas en état de te recevoir… » Elle tirait son mouchoir toutes les cinq minutes pour me le prouver. Un mouchoir d'un sale ! Elle devient avare : il n'y a même plus de bonne à la maison… Quant à Papa, il est exact qu'il est menacé d'urémie… L'embêtant, c'est que je suis sans un sou. La France est notre mère ; malheureusement, l'État est son mari et l'État est aussi radin que M. Rezeau. Je rentre à Cherbourg en faisant un crochet par Paris : j'espérais que les grands-parents feraient un geste. Va te faire fiche ! Il n'y a que Marcel qui soit arrivé à les civiliser.
— Oh ! fait celui-ci, de plus en plus grave, j'y vais une fois par mois.
Il se lève, considère avec amitié sa montre d'or (prime pour son admission à l'X, sans doute), puis considère Fred avec inquiétude.
— Je suis invité chez le marquis de Lindigné… Tu ne peux pas t'y présenter dans cette tenue et Jean ne doit pas avoir de complet décent à te prêter. Je préfère te laisser ici. Si cent balles peuvent t'arranger…
Mais je préviens le geste du gant blanc qui glisse déjà vers le portefeuille. L'occasion est trop belle pour que ma « générosité » ne saute pas dessus.
— Une bronchite n'est pas contagieuse. Fred peut fort bien coucher avec moi. Il n'a qu'à terminer sa permission ici.
Je ne sais pas trop comment je le nourrirai et je me reproche déjà de compter un peu trop sur Paule, dont le sourire m'approuve. Marcel, à peine confus, jouant au frère bien content, tire du creux de sa poitrine un « Bonne idée ! » que suit très vite cet « Allons, au revoir ! » digne de son laconisme habituel. Il me donne un doigt à serrer, vérifie son harnachement et se retourne. Un instant, j'espère que son épée va s'engager dans les barreaux d'une chaise. Mais Marcel est trop calme, trop attentif pour se laisser ridiculiser par les petites choses. Sa rapière n'effleurera même pas le chambranle et ne sonnera pas une seule fois sur les marches de l'escalier.
Malgré le poêle, l'air est devenu respirable. Paule et moi affectons un air goguenard, auquel Fred s'associe, dès que s'éteint la plainte cossue des souliers de Marcel.
— Evidemment, maugrée-t-il, je ne le vois pas s'incliner devant Mme de Lindigné en présentant : « Mon frère, le mataf ! »… Mais pourquoi l'as-tu empêché de me donner cent balles ? C'était toujours ça de récupéré. On l'engraisse sur notre dos, après tout.
Sans comprendre le sens de notre moue, Fred s'installe, allonge les jambes et parle, parle, parle… Ses traits, ses coq-à-l'âne, ses ragots, ses petites rages font apparaître chez lui un côté Pluvignec qui je ne soupçonnais pas. S'il tient bien de notre père son grand nez, sa mollesse et cette fausse intelligence qui papillonne à la surface des choses (et se croit lumineuse, parce qu'elle est Rezeau), c'est de notre mère qu'il tient — à l'état mineur — cet égoïsme (superbe chez elle, mendiant chez lui), ce goût du soupçon, cette hargne (agressive chez elle, désolée chez lui), ce mépris envers un monde qui ne le hisse pas sur le socle auquel ont droit ses 44. A la façon, pourtant complaisante, dont il raconte ses bordées, on croirait qu'un sort cruel l'a réduit à sauver l'honneur des pouffiasses. Son mépris des ficelles pue le regret de n'en point porter. Il ne crie même pas, il crachote. Il ne nie rien, il ne refuse rien, il fait du scepticisme comme on fait de la septicémie. Simple décomposition du sang : de son sang bleu.
Parasite, avec ça ! Pendant six jours, il nous encombrera délicatement. Ses façons de lever le coude et de manier la louche sont de celles qui vous incitent à n'avoir ni faim ni soif. Il est vrai que, dès le lendemain, ma chère lui paraîtra si maigre qu'il se découvrira des obligations et organisera la chasse aux invitations parmi tous les amis ou les membres parisiens de la famille, encore sensibles au prestige de son droit d'aînesse. N'oubliant pas d'ailleurs la parabole du plat de lentilles, il se souviendra de la proposition de Marcel et ira le taper jusqu'à Polytechnique. Il n'hésitera même pas à risquer des commentaires qui me seront, plus tard, répétés : « Ce n'est pas une raison, dira-t-il, parce que Jean est dans une dèche noire, pour m'inviter noblement à bouffer des patates bouillies. » Jusqu'à son départ, je ne le verrai en fin de compte que la nuit et il rentrera de préférence vers deux heures du matin, quelquefois ivre et réveillant tout l'hôtel au bruit de ses godillots. Mais Paule restera souriante :
— Ne ronchonne donc pas. On ne fait pas les choses à moitié.
Il est vrai que, pour la remercier, Fred me confiera, en jetant son sac sur le dos :
— Bonne fille, ta Paule ! Mais tu pourrais tout de même les choisir un peu moins mûres.