XXXIII

Installé dans une confortable chambre meublée de l'avenue des Gobelins, Fred revint d'abord nous voir tous les deux ou trois jours pour nous tenir au courant de ses démarches qui, à l'entendre, avançaient rapidement. Il s'était reconstitué une garde-robe afin d' « en imposer » et avait acheté une bicyclette afin de « se déplacer plus économiquement ». Il avait l'allure et l'œil frais des briards repus.

Puis ses visites s'espacèrent. Mon frère, avantageux, daigna nous confier que l'homme n'est pas fait pour vivre seul. De plus en plus magnifique, de plus en plus occupé par les mille soucis dont il voulait bien me décharger, il ne jugeait plus utile de nous en rebattre les oreilles. Les choses suivaient leur cours, et nul n'ignore que le cours de la justice n'est pas un fleuve impétueux. Il ne devait pas non plus nous être très favorable, puisque je venais de recevoir l'assignation classique, préface de la liquidation-partage benoîtement réclamée par l'adversaire. Les Camel qui enrichissaient la moue de mon frère, ses cravates (qui ne tenaient aucun compte de notre deuil), la riche odeur de cave que dégageaient ses postillons m'apprirent que la partie négociable du butin avait trouvé un heureux emploi « au mieux des intérêts communs ». Toujours frétillant, toujours très canin, Fred nageait dans l'euphorie et lâchait allégrement la proie pour l'ombre.

Je me gardais bien de protester, de réclamer ma part. Je ne voyais aucun inconvénient à ce qu'il gâchât de l'argent Rezeau. L'argent Rezeau me dégoûtait. Pour moi, il existe deux sortes d'argent : l'argent de fortune, fruit énorme, fruit blet des arbres généalogiques, et l'argent de gain qui a la menue saveur des merises. Mon allié me dégoûtait encore plus que cet argent. Je ne pouvais plus supporter son nez tordu, ses yeux mobiles, ses mandibules aplaties. Je ne lui en voulais pas d'être ce qu'il était dans la mesure où il humiliait la famille. Je lui en voulais de ne pas être dans le coup, de ne trouver dans cette histoire qu'un prétexte à chantage, une source de vilains profits. Je lui en voulais surtout d'être un témoin inutile, un complice d'occasion, un demi-frère à peine plus frère que l'autre. Je lui en voulais parce que je m'en voulais, car il restait lui-même après tout, petitement cupide, lâche à souhait, incapable de soutenir seul une lutte importante, immédiatement corrompu par de provisoires délices de Capoue. Mais, moi, je n'étais plus moi-même, qui sonnais la retraite dès le premier succès, sous prétexte que l'ennemi était devenu indigne de mes coups.

Pour mieux dire, je traversais une crise d'adaptation. Si la situation nouvelle, déjà, n'amusait plus Fred et le laissait indifférent, elle demeurait pour moi un problème, peut-être pas essentiel, mais passionnant. Cette fois, le passé était plus que passé : il était différent de mes souvenirs. Il fallait me revivre, réemployer cette vitalité inutile qui m'étouffait.


Evidemment, malgré le cours du platine, les ressources de Fred s'épuisèrent rapidement. En octobre, après une absence prolongée, nous le revîmes soudain. Il était moins brillant. Il avait revendu sa bicyclette, « ce sale clou », et repris goût au Caporal ordinaire. Il nous arriva sur le coup de midi et attendit aimablement que nous l'invitions à déjeuner. Son enthousiasme s'était refroidi, et il se plaignait de mystérieuses difficultés, sans en préciser la nature. Pendant une semaine, il redevint notre quotidien pique-assiette. Enfin, il s'enhardit et, après de savantes manœuvres oratoires, me pria de « verser ma quote-part à la caisse de défense commune depuis longtemps alimentée par lui seul ». Mon sourire ne le démonta pas : comme tous les tapeurs aux abois, il salivait avec une naïveté désarmante :

— Tu comprends, ce procès nous coûtera beaucoup plus cher que nous ne le pensions. Nous avons en face de nous des gens qui se défendent à coups de billets de mille. Le peu que nous avions ramené de La Belle Angerie y est passé, et j'en suis largement de ma poche. Il faut pourtant trouver des fonds pour tenir tête. Sinon, il ne nous restera plus qu'à transiger.

A quoi bon lui demander ce qu'il avait réellement fait ! Il me prenait pour un imbécile, parce que je n'exerçais aucun contrôle sur son activité, et cela seulement m'irritait, bien qu'un tel jugement jailli d'une telle cervelle fût à certains égards réconfortant. Je me contentai de me récuser, alléguant les frais imminents de l'accouchement de ma femme. Le nez de Fred s'allongea. Ses yeux montèrent au plafond, tels ceux des militaires à qui la Mère-patrie refuse les crédits nécessaires au confort de l'armée, résumée par leurs galons.

— Bon, bon, fit-il sombrement. Je t'aurais cru plus généreux envers tes propres intérêts. Tant pis, je me débrouillerai.

J'eus l'indiscrétion de lui demander comment.

— Je me débrouillerai, répéta-t-il, évasif et prenant bien soin d'éviter mon regard.

Il déjeuna une fois de plus, siffla son litre et disparut — pure coïncidence — en même temps que le porte-monnaie de ma femme.

— 288 francs, conclut Monique, le plaisir d'être débarrassé de ton frère ne coûte que 288 francs. J'espère que le nouveau ou la nouvelle Rezeau vaudra plus cher.


Ce nouveau Rezeau… J'y songeais de plus en plus, avec intérêt. Ce fœtus tenait déjà de la place. Malgré le manteau vague, il gonflait insolemment le ventre de sa mère, qui commençait à descendre. Tout un rayon de l'armoire de bois blanc était consacré à ses brassières, ses pointes, ses langes taillés dans de vieilles couvertures, ses couches pour lesquelles Catherine Arbin avait sacrifié deux draps un peu fatigués et qui venaient d'arriver, accompagnées de deux paires de chaussons blancs. J'ai toujours eu l'habitude de réserver mon attention aux seuls êtres doués d'une forte présence et je m'étonnais de cet envahissement par l'invisible. Tant d'accessoires pour si peu d'existence ! Symbole parfait de la nature humaine qui, avant de vivre, mobilise déjà le monde.

Un nouveau Rezeau… Que serait-il, cet inconnu affligé du sang de ma mère et menacé par le proverbe tel père, tel fils ? Donner une Folcoche à mes enfants, je ne le craignais plus. Mais donner un Brasse-Bouillon à Monique restait encore possible. Un enfant est un reflet, sans doute. Quelquefois un faux reflet : j'en savais quelque chose. Qu'importe ! Cet enfant devait être avant tout un enfant : c'est-à-dire ce que je n'avais pas été. Jeanne ou Jean, bien que ce prénom appartînt à la famille. Jeanne ou Jean, parce que je suis un ancêtre et non un descendant.

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