Je marchais, heureux et bougon, ma femme au bras, mon livret dans ma poche.
Premier sujet d'humeur : ce grand jour avait petite allure. De la pension à la mairie, de la salle des mariages, à l'église, du parvis au restaurant, tout avait été expédié. Hâtive lecture du code, formalités en série du samedi matin bâclées par le sixième adjoint, bénédiction au rabais sans orgue ni tapis dans une chapelle de bas côté, menu quelconque. Monique arborait la robe blanche qui peut se reteindre, un petit flot de tulle et trois arums. Me Gand, Mlle Arbin, un cousin éloigné de passage à Paris, deux camarades de la pension, dont la dénommée Gabrielle, ma concierge (embauchée comme témoin par souci de contre-honorabilité) et un brelan de voisins composaient tout notre cortège. Je devrais ajouter : l'ombre de Paule, mais elle n'avait toujours pas donné signe de vie. Quant à Fred, dont j'avais espéré la présence jusqu'à la dernière minute, il n'avait pas daigné se compromettre ou n'avait pas obtenu de permission.
Second sujet d'humeur : Me Gand, solennel et lointain, très protecteur, avait conduit Monique devant l'écharpe et le surplis, faute de père. Je n'avais pu m'empêcher de songer aux noces craonnaises de Soledot : ainsi M. Rezeau menait à l'autel les filles de ses fermiers, après leur avoir offert une glace ou une paire de draps.
Troisième sujet d'humeur : je m'étais laissé bénir. Quelques jours après sa visite, mon père m'avait envoyé une singulière supplique, où il reprenait tous ses arguments pour terminer par cette phrase : « Au moins, si tu épouses cette petite, marie-toi religieusement. » J'avais immédiatement compris (ou cru comprendre : il n'y a pas que ma mère qui se torture l'esprit), j'avais immédiatement interprété cette prière : Mme Rezeau désirait un mariage civil et espérait l'obtenir en réclamant l'inverse. Elle pourrait ainsi déconsidérer ma femme, proclamer qu'elle n'était point sa bru, mais une maîtresse légale. Elle aurait un motif sacré pour nous accabler. Je m'étais sur-le-champ décidé à lui donner satisfaction, mais je ne me consolais pas d'avoir l'air d'obéir, de me renier, de sacrifier à des nécessités tactiques. Certes, les deux tiers de nos contemporains se marient religieusement par routine. Baptême, bénédiction nuptiale et absoute font partie d'un décorum où le curé n'est plus guère qu'un maître de cérémonies (l'existence d'un tarif et de « classes » confirme cette manière de voir). Certes, beaucoup d'incroyants acceptent de passer sur le prie-Dieu de velours, par politesse, parce que leurs parents l'ont fait ainsi, parce que leur fiancée, leur belle-mère ou leur situation les y contraignent, parce que le mariage civil, après tout, n'est qu'une formalité, parce que deux sûretés valent mieux qu'une quand il s'agit d'éviter l'épithète de concubins et d'avoir droit à l'estime de sa portière. De son côté, Monique ne pouvait songer à un mariage civil. Elle vivait dans une pension religieuse pour jeunes filles, non par goût, mais par nécessité (il n'en existe pour ainsi dire pas d'autres), pour bénéficier d'une garantie morale, à laquelle je n'étais moi-même pas insensible. Elle pratiquait peu, elle allait à la messe comme on va au bain, elle avait de la religion comme on a du linge propre. Sa religion, d'ailleurs, c'était cette dévotion féminine, imprécise, occasionnelle, qui accroche une médaille à la montre'-bracelet, néglige le Seigneur au profit de ses saints les plus représentatifs et s'intéresse au calendrier des fêtes mobiles, surtout quand elles sont accompagnées d'un « pont »…
Toutes ces raisons — la première eût suffi — m'avaient donc amené non seulement à laisser publier nos bans, mais à me taire comme si cela eût été la chose la plus naturelle du monde. Disons aussi, à ma décharge, qu'intervenait chez moi la nostalgie de l'absolu, le désir d'accroître l'importance de mon acte : dans cet ordre d'idées, j'aurais été capable de passer à la fois devant le curé, le pasteur, le pope, l'iman et le féticheur pour rendre mon mariage valable aux yeux de tous les dieux et selon tous les rites, Pourtant, je l'ai dit, je n'étais pas content de moi. J'éprouvais un curieux malaise : faire les choses à moitié ne convient pas à ma nature. Je n'aime pas non plus obéir à des intentions secondaires : déplaire à Mme Rezeau en plaisant à Monique ne me suffisait pas. Méchants motifs : au nom d'une vieille rancune et d'un jeune amour, ils masquaient mal un compromis.
C'est pourquoi je marchais heureux et bougon sous une petite pluie fine, l'estomac plein de simili champagne, Monique à mon bras, la tante trottinant dans le sillage du petit tulle blanc et réclamant un taxi pour filer à la gare. Je marchais en me disant que le premier « oui », seul, avait force de loi et que Dieu — si Dieu s'en souciait — ne devait pas être très honoré du second, jeté du bout des lèvres à ce vicaire trop pressé qui mâchouillait du bas latin.
Mais le oui important reste toujours le troisième.
Ne comptez pas sur moi pour les détails. Je méprise souverainement les jeunes mariés qui vous racontent, entre deux apéros (ou en deux cents pages), la manière dont ils s'y sont pris pour renverser Madame sur le dos et qui vous confient, béats, le décompte de ses grains de beauté, la description de sa chute de reins, quand il ne s'agit pas de leurs douteux records. Jadis, paraît-il, on se mariait pour faire une fin, donc tard, après avoir assuré sur d'autres le prestige du coq ; on ne parlait de sa femme qu'en termes feutrés, d'une voix de chapon. Je crois que ma génération, qui se marie jeune, se jette dans le mariage pour faire un commencement : elle traite ses femmes comme des maîtresses, elle s'amuse à faire craquer le sommier.
J'entends respecter ma femme. Il ne s'agit pas de capituler devant le romanesque, ni même devant la pudeur. Il s'agit au contraire d'une agression continue contre tout ce que la vie commune réserve de promiscuité, de détails sordides. Une femme que l'on respecte est une femme que l'on combat, que l'on force à se tenir (et Dieu sait si la majorité des femmes ont peu envie de bien se tenir une fois qu'elles ont le droit de se déshabiller tous les jours devant vous !). L'exigence, que m'enseigna ma mère, a peut-être changé de signe, mais elle demeure flagrante : je ne transigerai pas plus avec l'amour que je n'ai transigé avec la haine. Il faut qu'il ait de la classe.
L'amour, la haine, ce sont des mythes. Du bonheur, Montesquieu disait qu'il est une aptitude. Une aptitude à un style de vie. L'amour n'est pas ce style, mais l'un de ces styles. L'odieux, c'est que le mot amour serve à tout et ne puisse être remplacé par aucun autre mot, aucune périphrase (tendresse, amitié, affection, passion, etc., n'y suppléent pas, n'ont aucune élasticité). Amour divin, amour filial, amour de la patrie, amour-amour… que peut-on mettre là dedans en facteurs communs ? Tous les mots abstraits sont un peu des escroqueries et celui-ci est une trahison. Bien entendu, j'en userai, j'en abuserai, faute de mieux, car des trahisons de ce genre nous sont familières, voire précieuses. Mais entendons-nous : entre Monique et moi, règne ou va régner un état de grâce qui ne peut s'étiqueter.
Je le répète : vous n'aurez point de détails. Aplati sur Madeleine, puis sur quelques autres, je pensais naguère : « Un homme qui souille une femme souille toujours un peu sa mère. » Mais je sais aujourd'hui que le mépris n'est qu'une ressource imparfaite : le respect que nous vouons à un être est une bien pire injure faite à tous ceux à qui nous le refusons. Je ne crois guère aux rédemptions en masse, mais il est bien possible que chacun trouve la sienne — petitement — et Monique n'est rien d'autre pour moi.
Rien d'autre ?… Du moins, je le souhaite. Pourquoi ai-je encore tant de mal à faire abstraction de ta ceinture, de cette ceinture que la mode peut faire glisser de la poitrine au bassin, mais qui a toujours coupé les femmes en deux ? Pourquoi suis-je gêné en ouvrant cette porte ? Ma porte. Notre porte. Je m'efface devant toi. Je mets la main sur ton épaule. Je sens bouger ton omoplate. Et je souris, parce qu'elle va toucher, ton omoplate, comme celle du lutteur vaincu. Ne me débarrasserai-je donc jamais de cette vitalité hostile ? Tu es bien moins gênée que moi, ma verticale, en pénétrant dans notre chambre meublée de ce divan, trop horizontal. Femme d'en haut et femme d'en bas, ma seule femme… Pour toi, la chose est simple et ta pudeur s'en accommode. La mienne paralyse le grand appétit que j'ai de toi ! Malgré la loi et les prophètes qui me donnent ici tous les droits, malgré ta bonne volonté qui se rétracte à peine, j'hésite, j'éternise ces gestes qui ressemblent aux préparatifs de l'exécuteur. Délicatesse ? N'en crois rien. Je te prolonge, ma souris. Je suis tiraillé entre l'envie de te happer et la peur de te détruire. Enfin (mais ne le répète pas : ce que je crains le plus, c'est d'avoir l'air exquis) il y a ce soir au fond de moi un type grave, qui prend la chose au sérieux, qui n'entend pas bâcler les rites comme l'adjoint et le vicaire. Toute pompe est lente, et ton troisième oui vaut la cérémonie.