J'ai quelque chose d'important à te dire, pépie Monique. Mais lis d'abord ton courrier… Au fait, ça fait trois mois aujourd'hui, ajouta-t-elle en me remettant une lettre.
Le timbre à date du bureau d'arrivée en fait foi : 16 avril 1937. Trois mois que nous sommes mariés. Je n'aime pas beaucoup ce décompte, patiemment tenu à jour par la ferveur puérile de ma femme et chaque mois resservi. Mais il vaut mieux qu'un « quatre-vingt-dix jours au jus », grignotant impatiemment l'avenir : le calcul rétrospectif ne s'applique qu'aux joies.
— F. M., fait encore Monique. Ce ne peut être que ton frère.
Monique n'ouvre jamais mes lettres : il ferait beau voir ! Elle a seulement pris l'habitude de rester plantée devant moi, l'œil preste, le nez fripé de curiosité, la tête dodelinant de droite à gauche comme celle du chat qui attend que la souris sorte de son trou.
L'épître est bien de Fred. Lui seul gribouille de la sorte et se trahit par une significative absence de barres sur les t. Une lettre de Fred, la barbe ! De Fred, libérable dans quelques jours et probablement décidé à me tomber sur les bras. Je n'ai aucune envie de renouer avec lui, ni avec aucun autre membre de ma famille. Ne plus entendre parler d'eux, me débarrasser d'eux, tel est mon vœu, presque sincère. Maussade, je saisis un couteau de cuisine encore gras et j'ouvre l'enveloppe d'un seul coup, avec une force suffisante pour consommer un hara-kiri. Sur une feuille de papier quadrillé qui se vend dans les kiosques par pochettes de dix, zigzaguent une vingtaine de lignes bleuâtres. A la cinquième, le couteau me tombe des mains et je murmure :
— Pas de cette façon-là !
— Quoi ? s'enquiert Monique, brusquement inquiétée par la contraction de mes maxillaires. Que dis-tu ?
Mais je me tais, je ne précise que ma pensée… Non, je ne souhaitais pas me débarrasser d'eux de cette façon-là. Sauf d'Elle, peut-être. Je revois la chambre de mes parents, les lits jumeaux, la grande couverture en fourrure de loup. Il fallait… il fallait épargner le lit de gauche. Glacé, j'achève la lettre et la tend à Monique, qui lit à mi-voix :
Cherbourg, 14-4-37.
Mon cher Jean, je reçois un mot de Marcel. Papa, qui avait déjà eu deux crises d'urémie, la première il y a six mois, la seconde quelques jours après ton mariage, est cette fois au plus mal. Pour que Marcel me prévienne, il faut qu'il soit mourant. Il est peut-être mort à l'heure actuelle. Je ne suis libérable que le vingt. Sinon je sauterais dans le train. Malgré la conspiration du silence, je crois pouvoir te dire que la succession nous réserve des surprises : la vieille nous a proprement spoliés, à son profit et au profit de Marcel.
Je pense que tu n'es au courant de rien : ils ont décidé, une fois pour toutes, de t'ignorer, sauf pour les formalités inévitables. Papa disparu, je vais sans doute subir le même sort. Une alliance s'impose.
A bientôt. Cinq en cinq.
Je reste figé, tandis que Monique jette la lettre sur la table, avec dégoût.
— Il est écœurant, ton frère ! Il se fiche éperdument de la mort de son père. Ce qu'il redoute, c'est d'être déshérité. Mais ton père n'est pas mort : on t'aurait télégraphié.
— Certainement pas. Fred lui-même a été prévenu trop tard. Volontairement trop tard.
Les yeux gris interrogent les miens, se voilent, effarés. On a beau avoir quelques lumières sur l'état d'esprit qui règne dans une famille, rien de tel que des exemples concrets pour vous mettre dans le coup. Quant à moi, avant toute preuve, je suis sûr de mon fait. Je recevrai, trois jours après la mise en bière, un faire-part de grand format, encadré par au moins quatre centimètres de bordure noire, où quarante personnes étaleront leurs titres, leurs décorations et leur degré de parenté avant de se déclarer profondément affligées par l'irréparable perte qu'elles viennent de faire en la personne de Jacques Rezeau, juge honoraire, chevalier de l'Instruction publique, commandeur de l'ordre de Saint-Grégoire, pieusement décédé dans sa soixante-deuxième année, muni des sacrements de l'Eglise. On m'y convoquera à des obsèques dont les cierges seront éteints et l'eau bénite évaporée. Et tout le Craonnais colportera ce jugement sévère : « Les malheureux ! Ils ne sont même pas venus à l'enterrement de leur père ! » Et l'on aura fait disparaître, en notre absence, tous papiers, valeurs et bijoux superflus. Sordide chez Fred, ce souci prend chez moi un autre caractère : j'abandonnerais volontiers ma part pour sauver le domaine comme l'ont fait jadis les frères et sœurs de mon père, mais je ruinerais aussi volontiers la famille pour lui apprendre à se passer de mon consentement.
— C'est abominable, gémissait Monique. Vous ne respectez donc rien ? Devant la mort, tout de même… Que décides-tu ?
— Il n'y a qu'une ressource : téléphoner à la mairie de Soledot. La concierge n'a pas l'inter : je file à la poste.
Je vois bien que mon sang-froid l'épouvante. Pourtant, c'est plus fort que moi, il faut que j'aie l'air indifférent, que je m'en aille d'un pas sec, en piaffant comme un cheval de corbillard. Un Rezeau sait se tenir en de telles occasions. Nous sommes des durs, nous autres, nous nous rattachons à la grande tradition qui gardait les yeux secs et embauchait des pleureuses. Nous, dis-je, car Chiffe compte peu et, si scandaleux que cela puisse paraître, je suis le presque-aîné, le presque-chef de famille, maintenant. Fermons la porte posément, descendons pas à pas et surtout n'avouons pas qu'au tournant de la rue nous nous sommes mis à courir.
Une demi-heure plus tard, me voici de retour. J'entre à pas de souris, comme si j'entrais vraiment dans la chambre mortuaire. La bienséance exige qu'on semble avoir peur de réveiller le cadavre. Avant toute explication, je vais jusqu'à l'armoire, j'en retire une cravate noire et commence à la nouer. Réflexe bien Rezeau, qui respecte la forme. Et réflexe personnel : j'ai le goût du geste. Monique, assise sur le coin du divan, m'observe sans douceur.
— Mort ? demande-t-elle, d'une voix fêlée.
Il faut ouvrir la bouche, malgré mes dents qui fonctionnent comme un hache-paille et sectionnent des bouts de phrases.
— Mort et enterré… Enterré ce matin à Segré. Je me demande pourquoi : le caveau de famille est à Soledot. J'ai pu avoir le secrétaire de mairie. Il ricanait. Il a osé dire : « Vous pouvez toujours passer chez le notaire. » Ah les salauds !
Suit une sorte de grognement, dont je ne suis pas maître et qui peut s'interpréter de cent façons. Monique doit l'interpréter à mon honneur, car son expression change. L'intuition, cette fameuse intuition que l'on prête aux femmes et qui leur vient en effet quand elles vous aiment ou vous détestent suffisamment (c'est pourquoi celle de ma mère frise le génie), lui souffle à l'oreille de prudentes consignes. Elle ne s'accroche pas à mon cou, larmoyante et postillonnant des hélas. Elle se débarrasse discrètement de sa veste de crêpe de laine : parce qu'elle est rouge. Et voilà sa bouche qui s'entr'ouvre, mesure sa voix, avoue pour mon compte :
— Moi aussi, j'ai le chagrin mauvais.
Je n'en crois pas un mot, mais on accepte mieux ce que l'on croit partager. J'ai le chagrin mauvais, j'en conviens, et, s'il est mauvais, c'est qu'au moins il existe. N'ergotons pas plus longtemps : j'ai du chagrin. J'en ai, comme j'ai de l'amour : sans le savoir et malgré moi. J'en ai pour tout ce qui n'a pas été, pour le peu de chaleur que refroidit cette mort, pour cette craintive bonté qui battait toujours en retraite sous la flamboyante impuissance de la moustache. O mon père ! Si tous nos souvenirs peuvent être maintenant passés à profits et pertes, si pour établir votre actif autrement que chez le notaire je recense vos affections, ces rentes perpétuelles que nous servent nos proches… ô mon père, comme vous étiez pauvre ! Plus Job encore que jobard ! Et si vos mouches, empalées sur aiguilles ultra-fines ou collées de biais sur moelle de sureau, si vos fiches généalogiques, vos massacres de perdreaux, vos réceptions honorées par le tout-Craonnais vous ont suffi et consolé, comme vous m'êtes incompréhensible ! Je ne vous reproche pas d'avoir été un chef dérisoire, un mâle de mante religieuse, je vous reproche d'avoir été père comme on est parrain, d'être seulement mon plus proche ascendant. Je vous regrette, bien sûr, car tout deuil nous coupe des racines. Je vous regrette comme un pays vaincu regrette une province infertile, un morceau de désert annexé par l'ennemi. Vous aviez vos oasis… Vous souvenez-vous de l'interrègne au cours duquel vous fûtes promu lieutenant général de votre propre royaume ? Vous souvenez-vous des « ponts », du voyage dans le Midi, de vos trémolos devant la tapisserie d'Amour et Psyché ? Je me souviens, moi. Vous n'étiez pas un méchant homme. Vous n'avez pas eu de chance. Vous êtes tombé sur une amazone et sur ce rude métis de Pluvignec, votre fils. Allez-vous-en, mon père, sur la pointe des pieds ! Vous ne serez guère plus absent de ma vie, mais vous ne serez plus responsable de rien et surtout de cette absence. Je vous en voudrai moins, si je vous en ai voulu. Je ne vous oublierai pas. Oh ! je n'époussèterai pas tous les jours votre souvenir, mais je vous offre mieux qu'une messe de fondation et un cadre doré dans le couloir glacial de La Belle Angerie.
— Chéri, crie Monique, je savais bien que tu n'étais pas de marbre.
Il faut croire que cela se voit. Tant pis ! Je me secoue, je tente une diversion.
— Et cette chose importante que tu devais me dire ?
— Mon Dieu, fait ma femme en détournant la tête, cette nouvelle, ça gâche tout.
Elle tire son mouchoir, le plie, le déplie : signe chez elle de grand embarras. Ses traits tirés, ses paupières mauves, ses seins qui roulent, plus lourds, sous le chemisier, m'ont déjà renseigné, ont déjà soulevé en moi une joie obscure qui ne veut point s'avouer. Mais il ne convient pas, surtout aujourd'hui, de mépriser une coutume de mon clan : qui sait doit savoir ignorer, car l'officiel seul est valable. Enfin Monique se décide et l'annonce jaillit, voilée :
— Une génération s'en va, souffle-t-elle. L'autre arrive.