XII

Paques. Autres vacances sur place. Mme Rezeau se plaint de son foie. Qu'importe !

Vivre loin d'elle n'est pas un exil.

J'ai d'ailleurs trop envie de me faire voir chez les Ladourd. J'arbore mon premier costume sur mesure qui a exigé le sacrifice de tout ce que j'ai gagné depuis le Jour de l'An. Je me sens plein d'audace et d'importance. Il n'y a de vrai neuf que sur un jeune dos. A cet âge, sortir de chez le tailleur, c'est sortir de la cuisse de Jupiter. Voilà qui me transfigure et relègue au trente-sixième dessous les lointains frères encore affligés par la confection chère à notre mère. Mémorable journée ! Qu'allons-nous encore inaugurer ?

Pour la nième fois depuis six mois, je pénètre dans cette maison de la rue du Pré-Pigeon que dominent deux longues cheminées tricotant leur fil de fumée. Mme Ladourd (qui attend son huitième) tricote aussi dans sa chambre. Il est onze heures douze, et celte précision prouve que je n'ai pas perdu le nord. Micou et moi, par hasard seuls, sommes assis à chaque bout du canapé rose (c'est depuis ce jour, je vous l'avoue, que je tolère le Louis-Philippe). Nous voici, je le sens bien, silencieusement d'accord pour en finir. Pour en finir de ne pas commencer. Michelle affecte de se polir un ongle sur le revers de la main. Je me rapproche. Je me rapproche d'une demi-fesse. Profils parallèles, pantalon et jupe bien tirés sur le genou, nous nous taisons d'une manière de plus en plus éloquente. Je feins d'être mal assis, je me déplace cette fois d'une fesse entière. Comment entrer en matière ? Je pourrais dire : « Michelle, tu es à l'âge du mariage. Je ne voudrais pas qu'éventuellement tu acceptasses… » Non, mieux vaut moderniser : « Micou, toi et moi, est-ce que ça ne pourrait pas bicher ? » Je me rapproche, je me rapproche si bien que nous voilà serrés l'un contre l'autre.

— Tout de même ! fait Micou.

Cette légère impatience n'honore pas le conquérant, mais je l'interprète. Le léger défaut de prononciation de la petite me permet de croire qu'elle a décliné le verbe sacré des mélos et demandé : « Tu m'aimes ? » A vrai dire, je n'en sais rien et je n'ai pas l'impression que ce soit important. Répondons à tout hasard :

— Oui.

L'essentiel est de me pencher, l'œil trouble et la patte en crochet. Nos mentons se provoquent une minute, puis obéissent à cette aimantation qu'ils partagent avec le fer doux.

— Rien qu'un ! exige Michelle, entr'ouvrant cette bouche gercée qui sent la pommade rosat.

Nous connaissons notre Apologétique. Dieu aussi est unique, mais en plusieurs personnes. Sucette, donc, et resucette. Cependant je ne ferme qu'une paupière en sacrifiant à ce délicat usage. Tu dois avoir l'air complètement idiot, assure le ricaneur-maison, qui ajoute très docte : Sais-tu que nos grand-mères appelaient « lune de lait » la période des premiers baisers ? Fais attention ! Le lait, ça caille. Le ricaneur-maison a tort : la pommade rosat a bon goût. Cependant, une porte claque, Micou récupère ses lèvres, dont la supérieure tremble un peu, et repousse ma main qui s'intéresse trop vite à l'un de ses perceurs de chandail.

— On prévient maman ?

— Jamais de la vie !

Il s'agit de la sienne, évidemment. Mais je n'ai pensé qu'à la mienne et j'éclate d'un rire faux, d'un rire effaré, à l'idée qu'on pourrait lui faire part de cette scène attendrissante.

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