L'anniversaire de mon indépendance était déjà dépassé. J'avais tenu le coup. J'en étais plus étonné que glorieux. Je n'éprouvais pas l'impression d'avoir réellement vécu cette année, je ne la considérais pas comme importante et, aujourd'hui, je m'en souviens à peine. C'est que les années, nous les estimons comme les fruits : à la saveur et au poids. Nous oublions que la pulpe n'est pas la graine. Nous tenons pour nulles ces périodes intermédiaires qui sont essentielles dans notre évolution, mais qui n'ont pas eu le pouvoir de faire date. Nous adoptons en somme, à notre usage, les procédés de l'histoire qui néglige les époques creuses : pour nous aussi, cette qualité de passé rétrécit au lavage du temps.
Que dire du nouveau Jean Rezeau, sinon répéter qu'il apprenait à être pauvre, à connaître le véritable prix — pas en argent, mais en heures de travail — d'une paire de chaussettes, d'une escalope et d'une chambre d'hôtel ? A ne plus pouvoir se désintéresser de ce prix, dans la mesure où il est difficile de se désintéresser de sa peine. A posséder distraitement ce très petit nombre de choses qui sont vraiment indispensables et à désirer aussi distraitement celles d'entre ces choses indispensables qu'il ne possédait pas (c'est-à-dire la plupart). Piètre exercice, comme l'on voit, et qui n'exige pas une chronique ! D'ailleurs, rassurez-vous : Jean Rezeau n'y parvenait pas… Quoi qu'elle en pense, il n'y a pas de saints dans ma famille.
Je faisais ce que je pouvais. Je ne savais plus toujours très bien où j'en étais. Fort différent de Brasse-Bouillon, je lui ressemblais encore beaucoup. Je souhaitais prolonger mon combat, mais je désirais aussi vieillir pour être débarrassé d'un excès d'efforts, je n'étais pas assez satisfait de mon âge pour souhaiter le conserver. A vrai dire, j'éprouvais la curieuse impression de ne pas avoir d'âge précis. Il sera toujours difficile d'en donner un à ceux qui n'ont pas été de vrais enfants et pour qui l'enchaînement des différentes étapes de la vie n'est pas valable. Par ailleurs, un ouvrier de vingt ans, qui vit de son salaire, donc de ses muscles, n'a pas du tout le même âge qu'un étudiant de vingt ans, qui attend de vivre de son futur diplôme, qui est socialement beaucoup plus jeune. Or j'étais à la fois cet étudiant qui s'asseyait en Sorbonne et ce garçon qui ne pouvait s'asseoir devant son assiette qu'après l'avoir remplie. Je vivais sur deux rythmes, j'appartenais à deux races, j'étais une sorte de frontalier.
La société n'aime pas ces métis. Laveurs de carreaux, brosseurs, porteurs des Halles savaient me rappeler au sentiment des convenances, de la ségrégation sociale, aussi bien que mes camarades fortunés. La xénophobie est une tendance naturelle des hommes, parce que les habitudes différentes des émigrés semblent un défi à leurs propres traditions, et les peuples les moins évolués sont les plus pointilleux, précisément parce qu'ils souffrent d'un complexe d'infériorité plus aigu. L'ostracisme populaire envers les déclassés procède du même état d'esprit. L'expression fils de famille (dont l'absurdité n'efface pas le caractère injurieux à l'égard de toutes les familles) trouve aujourd'hui sa contrepartie dans l'expression fils du peuple.
— Tu n'es pas né chez nous, tu n'es que par hasard avec nous, tu ne peux pas tout comprendre, une partie de nos problèmes t'échappera toujours.
Combien de fois (sous des formes plus frustes) ai-je entendu cette réflexion ! Combien de fois m'a-ton opposé ce nouvel état de grâce en dehors duquel il n'y aura pas de salut ! Je demeurais stupide devant ce retournement inattendu du préjugé de la naissance et je ne parvenais à m'en réjouir qu'en songeant aux Rezeau. Ainsi, au moment même où la bourgeoisie commençait à s'interroger sur son excellence, à scruter sa mauvaise conscience, les faubourgs annexaient sa devise et proclamaient : « C'est nous qui sommes l'essentiel ! » avec d'autant plus de force et de raison qu'ils pouvaient se permettre d'ajouter : « Car nous pouvons nous passer de vous. »
Se passer des Rezeau et de leurs pareils, soit ! Mais se passer de moi, jamais de la vie ! Tel est, je l'avoue, le biais par lequel je pénétrais dans un autre monde. L'instinct de conservation fournira toujours aux révolutions les intellectuels et les techniciens qui leur sont nécessaires et qu'elles éliminent après avoir forgé les leurs. Combattre pour sa propre destruction est une fin qui n'est pas toujours folle : il y a beaucoup d'hommes-torpilles. Les autres subissent l'aimantation ou le vertige de l'inéluctable, en songeant pour se rassurer : « Après tout, le christianisme a bien embauché les Gentils. »
Je glose, en ce moment, je le sais. C'est un aspect de la question qui doit être souligné. Un petit bourgeois peut aller au peuple avec le cœur sur la main : dans son autre main, il y a sa cervelle, moins naïvement offerte. Un petit bourgeois, dont les siens disent avec effroi qu'il s'encanaille, ne se met jamais de plain-pied avec le peuple : il se penche, parce qu'il est né avec des talons. Ayons d'ailleurs le courage de le dire : quelle que soit la formule politique qui semble devoir assurer le triomphe d'une société sans classe, cette société, si elle s'impose, nous ne la vivrons pas ; nous la subirons. Ceux qui sont nés avec un complexe de supériorité font rarement des égaux : magnanimes, ils seront toujours asservis à leur pitié, à la gloriole de leur abdication. Mais que ceci nous console de cela : le peuple en marche vers son triomphe ne sera pas le peuple qui en profitera. Il faut d'abord que plebs se hisse à populus, qu'une génération oublie l'autre. Ceux qui sont nés avec un complexe d'infériorité ne feront pas non plus des égaux : ils seront toujours asservis à leur revanche, sinon asservis (tout court) à ceux qui leur en suspendront le bénéfice pour leur offrir la satisfaction de la rendre universelle. Au nom du passé ou au nom de l'avenir, nous sommes tous des sacrifiés.
Cependant Paule continuait à m'aider. De toutes les manières. Quelle agressive patience ! Voilà que j'exprime, pour la première fois, quelque chose qui ressemble à de la gratitude. J'ai oublié bien des visages ; je n'oublierai pas celui-là qui eût mérité de battre à son effigie le louis d'or de mes vingt ans, s'il ne l'avait prodiguée, jadis, à tant de monnaie douteuse. Je n'oublierai pas surtout cette tendresse équivoque, devenue pure à force d'être gratitude.
Ma situation s'améliorait. Paule n'avait pas réussi à me faire entrer dans sa clinique, mais m'avait d'abord trouvé un emploi de secrétaire auprès d'un de ses anciens malades. Il est vrai qu'au bout de quinze jours mon nouveau patron, circonvenu par une mystérieuse intervention, me remerciait sans explications. S'acharnant alors à me sauver d'une ennemie dont elle commençait à comprendre les intentions, Paule intrigua, obtint des recommandations médicales et me fit entrer comme démarcheur dans une maison de spécialités pharmaceutiques. Me débrouillant sur place, je décrochai enfin dans la même maison un poste en apparence moins reluisant, mais proche de la sinécure : la succession du veilleur de nuit. Il était temps. Des mois de privations et de surmenage me conduisaient tout doucement à la cachexie. J'étais si nettement handicapé que je n'eus pas besoin de demander un sursis d'incorporation pour terminer mes études : le conseil de révision m'ajourna.
Entre temps, j'avais été reçu à mon examen de fin d'année : encore une fois, de justesse. La fille du cordonnier avait été liquidée ou m'avait liquidé : je ne sais plus très bien, cela n'a aucune importance. Je ne l'avais pas remplacée. Je n'avais pas non plus remplacé le portefeuille de Micou, qui s'usait aux coins et dont le cuir ne chantait plus sous la pression du doigt.