XXII

Paule secoue la tête, comme les chevaux qui s'ennuient entre les brancards, comme les chevaux dont elle a la crinière longue, lisse, flottante, équitablement répartie par la raie. Paule secoue la tête, la retourne largement vers moi :

— Ah, c'est toi ! Comment fais-tu pour venir un dimanche ?

Pas l'ombre d'un reproche dans sa voix. Paule sait pour qui je la néglige. Depuis un mois, je ne lui consacre plus que de petites demi-heures, par-ci par-là.

— Monique est chez sa tante, dans l'Aube. Elle prend trois semaines de vacances.

— Trois semaines… fait Paule, d'un air absorbé. — Puis elle reprend vivement : Je vois ! Faute de mieux, on se rabat sur cette pauvre Leconidec… Enfin, je ne suis pas fâchée de te voir, j'ai à te parler.

La solennité avec laquelle Paule vient de prononcer ces derniers mots attire mon attention. Ses yeux ont beau être soigneusement peints, leur sclérotique ressemble à la cellophane fripée. Peut-être est-ce la faute de la lumière qui, pour une fois, tombe à flots du haut des toits et submerge le canon de la rue Galande, généralement obscur. Je m'approche de la fenêtre ouverte. Un rayon lointain rend quelques couleurs aux trois bégonias qui s'étiolent dans le caisson de bois pourri, sous la barre d'appui, et que Paule arrose à pleins brocs tous les soirs malgré les protestations des locataires d'en dessous.

— Tu les emporteras dans ta chambre, décide-t-elle. Sinon, le gérant les laisserait crever.

Comme je la regarde avec des yeux ahuris, elle lâche tout à trac.

— Il faut que je te dise : je vais partir pour l'Espagne.

Je comprends de moins en moins. Quelle est cette farce ? Paule reprend :

— Eh bien ! quoi ? Il y a du boulot en masse, là-bas, pour les infirmières. Je m'ennuie, j'en ai marre des respectables clients de la clinique. J'ai envie de soigner quelques salopards du Frente popular.

Sur ces mots, Mme Leconidec éclate de rire : d'un rire forcé qui a la couleur et la vitalité de ses bégonias. Je connais les sympathies politiques de Paule : ce sont les miennes, encore qu'elles m'aient d'abord été dictées par le souci de faire chorus avec les ennemis de mes ennemis (qui me sont beaucoup plus chers que les amis de mes amis). Je la comprends d'autant mieux que depuis quelque temps mes mobiles personnels font place à des motifs plus généraux et que mes nécessités fournissent une base enfin solide à mes convictions. Mais Paule, qui pense ou plutôt qui rêve à gauche et ne s'en cache pas, m'a cent fois proclamé sou horreur du bla-bla-bla, des consignes et de l'action directe. Cette décision a d'autres causes, que je devine aisément.

— Je n'ai plus grand'chose à faire ici, maintenant, avoue-t-elle enfin, d'un ton las. Je ne suis plus qu'une vieille bique, bonne pour la boucherie, et encore !

Et voici Paule, la forte Paule, qui s'écroule, qui psalmodie d'interminables jérémiades. Et me voilà muet, glacé. Le plus difficile, dans une situation de ce genre, c'est d'empêcher les femmes de parler et les hommes de se taire. Instinctivement, je me contracte. Je déteste les consolations, à mon usage comme à usage d'autrui. Je suis incapable de trouver les mots qui puissent servir d'étais à un effondrement de doléances. Ma recette à moi serait plutôt la cartouche glissée dans les ruines. Je finis par la placer :

— Tu me fais pitié.

Il n'en fallait pas plus. Aussitôt, Paule saute en l'air.

— Pitié ! Monsieur a pitié de moi ! Est-ce que j'ai eu pitié de lui, moi ? Te figures-tu que je me sacrifie à ton précieux bonheur ? Ma présence te gêne, je n'en doute pas. Mais je ne pars pas pour te faire plaisir… je pars pour me débarrasser d'une imbécile, pour me débarrasser de moi. Je me fiche à la porte de ta vie.

Cette explosion s'émiette vite. Paule écarte les bras comme si elle sortait d'un tas de décombres et retrouve son calme pour dire, avec une pointe d'emphase :

— Au moins je peux le dire, tu n'auras pas été ma dernière saloperie, mais ma première pureté.

Pureté ? Je comprends bien ce qu'elle veut dire. Je ne devrais pas sourire, mais comment faire autrement ? Que vaut le mot dans la bouche d'une femme dont la facilité ne me permet pas d'imaginer qu'elle ait jamais pu être pucelle ?

Agacée par mon sourire, Paule se secoue et me jette au nez :

— Evidemment, j'ai fait des sacrifices, j'ai un peu couché avec toi… Bah ! Il fallait bien moucher le gosse.

Enfin Paule se retrouve :

— Parlons sérieusement. Je m'en vais parce qu'il est temps pour toi que je m'en aille. Je ne te le cache pas, j'ai cru au début que tu finirais par t'acoquiner avec n'importe quelle coureuse un peu maligne. Les hommes de ton milieu, dès qu'ils ne sont plus protégés par les barrières que la bourgeoisie dresse à ses frontières, épousent la première venue. Je me trompais. Ta jeunesse te protégeait. Bien sûr, tu te mésallieras, mais tu te mésallieras bien. Tu es à l'abri de ce qui constitue le lot de la plupart des jeunes gens : aimer l'amour pour lui-même. Impossible au surplus de te tenir par la peau : tu la méprises. Au besoin tu la détruis pour lui apprendre l'intégrité. En fin de compte, tu es bien capable de nous faire une passion. Mais tu sais sans doute que tu admires ta mère… Il faudra que tu admires ta femme. Oh ! je te fais confiance ! Comme pour ta mère, tu en rajouteras. Pour l'instant, si j'ai un conseil à te donner… pas de bêtises avec Monique ! Tu ne lui pardonnerais pas.

Comme je fronce les sourcils, vite indigné, oubliant la demi-douzaine de petites gueuses que j'ai passées par les armes, Paule sourit :

— Oui, je sais ! Elle se défendrait. Elle a toutes les vertus, la madone blanche qui a remplacé ta madone noire ! Ne la presse pas trop pourtant et marie-toi vite. Si par hasard elle se défendait mal, elle n'existerait plus pour toi. On ne doit pas succomber devant la haine : qui succombe devant elle est détruit. Inconsciemment, tu en tires cet axiome : on ne doit pas succomber devant l'amour ; qui succombe devant lui est détruit. Ne proteste pas… Je ne dis pas que tu le penses. Tu sais très bien que, si la haine est un combat, l'amour n'a que les apparences d'un combat et qu'en réalité c'est un pacte. Il s'agit d'un instinct profond comme le chiendent et qui ne s'étend pas seulement chez toi aux questions sentimentales : tu as été obligé de résister, tu en as pris le goût, tu en as tiré une grande fierté et tu n'as plus de considération que pour ceux qui te résistent aussi, car l'estime que nous portons à autrui se fonde toujours sur une comparaison avec nous-mêmes.

Rien n'est plus énervant que de se laisser décortiquer ainsi. Paule le sait et n'en a cure. Explication, avertissement, message… J'ai compris : une main levée, l'autre à plat sur la table, Paule teste.

— J'apporte de l'eau à la rivière, reprend-elle, car tu te connais. T'avoues-tu cependant que tu as de la chance ? Ta révolte d'enfant t'a permis d'échapper à ton destin, qui eût été celui d'un insipide et prétentieux Rezeau. Elle n'a plus de sens aujourd'hui parce qu'elle n'a plus d'objet. Mais le pli est pris : toute ta vie, tu vomiras ton dégoût de l'injustice, ce dégoût physique, insurmontable, cent fois plus efficace que la pitié cérébrale. Transpose-le sur le plan social et… Zut pour l'homélie ! Je ne veux pas te raser plus longtemps. Tu vois ce que j'attends de toi… Encore une remarque, cependant, si tu permets. Il y a une chose intolérable chez toi : tu as toujours raison contre ta mère ou tes frères ou contre la société. Le pur, par définition, c'est toi. Je t'en prie, accorde-toi un peu moins le préjugé favorable !

Ouf ! C'est fini. Paule est bien brave et son départ me navre, mais j'apprécie modérément les consignes et j'ai horreur du ton soutenu (chez les autres). Je tremble, car Paule ouvre encore la bouche. Heureusement la voix qui en sort est la bonne voix toute ronde de ma bonne copine, la voix naturelle, celle qui convient aux choses pratiques.

— A propos de Monique, que comptes-tu faire ?

Réponse en coup de raquette :

— L'épouser, pardi !

Paule me renvoie une balle longue :

— Je veux dire : que comptes-tu faire pour vivre ? On ne fonde pas un ménage avec des ressources aussi précaires que les tiennes.

Si je ne connaissais pas ma Paule, je pourrais croire qu'elle joue à l'avocat du diable. Mais ses préoccupations, qui prolongent les miennes et qui n'ont pas échappé à Monique, ne sont que trop fondées. Je ne puis qu'avouer mon impuissance :

— En principe, il n'y a pas de problème. Monique travaille et, moi, je me débrouille. A nous deux, nous arriverions à vivre. Mais je ne peux pas épouser une femme qui gagne plus d'argent que moi et qui est surtout la seule à le gagner d'une façon certaine. Je n'oserais pas la regarder, je n'oserais pas avaler sa soupe. Et si Monique a un enfant, si elle doit quitter son emploi ?… Non, vraiment, tant que je n'aurai pas une situation, je serai obligé d'attendre.

Quatre barres parallèles se creusent dans le front de Paule, tandis que ses cheveux descendent à la rencontre de ses sourcils.

— Dangereux, murmure-t-elle.

— J'avais bien envisagé une solution, mais elle est tellement problématique.

— Dis toujours.

Le regard de Paule me gêne : on y lit trop clairement la hâte d'en finir avec les détails d'un problème résolu C'est d'elle et non de moi que nous devrions parler. Ma proposition me tombe des lèvres, mollement :

— Je voudrais prendre une patente foraine. Comme les marchés de banlieue ne fonctionnent que le matin, je disposerais de mon après-midi pour gratter du papier. La solution peut manquer d'allure pour un licencié, mais elle assurerait la matérielle d'une façon régulière et décente, sans me détourner de ma véritable carrière. J'arriverai bien à me faufiler dans le journalisme. Ma chronique n'est plus bénévole, j'ai touché hier ma première pige : c'est bon signe. Au pis aller, si je n'y parviens pas, je resterai forain, j'essaierai d'obtenir un emplacement réservé ou de passer dans le commerce sédentaire. Je finirai peut-être dans la peau d'un boutiquier, ma chère…

— Comme moi dans celle d'une abbesse, coupe Paule. Ton idée n'est pas mauvaise. Que veux-tu vendre ?

A quoi bon faire ma Perrette ! Je lui explique pourtant qu'il faut se spécialiser, que j'envisage la vente des bas et des chaussettes de qualité courante sur les marchés des quartiers populaires. A vrai dire, je n'envisage rien. Patente, marchandise et matériel nécessitent une mise de fonds que je n'ai pas. Il y a bien le carnet de Caisse d'Épargne de Monique, mais je n'accepterai jamais…

— Pas de question, trancha Paule. Combien faut-il ?

Je lance un chiffre et nous restons silencieux. Paule bâille, s'étire, va s'accouder à la fenêtre, en revient, empoigne son pot à eau, le vide sur ses bégonias. Elle est, je le vois bien, tout à fait étrangère à ces gestes. Pour la forme, parce que c'est dimanche, nous allons sortir, enfiler boulevard sur boulevard, échouer à bout de fatigue dans un cinéma de quartier. Paule ne desserrera plus les dents de la journée et grognera en guise de bonsoir une vague onomatopée. Jusqu'à une heure avancée, la ronde de ses talons agacera le carreau de sa chambre et sa voix rouillée, cette voix dont Paule dit elle-même, en termes énergiques, qu'elle ferait « dégueuler un rat », torturera longuement la rengaine… Moi, je n'ai jamais eu d'homme à moi, je sais pas, j'suis pas si moche. Peut-être bien que j'suis un peu cloche, peut-être que ça n'existe pas… Piteux, troublé comme un coupable et creusant vainement l'oreiller, je finirai par donner un coup de poing dans la cloison. J'aime bien Paule. Je n'aime pas le mélo.


Mais, demain soir, la même Paule tambourinant à ma porte vers minuit — un rendu pour un prêté — fera irruption dans ma chambre, jettera sur la table une liasse de billets.

— Voici l'argent. J'ai vendu ma bague.

Et j'accepterai, moi qui ai refusé les économies de Monique, moi qui ne puis rien accepter de personne. J'accepterai parce que l'enfant accepte tout de sa mère, parce que, Paule, c'est mon lot de gratuité maternelle. J'accepterai comme un enfant, c'est-à-dire mal, sans me rendre compte du sacrifice et en songeant à l'origine impure de cette bague (Jésus a bien accepté le parfum de Madeleine, cette fille). Je penserai, j'oserai penser : « Dans certains cas, accepter, c'est rendre », et Paule, qui me vaut cent fois, en semblera persuadée.

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