Plus tige que fleur, Monique prenait racine devant moi. Muette aussi, pour ne pas changer, et m'offrant en fait de gestes ce palpite-ment que toute plante peut mettre au compte du vent.
Rouge, corsetée comme une écrevisse et comme elle hérissée d'appendices bizarres, naturels ou rapportés, l'œil proéminent et jaillissant à bout de regard hors de l'orbite, la tante Catherine m'entourait de petites méfiances, sautillait, reculait dans sa jupe, avançait de biais, m'offrait une pince, grignotait des phrases de bienvenue. La petite allée était blanche, à croire qu'on avait savonné le gravier. Une vigne vierge d'automne tapissait la maisonnette et rougissait pour tout le monde.
— Bien contente… On ne vous attendait pas… Mon Dieu, quelle surprise !… Entrez donc… Ne faites pas attention au désordre… C'est que je suis sa mère, en somme.
Les deux dernières phrases étaient superflues, parce que toutes deux étaient conventionnelles. Je savais que cet intérieur comprendrait deux pièces et une cuisine, qu'il serait ciré, astiqué, meublé de l'inévitable buffet Henri II, de la table ronde couverte de toile cirée (le fer a marqué son empreinte brune) et de la commode de style local, sans oublier les bouts de tapis glissés sous la moindre sellette, les photos du demi-siècle, les calendriers du dernier lustre, les coquillages à gueule rose, le soleil de la bassinoire, l'assiette du chat, le compotier plein de coloquintes et la boîte vernie d'où cherche à s'envoler une hirondelle portant dans son bec la mention « Souvenir de Montélimar ». Je savais aussi que Mlle Arbin s'épancherait, volubile, en mon sein et me préciserait les mérites câlins, les mérites fidèles, les mérites domestiques de sa nièce — un peu sa fille, on ne le répétera jamais assez, voyons ! — avant de me transformer en pelote à épingles sous une avalanche de menues questions. Je savais que je serais contracté, embusqué derrière mon chapeau et mes engageants sourires, embarrassé par mes regards incapables de monter plus haut que les frais genoux de Monique.
Fort heureusement, Mlle Arbin attendait à peine mes réponses pour me poser une autre question, sautillait du grave au sérieux. Le mot « forain » lui sembla louche, fit défiler sans doute devant sa presbytie l'image d'une tribu de romanichels colportant leur vannerie. Mais quand cette presbytie eut, à bout de bras, déchiffré le mot « commerçant » inscrit en lettres majuscules sur ma carte syndicale toute neuve, numéro 7 848, section parisienne de la F.N.S.C.N.S., les paupières cillèrent trois fois pour m'exprimer leur considération. Je fus plus inquiet (et Monique aussi : ça se voyait) lorsque Catherine Arbin s'enquit poliment de la santé de M. et Mme Rezeau, puis de leur avis. Je m'en tirai par des commentaires navrés sur leur état déplorable, et la vieille demoiselle enchaîna, me plaignit de tout son cœur d'avoir de précieux parents si menacés dans leur précieuse vie, leur souhaita miracle et s'enfonça dans une double série de digressions sur les maladies de foie, qui ne l'épargnaient point, et sur les maladies de vessie, dont était atteinte sa meilleure amie et voisine, à telle enseigne que la malheureuse, sauf mon respect, ne pouvait plus pisser qu'à la sonde. Enfin, de petits propos en petits potins, elle revint avec autorité au sujet, cligna de l'œil dans la direction de Monique — statufiée dans son silence — et roucoula :
— Vous venez me la demander, n'est-ce pas ?
Mon menton en convint… En fait, tel n'était pas le but de ma visite. Je ne venais même pas annoncer à Monique la bonne nouvelle de mon entrée dans le commerce « non sédentaire ». Le brusque départ de Paule — le lendemain du don — m'avait laissé désemparé. Depuis dix jours, bien que mon temps eût été dévoré par les formalités, l'achat de mon matériel et mes premiers essais sur les marchés de banlieue, je ne parvenais pas à rester seul. J'avais besoin de voir Monique ou de me voir auprès d'elle. Je n'étais pas fier ! Esseulé, moi ? Quel scandale ! Ne m'étais-je pas suffisant ? Où s'en allait cette solitaire vitalité de ma jeunesse ? J'avais beau me dire que l'unité est particulière à l'enfance, parce qu'elle ne connaît que des surfaces et ne pénètre aucune contradiction, j'avais beau me dire que ces contradictions font l'homme et que la permanence d'un caractère se signale souvent par la discontinuité de ses attitudes, je me trouvais faible. A l'exagération près, mes quinze ans avaient-ils raison quand ils hurlaient : « Aimer, c'est abdiquer » ? Ou faudrait-il avouer — en désavouant ma jeunesse — que la force de Brasse-Bouillon n'était qu'un reflet de celle de sa mère, une contrepartie, un courant induit ? « Voyez la bobine ! Tu viens, ricanait le vieux démon, te frotter à la nouvelle inductrice, à la nouvelle force qui est simplement de signe contraire. Oui, tu viens, dans un sens, demander la main de Monique : les enfants ont besoin d'une main pour passer la rue. »
Dernier sursaut de Bb (Bb, abréviatif de Brasse-Bouillon, récemment inventé pour lui faire pièce). J'avais tout bêtement du chagrin et mon orgueil s'en emparait, puisque l'orgueil s'empare chez moi de la moindre contrariété pour en faire flèche. Il s'y mêlait du reste quelque nostalgie : celle du désintoxiqué pour sa drogue, du démobilisé pour l'ardente insécurité du baroud, du type arrivé pour ses anciennes difficultés. S'il est douteux qu'on ne puisse pas faire de bonne littérature avec de bons sentiments, il est certain que les bons sentiments paraissent longtemps fades à ceux qui ont cultivé les autres. Un seul verbe, en ses deux acceptions, résume ce débat : intéressés au meilleur, nous restons intéressés par le pire.
Cependant Mlle Arbin, triturant les mots sur le devant des dents avec une patience de lapin, parlait toujours. Ne perdant pas l'habitude de ne point écouter ce que l'on me dit, je ne l'avais même pas entendue donner son accord. Mon attention revint en surface pour saisir :
— Il n'y aura pas grand monde à votre noce.
« Mariage », rectifiai-je, replongeant dans mes pensées. « Noce » est plébéien. Et de constater aussitôt : « C'est vrai, tu te mésallies, tu descends. » Puis de répliquer : « Je la hisse à ma hauteur. » Mais voici qu'intervenait une troisième voix qui, depuis quelque temps, tranchait ces controverses : « Vous vous rejoindrez. »
Nous nous rejoignîmes, ce soir-là, au fond du potager, dans un carré de citrouilles. Par une brèche du mur, on apercevait quelques arpents de vigne, puis des kilomètres de cette campagne champenoise si différente de mes halliers craonnais. Sur cet immense damier se dressaient quelques arbres isolés, telles des pièces d'échec en fin de partie. Douze moutons bien sales et trottinant parmi leurs réglisses bêlaient dans le pacage contigu. On se tenait très bien tous les deux. Pas de main dans la main, pas d'effusions mineures, pas de revenez-y à bouche que veux-tu, pas de langueurs. Surtout pas de pelotage, selon la recette nationale, ou de « petting » selon la recette américaine : il y a deux puretés, la blanche et la noire, celle qui respecte ou celle qui enfonce la porte, franchement. J'ai horreur de la fausse innocence, qui joue avec les serrures. On se tenait très bien, vous dis-je. Pas figés pour autant, ni benêts, ni onctueux, ni méfiants, ni cramponnés aux basques du décorum. A peine impatients. Très légèrement farauds, comme ces gymnastes qui défilent, jeunes, vifs et blancs, parmi les crasses du faubourg. Comme eux, un peu tendus par un souci d'harmonie, par l'hygiène du geste. Presque simples, en un mot. Bb ne braillait plus, Bb biberonnait son lait d'Hercule, sa nouvelle force.
— Jean, fit soudain Monique, j'ai une question à vous poser.
— Allez-y.
Je la voyais venir, sa question ! Nous étions si bien. Pourquoi tomber dans le pieux, dans le « poème qui n'a pas quatre mots », dans la guimauve ?
— Avez-vous pensé que nous aurions des enfants ?
— J'espère bien.
Demande inattendue. Réponse inattendue, instinctive. Certes, Monique aurait pu, aurait dû dire : « Voulez-vous avoir des enfants ? » Je n'ai pas l'intention d'en avoir pour me conformer à une tradition, à un ordre, mais pour… Pourquoi, au juste ? Il faut y regarder de plus près. Parce que je n'aime pas tricher : ni avant, ni après, Parce qu'il me déplairait de rester un descendant et de ne pas devenir un ancêtre. Parce que (nous brûlons) l'expérience semble curieuse, intéressante. Parce qu'ainsi (nous y voilà) je pourrai connaître le visage qui m'a été interdit…
— Des enfants heureux, quelle revanche !
Zut ! il ne fallait pas le dire, Monique.