Viendront, viendront pas ? Malgré le pneu de Fred, Monique n'y croyait guère. Elle avait fait la salle à manger à fond, camouflé de son mieux ce désordre des intimités qui manquent de place, disposé dans un vase une botte de roses de Noël. Passant derrière ma femme, j'avais jeté sur la table quelques journaux, proscrits à La Belle Angerie. Attention délicate : il fallait bien meubler l'attente de Mme Rezeau et de son fils, car j'étais décidé à leur faire faire antichambre quelques minutes, pour la bonne forme. Mais une dernière inspection de Monique les remplaça par cinq napperons et cinq tasses.
— Je leur fais du thé ou du chocolat ?
— Donne-leur de l'eau de Javel !
Nul moyen de m'indigner plus longtemps contre cette assistante, qui se permettait de revoir en dernière minute le scénario du metteur en scène : la sonnette grelottait. Comme ma femme ne bougeait pas, il fallut bien aller ouvrir moi-même. Comble de malchance, il ne s'agissait pas de Fred, mais d'un chapeau rond, véritable cloche à air froid, à l'abri duquel se décolorait le visage de ma mère.
— Exacte, n'est-ce pas ? Je parie bien que personne n'est arrivé.
Elle ajouta aussitôt, d'une voix moins cou pante, ébréchée par la crainte d'une humiliation inutile :
— Enfin ! Pourvu que Marcel vienne !
Ma femme avait battu en retraite et psalmodiait sa belle excuse, dans la chambre à côté, assez haut pour que nul n'en ignore : « Lolo à bébé, lolo ! » J'installai Mme Rezeau, douairière, sur la meilleure chaise, en face des roses de Noël qui s'assortissaient à son teint. Son assurance semblait l'avoir quittée. Elle serrait sur son cœur un sac à main à double bride, gonflé par ce qu'attendait Fred, et jetait sur toutes choses un regard en dessous. Sa gêne, cuirassée par son silence, n'était pas de la même nature que la mienne, mais néanmoins évidente. Quelle impiété nous réserve le temps ! Quelle terrible chose que de ne plus avoir affaire à des enfants, mais à des hommes, quand on est une femme et qu'on n'est pas chez soi, c'est-à-dire protégée par des murs, des traditions, un décor et même par cet époux, auguste pare-étincelles de vos nerfs ! Elle louchait vers la porte en affectant un grand calme dédaigneux, elle attendait Marcel avec l'inquiétude des grands hommes privés de leur secrétaire habituel. Il y a des dictateurs qui ne savent plus manier l'impératif ni se camper avantageusement loin des oreilles dévotes.
— Il ne fait pas chaud chez toi ! finit-elle par dire en se frottant le bout des doigts contre sa manche.
Simple contenance. Le radiateur entretenait ses quinze degrés, certifiés exacts par le thermomètre que je consultai négligemment. « Et maintenant, je veux mon petit rot », minaudait Monique derrière la cloison. Un vague sourire releva les coins de la bouche de la belle-mère : ces jeunes femmes sont d'une incroyable faiblesse envers leur marmaille ! Puis la bouche essaya de se pincer et resta coincée quelques secondes comme par une invisible épingle à linge. Vain effort. Le visage n'évoquerait plus la Gorgone : il se fendillait de plus en plus, dégoulinait, inondait le cou de gélatineuses bajoues. Le menton n'était plus qu'une galoche usée, éculée, qui s'entourait de plis comme de vieux lacets.
Dévisagée, Mme Rezeau réagissait mal, fuyait mes prunelles, laissait deux plaques rougeâtres, bien délimitées, centrées sur l'os de chaque pommette, trahir son embarras. Elle ne devait plus avoir froid, faisait maintenant mine de s'éventer avec la main. Je l'observais toujours, amusé, lointain, incapable d'en vouloir au battement mou de ce bras qui m'avait allongé tant de gifles et qui ne savait plus que déplacer un peu d'air. Je regrettais déjà d'avoir infligé à cette vieille femme un petit supplice dont je pâtissais autant qu'elle et, lorsque retentit le second coup de sonnette, je fus satisfait de surprendre dans ses yeux cette lueur de cuivre, qui rendait enfin vivantes leurs deux taches de vert-de-gris.
Fred est entré, très vite, rasant les cloisons, terrorisé par sa propre chance. Un « Bonjour, ma mère s'échange contre un « Bonjour, mon garçon », et Fred s'assied le plus loin possible, tandis que ma mère serre plus tendrement son sac à main.
— Fichu temps ! estime mon aîné.
Mais il faut me relever. Troisième coup de sonnette. Voici Marcel, voici le pas rapide et sec du sous-lieutenant qui a trouvé quelques minutes, cet homme pressé, cet important Rezeau, pour assister à une charmante réunion de famille. Le pardessus ouvert et balayant l'air, large et sûr de lui, il avance au beau milieu de la pièce pour être certain d'avoir assez de place. Il salue militairement, bien qu'il soit en civil : solution pratique pour rester presque poli, pour éviter de nous serrer la main. Mme Rezeau (qui, j'en jurerais, semble agacée) a droit à une attention particulière : on lui baise galamment la racine de l'index, le petit condyle du mois de juillet. Mais comme Monique, précédée par une formule de politesse, fait à ce moment précis une entrée opportune, on ne peut pas faire moins que de lui sucer très vite le bout du médius. Marcel s'assied alors sur sa forte croupe d'ancien Cropette, joue des coudes dans le vide, écarte ses jambes d'envahisseur professionnel et hausse carrément les épaules dès que notre mère, encouragée par sa présence, essaie de placer l'indispensable apostrophe.
— Je n'ai pas besoin de vous dire, n'est-ce pas, combien j'apprécie le chantage dont…
— Je vous en prie, maman, tranche Marcel. Nous sommes enfin d'accord et c'est le principal.
— Un macaron ? fait Monique qui fait circuler une assiette de petits fours.
Madame Mère siffle un merci négatif qu'elle affecte de m'adresser. Fred en prend trois ; Marcel, d'un coup de mâchoire, coupe le sien en deux, réussit un excellent moulage de ses dents et, tandis que ma femme s'éloigne vers la cuisine, propose rapidement.
— Réglons cette petite affaire. Vous avez le nécessaire, maman ?
L'essentiel est bâclé avec une louable précipitation. Fred avance sa main gauche, présente un paquet honnêtement ficelé, qui pourrait passer pour un cadeau de nouvel An. Sa main droite rafle aussitôt la liasse que notre mère vient en soupirant d'extirper de son sac à main. De mon côté, je glisse sur la table la procuration, et Marcel se penche à peine pour vérifier les signatures. On entend un léger murmure crachoté par Mme Rezeau :
— Elle est bien enregistrée, au moins ?
L'Armée française contrôle, branle affirmativement la tête et empoche le papier timbré. C'est fini. Quand Monique réapparaît, tenant à deux mains la chocolatière, tout le monde prend un air dégagé et l'odeur de ce trafic est vaincue par celle du cacao. Mais déjà Marcel se soulève.
— Vous m'excuserez, madame. Je ne disposais que d'un quart d'heure.
Il manie son chapeau, enfile ses gants. Evidemment, il refuse de se commettre plus longtemps. Il va sauter dans sa Delage, dont le capot doit s'allonger devant la loge de ma concierge et faire l'admiration des gamins de la rue Bel-lier-Dedouvre peu habitués à en voir de semblables. Demain, à la première heure, il utilisera sa procuration : on ne sait jamais, une procuration se révoque, il ne faut guère que deux ou trois jours pour y parvenir. Après tout, il joue son jeu, et je songe qu'il est peut-être très pressé d'épouser sa Solange. J'y songe avec une sympathie agressive. Différent, inconnu, pas forcément un monstre (il faut perdre cette habitude de pousser le trait au noir), bourgeois vingtième siècle, sérieux, tenace, Pluvignec par nature, Rezeau par habitude, ce sous-lieutenant promis aux cinq ficelles sinon aux étoiles ferait un supportable demi-frère, s'il daignait s'en souvenir. Je crois que je le regretterais plus que mes hectares de La Belle Angerie, s'il avait seulement le tact de demander à voir mon gosse. Mais ni lui, ni Fred, qui se lève à son tour, n'y penseront. Ils ne sont pas venus pour ça. Ils ont hâte de secouer sur mon paillasson la poussière de leurs souliers.
— Je vous dépose en passant chez grand-père ? demande Marcel, tourné vers notre mère.
Chose étonnante, celle-ci ne bouge pas. Elle sirote son chocolat, que ma femme vient de lui servir et qu'elle n'a pas refusé.
— Non, souffle-t-elle, entre deux gorgées.
Elle semble hésiter. Sa tasse oscille un instant entre son pouce et son index, à mi-distance de la table et de sa bouche.
— Puisque tu seras à La Belle Angerie avant moi, dis donc au jardinier…
Mais l'autre main fait aussitôt un geste de dénégation.
— Non, ne lui dis rien. Je le verrai moi-même.
— Comme vous voudrez, ma mère ! réplique légèrement le nouveau feudataire, à qui la prudence semble enjoindre de ne pas faire trop tôt la loi sur son fief.
Dislocation. Ces messieurs s'en sont allés, tels des actionnaires satisfaits de l'heureuse liquidation d'une société anonyme. Nous ne nous reverrons sans doute jamais. Nous devenons des étrangers, séparés par une sorte de xénophobie qui n'est plus digne d'être une haine. Les Rezeau s'émiettent en trois clans. Celui du bâtard qui, retenant les terres, la fortune et la généalogie, prétendra conserver les traditions et — comble d'ironie — la pureté du sang. Le mien, qui n'appartient à aucune classe précise et qui va rejoindre l'immense cohorte des sans-caste que multiplie le siècle. Entre les deux, il y aura Fred, laissé pour compte, clochard distingué, fort désireux, mais tout à fait incapable de retourner en bourgeoisie, probablement destiné à « s'encanailler » comme disait mon père (mais si Fred va au peuple, ce sera honteusement, comme on va au bordel). Par veulerie, révolte ou rapacité, nous avons tous contribué à ce résultat qui menace toujours ce qu'il est convenu d'appeler une « grande famille ». Il est advenu de nous ce qu'il advient des tulipes : les variétés doubles (la bourgeoisie n'est pas autre chose que cela dans la flore sociale) finissent toujours par dégénérer.
Que Fred disparaisse ! Que Marcel essaie de prolonger, en apparence, la moribonde espèce Rezeau ! Il m'appartient de retourner à l'espèce naturelle, à l'homo communis. Ce faisant, je ne crois pas te nuire, ô mon fils ! L'avenir est à la grande cause des petites gens. Tu seras ce que tu vaudras. Tu ne souffriras pas de cette mentalité qui permet de transformer les moyens en mérites, la fortune en dignité, les idées en dogmes, la culture en excellence. N'ayant pas l'habitude des privilèges, tu n'en auras pas le goût. Tu n'approuveras peut-être même pas ton père qui s'est mis dans une telle situation que les détruire lui paraisse une revanche à prendre, beaucoup plus qu'une justice à rendre…
— Tu n'es pas devenu plus loquace, mon garçon !
Mme Rezeau sirote toujours son chocolat : d'autorité, elle s'en est versé une seconde tasse. Je crois savoir pourquoi elle est restée. Elle a repris de l'aplomb, elle veut me rendre la monnaie de ma pièce. Ce qui reste de Folcoche en elle ne lui permet pas de s'éloigner sans avoir un peu sifflé, un peu griffé. Cependant, ne faisons pas de jugement téméraire : Mme Rezeau veut peut-être satisfaire une dernière curiosité, avant de se retirer dans sa vieillesse et son indifférence. Si le gosse ne dort pas, je pourrai tenter une expérience. Moi aussi, j'ai mes curiosités.
— Qu'attendez-vous pour me montrer ce mioche ? fait soudain une voix détachée qui résonne dans le fond de la tasse vide.
Nous sommes devancés ! Défendons-nous contre cette tardive bouffée de chaleur. Mme Rezeau a dit : « Qu'attendez-vous ? » Ce pluriel accepte-t-il la midinette ? Rien pourtant ne l'indique : elle ne lui a toujours pas adressé la parole, elle ne l'a même pas regardée, et quand Monique lui servait son chocolat, tout à l'heure, j'ai bien remarqué ce geste de la main, cet « assez » réservé aux domestiques. Le « qu'attendez-vous » collectif entend me ravaler au même niveau. Cette grand'mère réclame son petit-fils de la même manière qu'elle se ferait amener le petit-dernier d'une de ses fermières.
Monique, qui a poussé la porte de communication, revient très vite, portant haut ce tuyau de laine, d'où émerge une tête ronde, bouffie de sommeil. On dirait une énorme fève pour gâteau des Rois. Mme Rezeau fait la grimace. Je suis fixé maintenant : elle ne le prendra pas, ne l'embrassera pas (j'aime autant cela : les baisers de pacotille sont plus ou moins des baisers de Judas). Elle murmure, amène et amère à la fois :
— Il te ressemble. Ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux.
Que voulez-vous, ma mère ! Nous-mêmes, nous nous ressemblons tellement. Il vaut encore mieux ressembler à son père que de ne pas lui ressembler du tout. Je ne vous le dirai pas, pour ne pas froisser ma femme qui respecte la filasse qui vous sert de cheveux blancs. Mais vous me devinez, bien que nous ayons perdu l'habitude de nous comprendre à demi-regard… Dépêchez-vous d'ajouter, pour qualifier l'attitude de cet enfant qui se met à brailler devant votre chapeau, cet épouvantail :
— Et il a ton caractère, avec ça !
Vous me faites bien plaisir, savez-vous, si vous croyez m'atteindre ! Décidément, vous avez oublié l'art de décocher le trait à l'endroit sensible (ou mes endroits sensibles ne sont plus les mêmes). Vous devez vous en douter devant notre souriant silence, puisque vous rectifiez votre tir.
— J'espère que vous pourrez l'élever décemment. Si j'en juge par ton intérieur, tu ne dois pas gagner lourd.
Le regard vert voltige de meuble en meuble, en palpe le bois blanc, s'accroche à la suspension, simple disque de verre, longe les murs tapissés de papier trop mince et finit par retomber sur le parquet, où les mites n'ont aucune chance de trouver un tapis.
— Ça nous suffit ! murmure ma femme, le nez fourrageant dans le cou de son fils.
— Tranquillisez-vous, ma mère, nous sommes heureux.
A ce mot qui pue la fin de film commercial, à ce mot qui ne signifie rien pour elle ou qui souligne son plus mortel échec, Mme Rezeau est secouée d'une douce hilarité, Mme Rezeau retrouve son méprisant, son mordant pluriel.
— Vous êtes heureux ? Heureux ! Qu'est-ce que ça veut dire ?
Cela veut dire que ma mère ne l'est pas. Pour l'huître, la perle est un furoncle.
— Tu ne changes pas, mon garçon : il faut que tu plastronnes. Quand je pense à ce que tu aurais pu être et à ce que tu es, je sais à quoi m'en tenir. Heureux ! Ça, alors…
Un gémissement rauque, tiré de ses plus profondes bronches et de ses plus profonds regrets, traverse la brèche de ses lèvres : Mme Rezeau ne parle plus, elle aboie :
— Ça, alors, c'est la fin de tout ! C'est la mort du petit cheval !
Suit un petit hululement qui est un rire. Peine perdue ! Le ton n'y est pas. La note est fausse, discordante : je l'avais déjà remarqué chez le notaire et je me demande si ma jeunesse, mieux entraînée, n'aurait pas décelé des couac de ce genre. De toute façon, cette aigreur est devenue mercenaire, elle défend mal une dernière tourelle : celle de la vanité.
— Mon pauvre ami, comme si nous étions sur la terre pour y faire collection de joies…
Mme Rezeau prêche maintenant. Ne l'écoutons pas. Collection de joies vaut bien collection de mouches. Ce sera mon coin de science à moi. La joie est la seule science qui n'ait jamais eu de savants attachés à sa recherche ; elle n'a que des amateurs qui la confondent presque tous avec le plaisir. Quelle est donc cette sainte récente qui disait : « Je regrette bien de ne pouvoir enlever aux putains le titre de fille de joie » ? Moi, je ne fais pas mon salut, je n'ai même pas envie de chercher un salut personnel, j'ai seulement réussi à vivre un peu de ciel, un ciel grand comme un ciel de lit. Je ne me vanterai pas de ce hasard. Il y a deux ou trois ans, je pensais encore que le comble de la volupté, c'était d'échapper seul à un péril commun. Depuis Monique, depuis mon fils, j'en suis moins sûr. La part qu'ils m'ont laissée — la meilleure part — j'aimerais en faire grignoter quelques miettes au lion et au chacal, à Marcel et à Fred, ne serait-ce que pour les mettre en goût. Vous pensez, ma mère, à ce que j'aurais pu être ? Moi aussi. Je vous remercie. Vous m'avez donné l'occasion d'être ce que je n'aurais jamais été si, vous aimant, j'avais aimé tout ce que vous représentez. Heureusement, je ne vous aimais pas !
Je ne veux pas dire que je vous hais : ne forçons plus les mots, ni surtout notre talent. Je ne vous aime ni ne vous déteste. C'est pire ; je ne vous sens pas, je me sens né de mère inconnue.
Je ne vous dois rien,sauf la vie, comme le répète Monique : toutefois, ce que vous m'en avez donné et ce que vous m'en avez refusé s'équilibrent. Certes, je ne vous pardonne pas pour autant. Mais nos griefs, nos dissensions me paraissent bien lointains, bien personnels. Quelles sont ces criailleries de volière auprès de l'effrayant délire qui menace de secouer l'univers ? Le vice congénital, le vice bourgeois par excellence, c'est le n'être vraiment agité que par le particulier.
A chacun son soliloque. Ma mère pérore toujours, aigre-douce. Elle récite des litanies d'aphorismes, empruntés au répertoire de mon père. Jamais je ne l'ai vue si prolixe et pourtant si peu convaincante. Elle s'acharne à me persuader de ma misère, de mon ingratitude, de mon indignité. Elle qui ne se justifiait jamais, a-t-elle besoin de se légitimer ? Tout ceci ressemble à une pâteuse explication de vote. S'agit-il de m'atteindre ? Si les mots sont les seules armes dont elle dispose encore, comme ils furent les seules armes de M. Rezeau durant sa vie, je ne puis qu'en sourire : le mort a enfin conquis sa veuve. Il y a quelque chose de désespéré dans cet assaut verbal, quelque chose de stupide comme la Tentation sur la Montagne. Chère vieille Folcoche ! Tu aurais pu me faire beaucoup plus de mal. Il fallait me laisser entendre que ton choix aurait pu être différent. Ne sais-tu donc pas que j'eusse fait un merveilleux bâtard, un vrai Cropette, au lieu et place de ce sous-lieutenant qui t'exploite et qui ne t'aime pas ?… Moi, je t'aurais mise dans le coup, je t'aurais fait oublier que nous appartenions à deux races : celle de l'homme imposé et celle de l'homme perdu ; je serais arrivé à te rendre mère de tous les autres, une mère sans choix, une mère, quoi ! Je me vante certainement. Mais cette vantardise ne vaut-elle pas mieux, maman, que votre conclusion, jetée d'une voix qui se veut sarcastique, qui croit tirer la flèche du Parthe et ne lance qu'un boomerang, déjà revenue sur vous :
— Sois ce que tu prétends être si ça te chante. Après tout, on n'est jamais trahi que par soi-même.
Sur ce, elle est partie, trahie par elle-même. Elle est partie, son sac à main vide serré contre un cœur vide. Sur le pas de la porte, elle s'est retournée, crochue, tassée, fébrile, presque tremblante, et elle a enfin daigné regarder cette jeune femme qui la dominait de toute sa jeunesse et de tout son enfant, hissé contre son épaule. Rien ne pouvait la redresser à cette hauteur et surtout pas ce qui l'a soutenue durant vingt ans. Je n'oublierai pas ce regard, rongé jusqu'au nerf, cachant sa détresse sous l'écroulement de la paupière, ni ce suprême effort qui lui a permis de se jeter dans l'escalier et de ricaner derrière la porte qu'elle venait de claquer.
Par la fenêtre, je la vois s'éloigner, sinueuse, incertaine. Vue de haut, elle donne l'impression de ramper au fond de la rue étroite, interminable comme le sera sa vieillesse. Les deux plumes noires de son chapeau ressemblent vaguement aux appendices de la vipère cornue… Mais que dis-je ? Ce symbole est désuet. Va, je n'ai plus besoin de ta race naïve, cher serpent ! Un anneau me suffit qui ne doit plus rien aux tiens. J'étreins mieux ce que tu n'étreins pas. Ma force me vient d'ailleurs : je n'en suis pas possédé, c'est moi qui la possède. Ma force est là, saine, simplette : une grosse fève d'Epiphanie et une souveraine en tablier qui boit mon sourire avec tant de soif que j'ai envie de crier : la reine boit ! La reine boit !
Je sais, cette force n'est pas sans failles et je prévois des jours où j'aurai des absences. Pas des absences de mémoire. Des absences d'oubli. Une voix, qui a ce travers, me soufflera : « A quoi penses-tu ? » et je ne répondrai pas. Mais si, malgré moi, je t'évoque, ô ma jeunesse, je ne t'invoquerai plus. Tu ne t'effaces pas, tu t'estompes comme cette femme qui n'est plus qu'un point noir au bout de la rue, qui lutte contre une rafale et qui semble emporter l'hiver avec elle.