Le lendemain, mes vacances s'achevaient brusquement. Nous déjeunions quand arriva la lettre hebdomadaire de Félicien Ladourd, depuis longtemps retourné à ses plâtres. La tante lut tout haut, d'une voix navrée :
« Les parents de Jean désirent expressément qu'il assiste à la retraite préparatoire des étudiants au prieuré Saint-Lô. Il faut donc qu'il soit rentré dimanche soir au plus tard pour être présent à l'ouverture des exercices lundi matin. A leur issue, il ira s'inscrire à la Faculté Catholique de Droit. Mme Rezeau fait remarquer que les inscriptions sont gratuites pour un fils de professeur, même honoraire. »
— Toujours la même, cette satanée Folcoche ! fis-je très haut.
— Jean, protesta Mme Ladourd, j'admets bien des choses, mais pas les grossièretés.
Je ravalai aussitôt ma langue. La tante, Micou, Samuel, tous faisaient monter vers moi une prière de prunelles. Par pudeur, par politesse et parce que, vaguement averti de mon infirmité, je ne tenais pas à l'exhiber, je m'abstenais depuis deux mois de toute violence verbale à l'égard des miens. En fait d'idées, les Ladourd étaient (comme la plupart des êtres) capables d'admettre et même d'adopter celles d'autrui sans les juger ; ils n'étaient point aussi souples en fait de sentiments. Ce qu'ils n'avaient pas eux-mêmes ressenti, ils ne pouvaient le comprendre que par opposition, par inversion de leurs valeurs ou, plus exactement, en les changeant de signe. Une telle compréhension, comme toutes les compréhensions qui ne viennent pas de l'expérience, mais d'une simple opération de l'esprit, restait une appréhension. Cette grosse dame qui miaulait : « J'admets bien… n'admettait rien du tout. Elle reconnaissait un fait, elle l'excusait dans ses causes, elle en refusait la terrible logique. Une logique inverse… ô suprême scandale ! Douces et confortables cervelles ! « Ma brave femme, si votre logique vient du cœur et non du cerveau, pourquoi voulez-vous que la mienne s'appuie sur les parois de mon crâne et non sur l'arc-boutant de ma sixième côte ? » Cependant, je m'expliquai :
— Le Droit ne me dit rien. Je ne serai ni avocat ni surtout magistrat. Vous me voyez sous la toque, avec la bavette au cou ? Il faut vraiment trop de candeur ou d'aberration pour faire un juge…
— Allons, allons ! reprit Mme Ladourd, ne t'en prends pas à ton père, maintenant. Si tu as fait un autre choix, dis-le. Mais y as-tu vraiment réfléchi, depuis ton bachot ?
Silence. Voilà trop d'années que j'étais habitué aux réponses mentales et tout le monde n'était pas ma mère pour deviner ce langage. Ce silence disait : « Il y a longtemps que je sais ce que je veux. La seule école où j'ai envie de m'inscrire, c'est l'Ecole de Journalisme, à Lille. A vrai dire, je préférerais entrer tout de suite dans un journal, pour me faire la main et surtout pour acquérir l'indépendance financière, source de toutes les autres. Malheureusement, je connais les opinions de mon père. Le journalisme mène à tout, à condition d'en sortir : mieux vaut donc ne point y entrer. Ou encore : Un Rezeau ne s'occupe pas des chiens écrasés. Dans cette famille qui a compté une douzaine de plumitifs, dont le grand, l'intrépide René Rezeau, un journaliste fait figure de parent pauvre. Avec la tête de cochon que l'on m'attribue, non sans quelque raison, Dieu sait dans quelle salle de rédaction je serais capable d'aller traîner mes guêtres ! Fournir des armes à cet énergumène, merci bien ! Le Droit, rien de tel pour redresser les esprits faux. Faire son Droit, ressource des incertains. Faire son Droit, comme on fait ses dents de sagesse. »
— Y as-tu vraiment réfléchi ? insistait Mme Ladourd.
Mieux valait déclarer forfait, acquérir la demi-liberté des étudiants. Plus tard, j'aviserais.
— Je vous avoue que je n'ai pas eu le temps d'y songer.
— Ah ! conclut la simili-tante, c'est gentil pour nous, ce que tu dis là.
Lors, commença la scène des adieux, compliqués de recommandations, d'objurgations et d'exclamations diverses. Je me laissai attirer contre le peignoir mauve de Mme Ladourd et ne sortit de ses bras que pour tomber dans ceux des filles, qui s'avançaient l'une derrière l'autre, pour suçoter les pommettes de l'exilé. Micou, bonne dernière et reniant un peu son sourire, ne m'embrassa pas. Tact que j'appréciai : en faire moins, dans certains cas, c'est en faire plus. Samuel se contenta évidemment du vigoureux cinq-en-cinq des garçons, mais résuma l'opinion de tous :
— Bien entendu, dès que nous serons rentrés, c'est-à-dire d'ici une quinzaine, j'espère qu'on te verra à la maison.
On m'y verra probablement. Mais ce n'est pas absolument sûr. Dans le train qui roule vers Nantes, vers Angers, il y a cette fille en tailleur rouille, plantée au beau milieu du couloir. Une Madeleine, à n'en pas douter. Age imprécis : mettons vingt ans. Elle a, sans doute par économie, conservé sa fourrure de fillette : deux putois, purement décoratifs, rejetés symétriquement par-dessus les épaules. On jurerait que ces professionnels de la saignée de lapin sont en train de lui sucer les carotides. Cœur de bouche, dessiné ou plutôt tartiné au rouge Prisunic. Du même Prisunic, entre les seins et postés là pour garder un passage trop fréquenté, Ric-et-Rac en matière plastique. Indéfrisable blonde à racines brunes. Ongles vernis, mais non assortis aux lèvres : les deux rouges se chamaillent. Le bout des doigts, lardé de coups d'aiguille. Le bout des seins presque visible sous le chemisier transparent. Le bout de l'oreille fleuri de celluloïd. Elle aussi, d'ailleurs, m'observe. J'imagine ses pensées, gratuitement : « Complet fatigué, mais bien habité. Petite gueule dure à la Kid. Un bourgeois, ce gamin-là : il a des gants dans sa poche. Un type qui n'a pas mauvais goût, qui s'intéresse à moi : si le regard pouvait mouiller, je serais trempée de la tête aux pieds. Peigné avec un clou, comme tous les novios ! » (Novio, c'est un terme que vient de lui apprendre l'auteur du roman à 3 fr. 50 qu'elle tient à la main : L' Andalouse aux yeux bleus, ou les mystères de la jalousie espagnole.) Elle tourne la tête, franchement, une fois, deux fois, trois fois… Je souris. Elle sourit. Alors ?… Jivati ? Jivatipa ?
Non, je n'irai pas. Certes, ce n'est pas Micou qui m'empêche d'y aller. Micou ne m'est rien. Serait-elle mon œil qu'un satellite de cette médiocrité ne saurait l'empêcher de briller. Les satellites, pour une femme comme pour un astre, ça fait plutôt honorables, ça donne une idée grandiose du Créateur. Je n'irai pas… Mais, si je n'y vais pas, bien que le tailleur rouille vienne de se retourner pour la quatrième fois, c'est uniquement parce que j'ai un sentiment très vif de la décence. Appelez cela comme vous voudrez, moi, j'appelle cela de la décence. La nuit va bientôt tomber et hier, à pareille heure, j'étais sur la falaise.