Chapitre 7

Enfin, ils avaient hissé les voiles et s'éloignaient de Tadoussac. Angélique mit quelques heures à réaliser qu'elle était seule avec Joffrey, détachés des contingences mondaines, libres tous deux sur un navire, ce qu'elle aimait plus que tout.

Ils allaient retrouver des habitudes établies et dont ils ne se lassaient pas de goûter le charme.

Être assis l'un près de l'autre, soit sous une tente que l'on dressait sur le gaillard d'avant lorsqu'il faisait très chaud, ou, en cas de pluie, pour être à l'abri du vent, ou lorsque la nuit tombait, sur le balcon du château-arrière sur lequel s'ouvraient les fenêtres de leurs appartements.

Là, à demi allongés sur les divans aux coussins orientaux, ils goûtaient le charme des conversations à bâtons rompus, dans une quiétude et une liberté de temps dont ils disposaient rarement.

Privilégiés étaient-ils, Joffrey et elle, d'avoir été épargnés, de pouvoir brûler encore des feux de la tendresse et du désir.

Koussi-Bâ leur servait le café turc dans les petites tasses de fine faïence, portées par de ravissant calices décorés d'arabesques appelés zarfs qui permettaient de boire le café sans se brûler les doigts. Tout cet appareil rituel pour déguster le café qui rappelait l'Orient, les ramenait à la Méditerranée, à Candie et à l'île de Malte dont Angélique avait parlé avec le comte de Loménie.

Elle lui avait suggéré de repasser en France et de retourner chercher aide et conseil parmi ses frères, les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, aujourd'hui appelés chevaliers de Malte. Mais il s'en était défendu. Il voulait rester en Canada où reposaient les restes de son ami immolé par les Iroquois.

– Et pourtant, l'éloignement lui aurait fait du bien. Et le soleil. J'ai aimé à Malte, cette belle lumière qui illuminait les salles du Grand Hôpital. Les malades y étaient servis dans de la vaisselle d'argent. J'ai visité l'apothicairerie, les salles de chirurgie. Puis dans le fort, on voyait flotter les oriflammes de toutes les galères de l'ordre de Malte, prêtes à prendre la mer pour lutter contre les barbaresques.

Elle s'interrompit soudainement. Puis Joffrey lui vit plonger son visage entre ses deux mains en murmurant.

– Ô Seigneur ! C'était lui !

Et rester là comme absorbée par une évocation dont les éléments la fuyaient.

– Henri de Rognier, dit-elle encore à voix haute.

Joffrey de Peyrac respecta sa méditation. Celle-ci en effet prenait un tour compliqué. Angélique était obligée de se transporter à Salem, lorsque après la naissance des jumeaux, elle avait été saisie d'un accès de malaria.

Secouée par cette fièvre qu'elle avait contractée en Méditerranée, elle s'était crue revenue à Alger, lorsqu'elle s'y trouvait prisonnière du Grand Eunuque Osman Ferradji, vizir de Moulay Ismaël, le roi du Maroc pour lequel il l'avait achetée3. Dans son délire, l'illusion était telle qu'elle s'imaginait ne pas encore avoir retrouvé Joffrey. Elle s'était reconnue dans les rues de la ville blanche conduite par ses gardiens musulmans. À un carrefour, elle avait vu expirer, lapidé par la foule, un des moines-guerriers capturés avec elle sur la galère de Malte, et, dans son cauchemar, il lui criait : « Je vous ai donné votre premier baiser ».

Revenue à elle, à Salem, Nouvelle-Angleterre, entre les bras de Joffrey de Peyrac, elle avait mis sur le compte des errements de la fièvre, l'amalgame baroque de cette scène incongrue.

Et si le chevalier lapidé s'était appelé Henri de Rognier ?... Le pêle-mêle n'était plus si baroque.

Elle fit effort pour se souvenir.

Henri de Rognier ?... Maintenant, elle était presque certaine. C'était bien là le nom d'un des deux chevaliers avec lesquels elle avait voyagé sur une galère de Malte lorsqu'elle recherchait Joffrey en Méditerranée.

Angélique releva la tête.

Impressionnée, elle conta à son mari l'anecdote que lui avait rappelée le comte de Loménie-Chambord. Et son prolongement qu'elle venait de découvrir, et dont elle avait été inconsciente n'ayant pas reconnu le page de Poitiers, son ancien amoureux, sous la tunique rouge à la croix pattée des hospitaliers de Malte.

– Et lui ? M'a-t-il reconnue ? C'était des années plus tard et je voyageais sous le nom de marquise du Plessis-Bellière. De toute façon, il ne connaissait que mon prénom.

– Tenez pour assuré qu'il vous a reconnue. Des yeux comme les vôtres ne s'oublient pas.

– Il n'a fait aucune allusion à une rencontre dans le passé. Ou peut-être n'y ai-je pas pris garde.

Cependant, quelque chose avait dû flotter entre eux pour venir se glisser des années plus tard dans son délire à elle, et lui jeter ces mots qu'il n'avait pas voulu prononcer.

Elle ne parvenait pas à retrouver ses traits. Seulement sa silhouette plus élancée près de celle plus trapue de l'autre religieux, amiral de la galère.

– Mon indifférence l'a sans doute découragé d'évoquer avec moi un souvenir un peu léger. Il est vrai qu'en ce temps-là vous seul comptiez pour moi. J'étais prête à affronter tous les dangers pour retrouver vos traces.

Elle réfléchit à nouveau. Mesura combien l'auraient intéressée les évocations du pauvre Henri de Rognier alors, et comme elle avait répété facilement le souvenir d'aventures étrangères. Vivonne, Bardagne, même Colin...

– Serais-je donc « oublieuse » comme me le reprochait Claude de Loménie, sauf d'un seul... Vous ?

– Je n'aurais garde de vous en blâmer... Si je me trouve être ce seul.

Et se souvenant de l'ardent espoir qui lui avait fait affronter follement les dangers que courait une femme en Méditerranée, elle en revoyait les étapes. L'une d'elle, celle de Candie, l'avait mise en présence du mystérieux Rescator masqué.

Dans l'affolement de sa situation, lui aussi elle ne l'avait pas reconnu. Ce contretemps qui les avait presque fait s'atteindre pour être séparés plus tragiquement encore lui laissait un regret dont elle ne se consolait pas.

– J'aurais tant voulu connaître votre palais des roses à Candie. À peine avais-je fui que la nostalgie me poignait, tant m'avait séduite ce pirate masqué qui venait de m'acheter. Mais j'avais voulu m'enfuir.

– Quelle sottise, quand j'y songe ! Le rêve, le bonheur étaient si proches !... Non ! Je ne peux pas dire que ce fut une sottise. Avec le vieux Savary, nous avions mis au point cette évasion, avec tant d'opiniâtreté !... N'est-ce pas le devoir d'une esclave de chercher à s'enfuir.

Il éclata de rire.

– C'est bien de vous, cela ! Comment n'y ai-je pas songé à temps ! Avais-je oublié qui vous étiez ? Votre fougue ? Votre brûlante résolution devant n'importe quel défi ? Ou bien... en fait, vous connaissais-je si mal ?... si peu encore. Je ne vous avais pas encore suffisamment devinée lorsque nous fûmes séparés. Je ne sais. J'ai voulu renier un amour qui avait pris trop de pouvoirs sur moi. Mais à force d'avoir voulu remplacer votre image par une autre, celle d'une femme légère et indifférente, m'y suis-je trompé moi-même ?... Et je fus puni.

Il lui baisa la main. Ils se sourirent. Ils étaient plus heureux qu'ils ne pourraient jamais l'exprimer avec des mots.

Ils regardaient défiler au flanc du navire qui les portait les longs courants glauques et argentés du Saint-Laurent. Ils s'appuyaient l'un à l'autre, épaule contre épaule, et par instants s'embrassaient sur les lèvres. Rarement, ils se sentaient assez en paix pour écarter le voile de leurs souvenirs. Car c'était un sujet sensible et longtemps ils avaient craint en l'abordant, de se blesser.

– Vous avez raison, mon amour, dit-elle. Je vous cherchais. Mais nous n'avions peut-être pas encore mérité de nous trouver. Nous étions pleins de méfiance.

Elle effleura d'un doigt les cicatrices de ce visage tant aimé.

– Comment n'ai-je pas deviné qui vous étiez, malgré cette assemblée de pirates farouches, ce marché d'esclaves où vous-même veniez choisir l'objet de vos plaisirs ? Comment ne vous ai-je pas reconnu, sous votre masque, malgré votre barbe, votre démarche plus assurée ?... J'étais troublée. Moi aussi, je suis coupable. J'aurais dû vous reconnaître à votre regard, au toucher de votre main sur moi ? Aujourd'hui, cela me semble... indigne d'avoir fait preuve d'autant d'aveuglements. Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas nommé aussitôt ?

– Là ? Devant tous ces brigands des mers, ces luxurieux musulmans venus faire leur marché de femmes au batistan de Candie !... Non, je n'aurais pu m'y résoudre ! Et puis, en vérité, c'était vous que je craignais. Je craignais ce premier regard entre nous, je reculais le moment d'apprendre que je vous avais perdue à jamais... que vous en aimiez un autre, le roi peut-être, le roi sans doute et que vous n'aviez que faire d'un époux mort, banni ou pour le moins renégat aux yeux des royaumes chrétiens, aux yeux de votre monde de Versailles. Inexplicable et inconnue femme, métamorphosée loin de moi. Sans moi. Une femme dans l'épanouissement de sa beauté, de sa hardiesse, de son indépendance, et non la presque enfant que j'avais accueillie à Toulouse, même si sa fragilité première me prit aux entrailles lorsque je l'aperçus, sur l'estrade du marché, vaincue et livrée dans sa nudité exposée. Mais cela passa. Je vous avais laissée si jeune, il était inévitable que je visse en cette grande dame, portant le nom d'un autre, une épouse oublieuse, indifférente.

– Sauf pour un seul. Vous aviez su prendre mon cœur à jamais. Mais, doutant de toutes les femmes, vous avez douté de moi. Vous n'avez même pas voulu envisager que j'avais entrepris ce voyage fou et contre la volonté du roi, uniquement pour vous retrouver. Vous avez mis mon imprudence à me lancer dans des pérégrinations dangereuses au compte d'un caprice d'étourdie, quelque peu insensée, voire stupidement avide d'aller surveiller les bénéfices que pouvait lui rapporter sa charge de consul de Candie.

– Comment aurais-je pu imaginer une telle preuve d'amour de la part d'une femme ?

– Voilà en effet où le bât vous blessait, malgré votre science d'aimer apprise des troubadours. Vous aviez encore beaucoup à apprendre, messire. Ne saviez-vous pas que vous étiez tout pour moi depuis Toulouse ?...

– Il faut croire que le temps m'avait manqué pour le savoir, pour m'en convaincre. La passion est si fugace. La fidélité si incongrue. L'amour, l'essence de l'amour si peu captable. Et sa réalisation de chaque jour, de toute une vie, si peu compatible avec nos existences exposées aux mille coups de la mondanité pour les puissants, ou de la survie pour les miséreux et les pourchassés. Ce que vous étiez pour moi, unique parmi les autres femmes, c'est de vous avoir perdue qui me l'a appris, c'est qu'on vous ait arrachée à moi qui me l'a révélé. Les troubadours n'ont pas tout dit. Ils laissent seulement entendre que l'essentiel est inexprimable.

« Voilà ce que m'ont enseigné l'obscurité des geôles et les errances du bannissement qui effaçait mon existence passée et me privait à jamais de votre présence.

– N'empêche que vous vous êtes très bien passé de moi à voguer d'île en île et de palais fleuris en cours ottomanes...

– Je confesse que ce fut un long périple plein de détours et de révoltes. Je reconnais qu'au début je ne pensais pas mettre si longtemps à guérir, et surtout à admettre un jour que je ne guérirais jamais, jamais de cette brûlure d'amour que vous m'aviez infligée. À quel moment l'ai-je compris ? À plusieurs reprises, la vérité s'est imposée. Est-ce quand Mezzo-Morte, en Alger, m'imposa le dilemme ? Me livrer le lieu de votre captivité, à condition que je cessasse d'être son rival en Méditerranée ?... ou plus tard, lorsqu'à Meknès il me fallut envisager votre mort et la séparation définitive d'avec vous, même en rêve ?...

« Alors je sus que ce qui était pire que tous les doutes, c'était de ne plus vous revoir jamais. « Quelle femme, mon ami !... » me disait Moulay Ismaël, partagé entre la fureur, l'admiration, le regret aussi. Nous étions là deux maîtres, deux potentats des pays de Barbarie et du Levant, et planait sur nous le fantôme d'une femme-esclave aux yeux inoubliables, morte sur les chemins du désert. Parfois, nous nous regardions et nous savions que nous n'y croyions pas tout à fait à cette mort. « Allah est grand », me disait-il. Nous refusions le verdict parce que nous nous sentions très faibles et très atteints.

Angélique l'écoutait avidement et se retenait de sourire tant cette vision de Joffrey et de Moulay Ismaël accablés lui paraissait plaisante.

Alors ils riaient et s'embrassaient encore, frappés d'un intense sentiment de triomphe à se voir aujourd'hui dans les bras l'un de l'autre, comblés de joies et de bienfaits, d'enfants, de richesses, de réussites, entourés de compagnons dévoués, loin du théâtre de ces événements tragiques évoqués, au point que le décor austère du grand fleuve du nord, ses rives lointaines aux monts âpres couronnés de noires forêts, ses eaux troubles et tourmentées aux profondeurs effrayantes, son escorte de lourds nuages en escadre monumentale, traînant des rideaux de pluie ou s'enfuyant sous le souffle du vent, tout ce qui créait autour d'eux un décor si contraire à celui brûlant et coloré de la Méditerranée leur paraissait amical, rassurant, et les confortait dans leurs certitudes présentes de trouver l'un en l'autre, l'un par l'autre, l'heure du rêve atteint et du bonheur sans fin.

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