Chapitre 60

À la suite de ses deux longs et pénibles récits, il eut une période d'interminable mutisme.

Mortifié dans son orgueil, cherchait-il l'oubli dans le silence ? Elle continuerait de lui parler afin de maintenir son esprit en éveil. Cependant, elle se montrait prudente lorsqu'elle était tentée de nommer Joffrey de Peyrac. D'instinct, elle évitait de prononcer son nom, ou de dire : mon époux, car elle savait qu'alors, sa voix à elle fléchissait, et qu'il en éprouvait une irritation mêlée d'amertume.

S'il proclamait très haut qu'elle était sa principale ennemie, elle devinait que Joffrey éveillait en lui un antagonisme plus trouble, car cette fois la « trahison » venait de l'homme, et il avait dû rêver d'un monde où tous les hommes s'uniraient pour abaisser et réduire au silence l'Ève coupable, qui avait entraîné Adam et toute la Création dans le chaos du péché.

Par provocation, essai de justification à laquelle il ne voulait pas renoncer, il n'hésita pas quand il recommença de parler, à se montrer acerbe.

– Par votre faute, j'ai perdu mes deux amis les plus chers.

– Pont-Briand ?

Il s'impatienta.

– Pont-Briand n'était pas de ceux que l'on peut élever au rang d'ami. Ce n'était qu'un exécutant. Ce qui lui advint fut logique et de bonne guerre.

– Vous l'y aviez poussé, d'une façon habile et machiavélique.

– Comment juger des êtres sans leur donner à choisir, et ainsi à se démasquer ? J'avançai ce pion et je sus mieux, grâce à cette manœuvre, non pas qui il était, car je ne le connaissais que trop, mais qui vous étiez, et aussi à quelles sortes de provocations pouvait réagir M. de Peyrac.

« Mais laissons Pont-Briand. Il a rempli son rôle.

« Je parle d'un de mes collègues de l'Ordre, le R.P. de Vernon, et puis du chevalier de Loménie-Chambord, mon frère de prédilection depuis le collège de Clermont où il me sourit pour la première fois. J'avais quatorze ans et il en avait onze.

« Avec ces deux-là, jamais une querelle. Pas une ombre. L'entente parfaite. La connaissance mutuelle, l'alliance efficace en tout. Dans nos missions et nos travaux. Et vous n'avez qu'à paraître, et tout s'effondre ! Ô mes amis disparus ! Quel crève-cœur de vous avoir perdus ainsi ! Vous qui étiez une partie de moi-même.

– Comment avez-vous pu apprendre que le chevalier de Loménie était mort ?

– Mort ?

Son cri éclata comme le cri d'un homme qui vient d'être frappé au cœur par le poignard d'un assassin.

Angélique comprit que, jusqu'alors, lorsqu'il disait : « Je l'ai perdu », il avait parlé de la désaffection sentimentale du chevalier de Malte à son endroit, et qu'il ne savait rien de sa fin.

Elle vint s'asseoir au pied du lit afin de le regarder en face. Tendu en avant, il la fixait d'un regard halluciné, voulant déchiffrer sur son visage la sentence qu'il se refusait de croire.

– C'est vous qui l'avez tué ?

– Oui !

Il se retira lentement en arrière, la face cireuse.

– En suis-je la cause ?

– Vous êtes la cause de tous les malheurs de l'Acadie. C'était vous l'Homme noir qui se tenait derrière la démone de la vision. Vous l'avez toujours su.

– Lui ! Ce n'est pas possible ! Où ? Quand cela ?

– Ici même. À l'automne.

– Je ne lui avais pas dit de venir, à lui. Je voulais le tenir à l'écart de ma disgrâce. Je craignais trop pour sa vie.

– Il se fait que c'est lui qui a entendu le mieux votre appel : « Vengez-moi ». Une fois de plus, vous l'aviez envoyé pour la vengeance, et il est venu. C'était une mission sacrée. Cette fois, il ne faillirait pas à son devoir comme à Katarunk et comblerait vos désirs d'outre-tombe.

« Et vous vous mentez à vous-même comme vous l'avez fait plus d'une fois. Vous avez toujours compté sur lui, plus que sur un autre pour obtenir notre capitulation ! Vous avez toujours espéré qu'il reviendrait de son aveuglement qui l'avait fait se prononcer pour nous, qu'il vous reviendrait, qu'il reconnaîtrait ses coupables erreurs qui l'avaient fait se détourner de vous, son ami et son maître.

« Il envisagea de renouveler l'exploit manqué de Katarunk. Investir le fort de Wapassou en notre absence et le brûler.

« Mais j'étais présente.

« Il n'avait d'autre alternative que de m'exécuter, après avoir obtenu la reddition de tous nos territoires jusqu'à Gouldsboro, ou de me ramener en Nouvelle-France, non en triomphatrice cette fois, mais comme prisonnière. Où j'aurais été livrée à Ambroisine. Le cycle infernal était refermé. Celui que vous aviez voulu.

« Du haut de ce fortin où je m'étais réfugiée, je le vis approcher. Il était persuadé que je me laisserais convaincre. Je l'ai abattu. Que pouvais-je faire d'autre ? Me rendre ? Trahir les miens ? Mon époux ? Mes amis ? Tous ceux qui nous avaient fait confiance ?

« Privées de leur chef, ses troupes se sont retirées, mais non sans avoir pillé puis incendié Wapassou.

Il baissait les paupières, pâle et sans souffle. La douleur le consumait.

– Oh ! Claude ! Claude ! s'écria-t-il. Mon frère, mon ami. Au moins l'avez-vous tué sur le coup, je l'espère ?... Au moins votre habileté légendaire lui aura-t-elle épargné une longue agonie ? Car, blessé, loin de tout secours, mieux vaut achever un blessé que de le traîner sur les interminables pistes du retour !... Dites-moi.

Il lui saisit le poignet.

– Il est mort sur le coup, n'est-ce pas ?

– Je n'en sais rien ! cria-t-elle en se dégageant avec d'autant plus de colère qu'elle n'avait cessé de craindre d'avoir trop tremblé en appuyant sur la détente. Ils ont enlevé le corps et se sont retirés.

– Si je devais envisager ses longues souffrances et son agonie, je ne vous pardonnerais jamais.

– Et à vous, dois-je pardonner ? Vous préoccupez-vous de nos blessés, de ceux que vos « vengeurs » ont laissé agonir sur la prairie, ou qui sait, périr dans l'incendie ? J'ignore tout de ce qui est arrivé à mes amis. C'est mieux ainsi. Sinon, pourrais-je vous pardonner le sort de ces femmes et de ces enfants, mes compagnes, mes amies, des enfants que j'avais vus naître ici à Wapassou, et qui ont été entraînés sur « les pistes interminables du retour » mourant peut-être de froid et d'épuisement, ou livrés captifs, en butin, à des Sauvages puants ?... Par votre faute ! Par votre faute !

Ils se guettèrent, hérissés, haletants, comme deux lutteurs épuisés de leur combat et qui regardent, hébétés, couler leur sang.

– Des Sauvages puants ? Pourquoi parlez-vous ainsi des Sauvages ? Je vous ai entendu vous féliciter de savoir votre fille Honorine réfugiée chez les Iroquois et en sûreté.

– En effet ! Mieux vaut la vermine et la crasse des longues maisons iroquoises, que de tomber entre les mains d'une Ambroisine, suppôt de Satan, de Lucifer, de Bélial et des quatre-vingts légions de l'Enfer !... Mais il n'empêche que c'est un sort terrible que d'être prisonnier des Indiens.

Puis, ils cessèrent leur débat, non par faute d'accusations à se lancer à la tête mutuellement, mais faute d'énergie à le poursuivre.

*****

À plusieurs reprises, il se défendait d'avoir fait venir Mme de Maudribourg en Amérique...

– Si je l'ai encouragée à œuvrer pour mes projets, je ne pensais pas qu'elle viendrait elle-même. Ambroisine m'avait rejoint à Paris lorsque j'y prêchais à l'un de mes retours. Elle ne m'avait jamais pardonné de l'avoir fuie. Elle savait que sa passion me révulsait. Cela avait des racines si profondes. Elle ne m'a jamais tenté. Elle était ma peur. Ma peur des femmes qui avait dressé une barrière entre elle et mon désir.

« La découvrant riche, influente, j'eus l'idée de la faire servir à mes desseins, l'encourageant à fréter une expédition qui aurait pour but d'envoyer des colons choisis parmi des corsaires ou flibustiers, reconquérir un territoire que j'estimais français, Gouldsboro, tombé entre les mains des hérétiques.

« À Paris, elle fit merveille, allant d'un ministère à l'autre. Les robins tombaient comme cailles dans ses filets. Les armateurs les plus coriaces lui mangeaient dans la main. Elle recruta Colin Paturel, son navire et son équipage.

« Lui ayant donné l'occasion de déployer ruses et tromperies, et de jouer le grand jeu de la séduction auprès d'un nombre imposant de mâles, nous avons pu, elle et moi, nous mettre d'accord. J'étais son confesseur, elle, ma pénitente. Je l'encourageai à se poser comme Bienfaitrice pour le salut de la Nouvelle-France, et elle, elle jubilait de jouer un rôle dans une œuvre qui apporterait drames et défaites. J'ai vu briller ses yeux lorsque je lui parlai de votre époux. À ce moment, il ne vous avait pas encore amenée avec lui. Lorsque je signalai votre présence, elle dut prendre sa décision de faire partie de l'expédition. Elle eut le temps de rassembler tous renseignements à votre sujet. Elle était très habile et allait au-delà des recommandations que j'aurais pu lui faire.

– J'ai cru comprendre qu'au moment du départ de « La Licorne », elle avait la police à ses trousses. Sa meilleure amie, Mme de Brinvilliers, venait de se faire arrêter par le policier Desgrez. Et l'on découvrait une des plus grandes empoisonneuses de l'Histoire, un monstre de perversion, dépravée depuis son plus jeune âge.

– Ambroisine aussi n'a jamais été une enfant. Elle était un produit des ténèbres.

– Elle ne devrait pas avoir de nom. Chaque fois que je la nomme, un frisson me parcourt.

– Elle se nomme « Légions »...

– Le père de Vernon l'a deviné aussitôt. Il l'a dénoncée dans une lettre qui vous était destinée , mais qu'elle a dérobée par la suite, après avoir tramé sa mort. J'ai eu cette lettre sous les yeux et je me souviens qu'elle disait en substance ceci : « Oui, mon père, la Démone est à Gouldsboro, mais ce n'est pas la femme que vous m'avez désignée expressément comme telle, la comtesse de Peyrac ! !... » Que le père de Vernon l'ait démasquée, est-ce une raison suffisante pour vous plaindre de l'avoir perdu, en tant qu'ami, par ma faute ? Il vous restait tout dévoué. Vous ne pouviez lui reprocher de ne pas se montrer un exécutant habile et efficace dans les missions que vous lui confiiez. Que ce fût d'espionner les Nouveaux-Anglais, ou de s'assurer de ma personne sur le navire de Colin Paturel.

– Lui aussi a succombé à votre séduction ?

– Vous êtes obsédé, ma parole ! Lui, le père de Vernon ! Un vrai jésuite, Seigneur ! Quel jésuite ! Il me faisait penser à mon frère Raymond. Froid comme un glaçon. Je n'ai pas eu de peine à le prendre pour un Anglais.

– Il était amoureux de vous... Il vous a tenue dans ses bras.

– ... Pour me sortir de l'eau !... Mais, comment savez-vous tout cela ?

– J'ai reçu de lui un premier courrier qu'il m'envoya de la forteresse de Pentagoët. Il était encore chez le baron de Saint-Castine, après vous avoir laissé regagner Gouldsboro. Prenant, lui aussi, comme le colonel de Loménie-Chambord, l'initiative de contrevenir à mes ordres et de juger mes intentions. Ce courrier contenait un pli scellé de ses armes, et quelques courtes lignes dans lesquelles il me demandait de bien vouloir me charger de faire parvenir la missive ci-jointe à Mme de Peyrac, au cas où il lui arriverait malheur.

– Cette lettre ? Vous l'avez lue ?

– Oui ! J'étais son confesseur.

– Beau confesseur !

– Ces licences sont autorisées aux directeurs de conscience.

– Belle conscience !

– C'était une lettre d'amour, elle commençait ainsi :« Ma chère enfant, ma petite compagne de L'oiseau blanc... ».

Soudain, l'humeur d'Angélique changea et elle se mit à rire, à rire au point que les enfants, éveillés, l'imitèrent.

– Pardonnez-moi ! se reprit-elle, mais la vie est si merveilleuse ! Une voyante m'a dit un jour : « L'Amour te protège !... » L'amour m'a protégée. Le père de Vernon n'a pu laisser exécuter la sentence. Il n'a pu me laisser me noyer. Il a plongé !... Oh ! Mon cher Merwin ! Comme je suis heureuse !...

Plus tard, il revint sur le sujet de Loménie-Chambord. Cela ne passait pas. Plus que tout il ne supportait pas son insensibilité à elle. Il avait été hérissé, scandalisé de la brutalité avec laquelle elle lui avait résumé la scène fatale : « Il venait les mains nues, parlant de paix. Je l'ai abattu. » C'était choquant !

– Plus choquant pour moi, désastreux, riposta-t-elle, aurait été de me laisser attendrir, de me laisser fléchir, de le suivre, lui livrant Wapassou, mes partisans, mes enfants, de le laisser poursuivre, comme il en avait l'intention, sa campagne jusqu'à Gouldsboro, où, avec l'aide de Saint-Castine, ou contre lui, qui sait ? L'établissement lui aurait été remis. Sans coup férir ?... ce n'est pas certain. Il y aurait eu des morts. La faiblesse souvent ne fait que reculer le massacre et en multiplier l'ampleur.

« Vous m'avez trouvée brutale, mon père, dans mes paroles. Parce que je vous ai fait grâce de tous les conflits et tourments qui ont agité mon âme et brisé le cœur, en ces quelques secondes d'hésitation avant de tirer. Il m'aurait fallu des heures pour vous les décrire. Je lui criais : « N'approchez pas ! N'approchez pas !... »

« Mais il continuait d'avancer. Lui aussi avait fait son choix. Reniant l'alliance qu'il avait passée avec nous. Comptant sur l'affection que je lui portais pour que je me rende docilement... Que se passait-il en lui ? Il était retombé sous votre égide au point de faire fi de son honneur, au point de vous complaire, de complaire à votre mémoire ? Ou bien essayait-il d'échapper ? D'échapper à ce choix, d'échapper à nous tous qui ne le comprenions plus ?... Je l'ai abattu, répéta-t-elle.

Ce fut Sébastien d'Orgeval qui, cette fois, tourna lentement les yeux afin d'observer ce profil de femme, à ses côtés, ourlé d'un liséré de lumière venu de l'âtre, cette bouche fine et parfaite qui prononçait de tels mots.

– Je comprends, maintenant, comment vous avez pu vaincre Ambroisine. C'est cela qu'elle ne peut vous pardonner. On vous croit une femme sensible, vulnérable. Et soudain, vous vous révélez rusée, implacable.

– Si j'entends bien, vous voulez dire que je ne joue pas le jeu ?... Ce n'est pas la première fois qu'on m'en fait le reproche, et surtout qu'on s'en désole... Ce serait si facile, sans cela !... n'est-ce pas ? « Jouer le jeu ? » Quel jeu ?... Celui de la faiblesse, se couchant, vaincue, aux pieds de la force ?... Celui de la femme héréditairement soumise, s'inclinant d'elle-même devant l'homme, le guerrier... Celui de la sensibilité et de la générosité fatalement piétinées et brisées par la cruauté et la traîtrise de ses adversaires, eux sans scrupules.

« Il est facile d'abuser de la bonté et de l'élan des cœurs généreux pour causer leur perte. Je suis un Sagittaire. Il m'a toujours été insupportable de donner à mes ennemis la satisfaction de ma défaite, sans qu'il leur en cuise, d'une façon ou d'une autre, si peu que ce soit. Une question de justice. Rétablir l'équilibre entre le Bien et le Mal. Entre les lois du Ciel et celles de la Terre. Mais il y a plus encore. L'être humain est au milieu. Il n'a pas le choix.

« Ce n'est pas nous, les « tendres », qui nous montrons durs et intraitables, sans rime ni raison. C'est la vie, ce sont les autres, les égarés ou les sans scrupules. C'est la médiocrité, c'est la félonie des autres qui nous contraignent au choix.

« Qu'on le veuille ou non, qu'on rêve d'harmonie, de paix, de bonheur quotidien, d'enfants heureux parmi nos œuvres fécondes, vient un jour où l'on est contraint au choix, un jour où il faut prendre les armes. Pour survivre ou pour défendre l'innocence. Et c'est cette contrainte que je hais le plus, mais j'ai appris combien elle était inéluctable. Bien peu peuvent éviter de l'affronter au moins une fois dans leur vie.

« Claude de Loménie est mort parce qu'il avait fait son choix de vous servir. Sachez, M. d'Orgeval, que vous m'avez imposé un acte dont je ne me consolerai jamais. Car moi aussi, je l'aimais.

Ces deux scènes convulsives les laissèrent ébranlés, épuisés.

Tandis qu'ils reprenaient force, étendus côte à côte, ils flottèrent sur des eaux paisibles et réalisèrent l'inanité de leurs débats et la profondeur d'un sentiment qui venait de loin et qui ressemblait à de l'amitié.

Au-dessus d'eux passaient les orgues du vent, et aussi les chœurs des anges en chevauchées fantastiques.

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