Chapitre 57

– Voici en quelles circonstances je fus capturé : Un matin d'été, alors qu'en la compagnie du père de Marville et d'un jeune « donné » canadien, Emmanuel Labour, venu depuis une année se dévouer à la conversion des Sauvages, plus quelques néophytes, je me rendais à un village pour y célébrer la messe, nous fûmes environnés d'un parti de guerriers iroquois. Vous savez comment ils sont. Vous marchez au sein d'une forêt apparemment déserte, mais où les oiseaux se sont tus, et puis soudain tous les troncs des arbres se doublent d'une silhouette humaine. Et vous voilà entouré de fantômes emplumés qui se saisissent de vous.

« Le calvaire commençait. Après deux jours de marche les guerriers et leurs prisonniers étaient arrivés aux abords d'un des premiers grands villages de la Vallée des Iroquois.

« Aucun d'entre nous ne se faisait d'illusion. La torture et la mort nous attendaient.

« La nuit fut longue dans la cabane où l'on nous enferma. Nous savions le sort qui nous était réservé. Je regardais avec envie mes compagnons Marville et Labour qui, après avoir prié, s'étaient plongés dans un sommeil tranquille. Je les avais exhortés moi-même à cette sérénité, leur disant qu'ils étaient entre les mains du Seigneur. Les mots me sortaient des lèvres comme des substances étrangères.

« Une froide paralysie me gagnait. Et eux, comme réconfortés par mes paroles, ils dormaient, tandis que, guettant les heures, je voyais s'approcher celles d'effrayantes tortures que j'avais déjà connues.

« Ah ! Que la nuit ne finisse jamais, pensais-je, que ne commence nul jour, que Dieu arrête la Terre, qu'il nous détruise tous, humains déments et cruels que nous sommes, vermine de la Création, mais que n'arrive jamais l'instant de la douleur qu'ils nous préparent. Tu n'as pas vécu, me disais-je. Tu n'as pas connu le bonheur. Et maintenant, ce corps qui n'a pas connu l'amour va être livré aux barbares pour des supplices auxquels ta chair se refuse.

« Ah ! L'agonie du Christ et sa sueur de sang, comme elle me fut proche ! Aucun ange ne vint me consoler. J'avais par trop démérité.

« J'étais en enfer. Le ciel était sourd. J'étais dans un enfer peuplé de démons. Dans un enfer aux portes duquel j'avais laissé toute espérance.

« Seules subsistaient en mon être la peur viscérale des tortures et, en ma pensée, les raisons de cette odieuse fatalité. Et le souvenir de celle à qui je devais ma déchéance me revint. Un visage, une silhouette de femme toujours la même, vous, surgissant de ce chaos comme pour me narguer, se réjouir, se féliciter de ma perte...

« Non, fit-il, interrompant d'un geste de la main qu'il posa sur la sienne, sa protestation. Tout cela est faux. Vous ne portiez d'autre responsabilité dans ce délire rongeur qui me dévorait l'intérieur depuis si longtemps, que d'exister, que de m'être apparue !

« Mais à ce moment-là, pénétré de terreur, tremblant des pieds à la tête comme une bête forcée qui sent venir la mort et attend le coup d'estoc, je puisais un sombre soutien dans un sentiment de rancune et de haine envers un personnage symbole... une femme... qui, par son apparition, avait bouleversé le cours de ma vie.

« Je vous ai dit une fois que je n'étais pas prêt pour rien de ce que j'avais entrepris. Or, c'est une chose que de prendre conscience d'une erreur, d'un échec, et chacun d'entre nous doit s'efforcer d'y faire face par intermittence. C'en est une autre beaucoup plus mortelle que de percevoir sa propre existence déjà longue comme une ridicule et dangereuse imposture, elle-même fruit d'une monstrueuse tromperie dont on n'a jamais su discerner la malice.

« De ce réveil datait ma perte. Par la brèche avaient fui toutes mes défenses.

« Ma présence en ces lieux, parmi ces démons prêts à m'immoler, m'apparaissait non seulement intolérable, mais d'une insupportable injustice.

« Un cri montait à mes lèvres que je me retenais, dans un dernier sursaut de dignité, de clamer : Pas deux fois ! Pas deux fois !

« Je croyais par mon premier supplice avoir gagné des droits à la sérénité et à la prédominance, mais Dieu m'avait trompé, là encore. Il ne me suffisait pas d'avoir été torturé une fois, d'avoir perdu mes doigts...

« Vers l'aube, j'entendis nos Indiens chrétiens, Hurons et Iroquois, qu'on avait placés dans une autre cabane, commencer de chanter leurs chants de mort. Je surpris qu'on vînt les chercher, car leur chant s'éloigna, mais par instants on l'entendait voguer par la forêt au-dessus du village. Puis, je perçus les relents d'odeur de chair grillée si reconnaissable, qu'un vent léger rabattait vers nous : l'odeur des supplices.

« Le soleil se leva. Par un interstice des écorces de la cabane, toujours guettant, je vis le jour envahir un ciel pur et doux comme la surface d'un lac le reflétant.

« On nous emmena à notre tour. Jusqu'à la clairière où déjà fort rôtis, nos Indiens continuaient d'insulter leurs tourmenteurs. D'autres se taisaient au-delà de la parole, la langue tranchée ou grillée, mais lucides encore à leurs regards. Trois poteaux nous attendaient.

« Se relayant auprès des victimes, les guerriers étaient nombreux, rassemblés dans une sorte de silence solennel et préoccupé, que coupait seule, par périodes, une litanie d'insultes et de répons, où, selon le rite, bourreaux et victimes se jetaient à la tête les raisons qu'ils avaient de se haïr, de s'être combattus et d'avoir fait périr leurs amis et parents mutuels.

« Devant moi, surgit Outtaké qui m'affronta de son œil brillant. Les nausées de la peur tourmentaient mes entrailles. C'est alors qu'il s'approcha de moi, muni d'un silex au tranchant aigu et d'un petit maillet et, me faisant ouvrir la bouche, il me cassa deux dents très proprement, très rapidement.

« – Tu es si fier de ta denture, Robe Noire ! me dit-il. Tu envies, comme tous les Blancs nous les envient, nos dents saines. Je les entends qui disent : comme ils ont de belles dents, ces Sauvages ! Et je sais que tu as cherché notre secret pour conserver les tiennes aussi belles et aussi brillantes que tu les portais en arrivant dans nos contrées. Et je t'ai vu mâcher de la gomme mêlée d'argile fine et de jus de sumac blanc, comme nous autres, pour en garder la blancheur et la santé. Tu n'aimes pas souffrir, Robe Noire, ni être diminué devant tes ennemis, et surtout tes amis !...

« Je me mis à trembler.

« Un guerrier s'approcha du jeune Emmanuel et, lui prenant la main, commença à lui scier une phalange avec le tranchant d'un coquillage.

« Tout se mélangeait. J'étais obnubilé par ce doigt blanc du jeune homme adolescent que le coquillage sciait en le déchiquetant et par les gouttes de sang qui tombaient sur le sol, lourdement. Je pensais :

« Ils m'ont déjà pris deux doigts. Cette fois, s'ils en coupent d'autres, c'en sera fait. Je ne pourrai plus dire la messe. Le Pape m'en refusera l'autorisation à cause de mes mutilations, et cette fois, il ne passera pas outre car il saura que je n'en suis plus digne.

« C'était dément et sans logique mais le centre de mon esprit devint un tourbillon de révolte, de détresse et de refus.

« Un cri ! Un cri d'épouvante s'enfla en moi comme un ouragan. J'entendais ce cri et ne savais pas que c'était moi qui le bramais.

« Je me jetai à genoux devant Outtaké. Je rampai à ses pieds en le suppliant de m'épargner. De m'épargner surtout le supplice. Pas deux fois ! Pas deux fois !... lui criai-je. Tue-moi, mais épargne-moi la torture, je ferai ce que tu voudras.

« Ce qu'il y avait de plus affreux au cours de cette scène abjecte, c'était de percevoir les regards effarés, scandalisés, incrédules de ceux qui m'entouraient, aussi bien des bourreaux que de mes malheureux compagnons promis au martyre, de ceux qui déjà parmi les néophytes avaient versé leur sang et souffert leur passion pour la foi chrétienne, et qui, à demi morts, assistaient à mon ignoble défaillance.

« Puis, tous ces regards s'effacèrent, se rétrécirent, ne furent plus qu'un seul regard, celui bleu et candide de cet enfant, du petit « donné » canadien, Emmanuel, qui se laissait attacher, nu, au poteau de tortures, sans une plainte ni un signe d'effroi, et qui me regardait, me regardait... horrifié !... Non par les souffrances et la mort proches, mais par moi... horrifié !...

– Ne pleurez pas, dit-elle. C'est mauvais pour vos yeux. Vous risquez de devenir aveugle.

Elle se leva et vint baigner ses paupières. Les larmes coulaient en petits sillons sur sa face mâchurée, tandis qu'il haletait avec des sanglots secs et déchirants.

– Calmez-vous ! Calmez-vous, lui disait-elle d'un ton bas et rassurant.

D'une main légère, elle caressa son front, constellé d'ecchymoses et de cicatrices perfides.

– Calmez-vous, mon Père ! Nous reparlerons de tout ceci un autre jour.

Mais il lui fallait poursuivre l'hallucinant récit.

– Il y a une certaine volupté à être lâche lorsque toute sa vie on a lutté pour dominer les démons de la peur, reprit-il. Je ne le cèlerai point... Que vous dire ?... Comment décrire le lâche soulagement que j'éprouvais à me retrouver en vie et à voir s'éloigner le spectre sinistre des souffrances inhumaines. Peu m'importait le mépris dont ils m'accablaient tous, les vivants et les morts, les bourreaux et les victimes, les amis ou les ennemis...

« J'avais entendu les chefs discuter de me livrer aux femmes et aux enfants, ce qui était réservé aux guerriers pleutres faisant montre de pusillanimité devant la mort et le poteau du supplice, et croyez que ces petites créatures innocentes aux ongles aigus ne s'y entendaient pas moins que leurs époux, pères et frères pour vous faire mourir un couard dans des douleurs innommables.

« Mais cette solution humiliante fut jugée encore trop honorable pour moi qui avais amené sur la compagnie une honte sans précédent.

« Dieu merci, me dis-je, en devinant le verdict.

« À demi évanoui après cette crise, je restai étendu, le front dans la poussière. J'aurais embrassé la terre vivante. Je l'aurais mangée.

« Ils me relevèrent brutalement. Les yeux d'Outtaké étaient deux lames coupantes.

« – N'espère rien de moi, me dit-il. Je ne te ferai pas le bienfait de te tuer d'un coup de tomahawk comme tu le souhaites. Tu usurperais le titre de martyr auprès de tes frères. Et cela, je ne te l'accorderai pas non plus. Tu es trop vil, et tu m'as blessé par ta conduite, moi qui t'honorais. Tu nous fais non seulement douter de la grandeur de ton Dieu, mais de son existence.

« Rien ne m'atteignait plus de leur mépris, même si on me jeta ensuite comme une ordure aux pieds d'une vieille femme pour être son serviteur et remplacer le fils qu'elle avait perdu à la guerre. Cette perte la laissait sans personne pour lui apporter du gibier et accomplir les corvées que son âge ne lui permettait plus d'effectuer.

« Ma patronne me rouait de coups... d'autant plus que j'étais fort maladroit, peu robuste, et elle était de la part de ses compagnes l'objet de moqueries et de plaisanteries perpétuelles, car jamais n'avait-on vu une femme de village nantie d'un prisonnier qui s'était montré aussi lâche devant la mort, aussi répugnant dans ses supplications. La honte rejaillissait sur elle.

« – Comment tu as pu me faire cela, me disait-elle, toi qui représentais mon fils ?

« J'essayais de lui faire remarquer qu'au moment de ces événements je ne lui avais pas encore été donné comme esclave. Mais pour elle, cette répartition du temps n'était qu'amusette...

« Pour certaines choses, chez les Indiens, il n'y a pas d'avant et il n'y a pas d'après. Elle nous confondait son fils et moi, s'appuyant sur la certitude qui s'établit peu à peu que j'étais son fils ou sa réincarnation et c'était très fâcheux pour elle. Alors je lui rappelais que son fils, précisément, était mort très courageusement, torturé pendant au moins six heures par les Hurons de M. de L'Aubignières. Mais cela ne la consolait pas, car elle avait vu en songe que j'étais son fils et que mon attitude à moi devant les « Principaux » des Cinq-Nations l'avait déshonorée. Or, vous savez que les songes ont pour les Indiens une priorité absolue sur la réalité des faits.

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