Chapitre 59

Ils échangeaient des dialogues dont parfois les sujets auraient fait dresser l'oreille d'une surprise inquiète à quiconque n'a pas vécu sur la terre d'Amérique, des questions, des réponses que seuls peuvent échanger ceux qui parlent, affaiblis, dans la pénombre d'un hivernage sans fin.

– M'auriez-vous mangé ? demanda-t-il certain jour qu'elle lui faisait le récit de sa découverte sur le seuil et de son regret en trouvant, en place de vivres, un cadavre.

– Peut-être !... Non... J'y ai pensé, oui. Ce fut très fugitif... Ce fut un vertige causé par la faim, une tentation... J'étais à bout. Je commençais à comprendre que je ne reverrais plus l'homme que j'aime, que mes enfants étaient en train de mourir... Il n'y avait plus aucun recours... et j'avais éprouvé une telle espérance... Non, vraiment. Si cela m'a effleuré, ce fut avec horreur... Et puis... Vous étiez vivant ! Non ! Non ! Outtaké... je ne sais ce qu'il a voulu... Vous a-t-il envoyé à moi pour vous achever, vous manger ?... je ne sais. Tout cela est assez fou... ce serait la fin, la fin du monde, la fin de nos mondes... Il ne faut pas penser à cela...

– Eh bien, moi, ils m'ont mangé, fit-il, un petit peu, comme ça, par petites tranches qu'un guerrier, d'un couteau bien aiguisé, m'enlevait sur les omoplates... tandis qu'ils m'emmenaient au supplice.

– C'est donc la raison de ces deux blessures que vous avez dans le dos ?

Elle avait remarqué que ce n'était pas des brûlures, et, cicatrisées, les plaies, malgré ses soins, laissaient deux profonds sillons.

– Oui !... Il me mangeait, puis il recrachait en disant : « Que ta chair est immonde ! »

– Quand cela s'est-il donc passé ? À quel supplice ?

– Au second supplice, ... au troisième, si l'on veut.

– Mais je croyais qu'Outtaké avait décidé de vous épargner !

– Moi aussi, je me croyais quitte. Au cours des mois, je m'étais habitué, accoutumé à mon esclavage. J'étais évidemment roué de coups de bâtons du matin au soir, ce qui entretenait les forces de ma tante, ma chère tante Nenibush qui passait sur moi ses nerfs, et au fond nous étions bons amis. Nous avions des conversations intéressantes. Elles ne sont pas sottes, ces femmes indiennes. Elles ont beaucoup de jugeote. Elles aiment réfléchir aux destinées humaines et le domaine des songes ouvre à leur imagination de multiples labyrinthes. Je ramassais et coupais son bois, j'allais en forêt chercher la bête qu'un sien parent pour elle chassait. Je partais en me cognant aux racines, et en m'égarant dans les broussailles, accompagné par les moqueries des petites Indiennes agiles qui, elles aussi, s'en allaient chercher les produits de la chasse de leurs pères ou époux. Je revenais bien après elles. Elles m'appelaient « Femme noire » et riaient de ma gaucherie à trouver mon chemin et à pénétrer dans la forêt car vous devinez que, plus encore que les « traitants coureurs de bois » qui sont indianisés, nous autres, missionnaires encombrés de nos soutanes, nous avons eu la palme de la maladresse chez messires les Sauvages.

« – Tu es encore plus lourdaud que les Yennglis, me disaient-elles.

« Ai-je vu passer les saisons ? Les ai-je comptées ? Un automne ? deux automnes... peut-être trois ?... Puis arriva cet autre matin où ils vinrent me chercher à nouveau. L'hiver mordait. Les neiges ont pris tôt cette année. Je m'occupais à tanner des peaux que ma tante et moi nous devions préparer pour le parent chasseur.

« Je ne compris pas lorsque je vis devant moi quatre guerriers, parmi les jeunes braves, qui venaient me chercher, chargés de me conduire au village voisin où le chef des Mohawks, Outtaké, venait d'arriver. Je fus aussitôt saisi d'une mortelle inquiétude en apprenant la venue de mon pire ennemi.

« Je vous l'ai dit. J'avais fini par me rassurer. Je ne craignais plus ni les coups, ni les fatigues de cette existence, ni la monotonie de ces travaux humiliants. Je n'appréhendais, ni ne souhaitais la mort, à moins qu'elle ne me fût accordée d'un coup de tomahawk. Ma seule hantise, c'était de périr dans les douleurs du feu.

« J'en étais donc là quand ils vinrent par ce froid matin où je tannais des peaux.

« Ils vinrent et me dirent la formule consacrée et pour moi terrifiante :

« – Mon frère, prends courage ! Le moment est venu de chanter ton chant de mort.

« Je les suivis, non seulement muet, mais dans un état de stupeur et d'abattement qui me faisait flageoler sur mes jambes, de sorte qu'ils durent me tenir par les bras. C'étaient de très jeunes gens que mon comportement atterra. Ce fut pendant ce trajet que l'un d'eux commença à me manger le dos.

« Quant à Nenibush, ce fut elle qui se chargea de chanter mon chant de mort par le concert qu'elle nous servit de protestations et de glapissements, se cramponnant, furieuse, à mes loques pour me retenir.

« Ce ne fut qu'à mi-route que les guerriers réussirent à s'en débarrasser. Je l'entends encore gémir et maudire, la pauvre femme à laquelle on enlevait une seconde fois son fils-prisonnier-esclave. Ses cris me restent dans l'oreille et m'importunent parfois dans mon sommeil.

– Je vous ai entendu répéter : « ah ! Qu'elle se taise ! Qu'elle se taise ! »

– Pas de doute, c'est bien d'elle qu'il s'agit !... En arrivant au bourg, je trouvai quelques guerriers entourant les « principaux » des Cinq-Nations, et à leur tête, comme je vous l'ai dit, Outtaké, le Mohawk. Il me fit un long discours.

« – Ho ! Hatskon-Ontsi, te voici ! Aurais-tu retrouvé l'amitié de ton Dieu et le chemin de Sa Force ?... Toi le plus grand parmi les plus grands des Robes Noires, tu nous as plus blessés et insultés que quiconque. Nous qui naissons dans la fierté de notre mort, qui nous réjouissons dès notre plus jeune âge à l'idée de notre mort dans les tortures afin de prouver la grandeur de l'homme, tu nous as humiliés, dans nos croyances.

« J'avais profondément blessé Outtaké, je le savais. Ma lâcheté et ma dérobade en avaient fait un ennemi implacable, sourdement furieux d'avoir été trompé d'une façon qu'il jugeait déshonorante, mais peu m'importait, les mots ne m'atteignaient pas.

« Il se tut enfin. Puis, après un long moment :

« – Je vois à ton visage que tu ne t'es pas amendé, et que tu ne mérites pas de subir l'épreuve des braves... Mais ne te réjouis pas trop vite, car nous te livrerons aux femmes.

« Elles déferlèrent avec des cris aigus, jaillissant de chacune des longues maisons comme un torrent roulant ses eaux meurtrières.

« Que vous décrire ? Là encore mes souvenirs sont chaotiques. Je ne revois nettement que le moment où, tenu par mille poignes menues et griffues, elles me lardèrent le visage de la pointe de petits roseaux coupants. Puis deux d'entre elles s'avancèrent, et quand elles furent proches, je vis qu'elles tenaient très serrés dans leurs poings de petits rongeurs qui se débattaient, dont seule la tête à la gueule ouverte sur les dents aiguës dépassait et qu'elles appliquèrent çà et là, sur mes joues, mon front, qu'ils commencèrent de mordre et grignoter, les femmes hystériques riant et répétant qu'elles allaient les laisser m'attaquer les yeux.

« Alors je me suis mis à hurler d'épouvante, plus encore que de douleur.

« J'aurais dû maîtriser ce sentiment de répulsion, je le sais maintenant. Et me taire, car je crois que pour une raison nouvelle, j'aurais pu supporter la douleur en silence. Mais c'était trop tard. Je me déshonorais une fois de plus.

« Sur ce, les Anciens intervinrent et me retirèrent des mains des femmes et des enfants et m'entraînèrent à l'écart jusque dans la salle du Conseil. Ils parlaient entre eux et me considéraient d'un air sombre et déprimé, comme des médecins contemplent un cas désespéré, dont la gravité dépasse leur compétence.

« Je les entendis prononcer des paroles qui avaient à peu près ce sens : il faut pourtant le « préparer ».

« Après avoir délibéré, ils m'emmenèrent dans un autre village où il y avait une case particulière pour pétuner, c'est-à-dire réservée au seul exercice de la tabagie.

« Elle était petite et nous contint avec peine, les Anciens, les Chefs, quelques-uns de leurs « jongleurs » et moi-même. Le calumet commença de circuler de bouche en bouche. Lorsqu'il parvenait à moi, j'étais prié d'en tirer plus de bouffées que les autres. Cela dura longtemps et je ne serais pas étonné que la séance se soit poursuivie sur deux ou trois jours. Nous restâmes à fumer ainsi sans boire, sans aucune nourriture. Au début, une calebasse circula entre nous, non pour boire, mais pour les besoins naturels, uniquement pour l'eau. Mais cela se raréfia très vite. Nous étions vides, entièrement habités de fumée. L'air était bleu, épais. Les chants psalmodiés soutenaient l'hébétude.

« J'eus des nausées. Mes poumons me brûlaient. Puis je m'évadai de tout, aspiré par un phénomène que je décrirais difficilement, car il s'est presque entièrement effacé de ma mémoire. Ce que je suppose, c'est que pendant cette « absence », j'ai rencontré mon âme. Non pas seulement mon moi, mais, plus compliqué que cela, les différents amalgames de mon âme, des visages, des personnages d'un temps révolu, de vies anciennes qui encombraient mon moi, qui s'étaient insinués au sein de mon être actuel, le submergeant, l'étouffant, le paralysant, comme les vrilles d'une vigne inculte. Entités encombrantes et stériles, hors de leur droit qui est de laisser la créature nouvelle poursuivre librement son destin, se débarrassant peu à peu de ces ombres. Au cours de ce « voyage », peut-être ai-je réussi à les chasser.

« Je revois la scène. Les Anciens continuaient à être autour de moi plutôt comme des médecins que comme des tourmenteurs... Oui, la drogue m'aida à revenir au point de départ. Si coriace était l'enveloppe qu'il fallait bien au moins cela ! Elle aida à briser cette coquille pétrifiée autour du noyau de mon être. En cela, bien des drogues sont utiles quand l'âme ne peut, par ses propres forces, retrouver le fil de son destin parce que le Malin, toujours lui, s'est plu à l'emmêler pour la perdre.

« En séances inhabituelles, elles sauvent l'esprit sans nuire au corps... Les Indiens des possessions espagnoles ont un champignon qui peut permettre de telles régénérescences, au moins aider à survivre hors de la folie lorsque tout se ferme d'humain...

Il dévia sur le mystère des connaissances que contenait le continent encore inexploré du Nouveau Monde.

Elle attendait avec patience.

Et, après avoir réfléchi longtemps, il revint à ce qui avait suivi la sortie de la cabane à pétuner.

– Je n'étais pas guéri pour autant. Les Anciens ne s'illusionnaient pas, car je les voyais continuer à me regarder d'un air dubitatif, mais pour ma part je me sentais plutôt dans l'état de quelqu'un qui vient de subir une chirurgie, l'ablation d'organes d'importance, mais pourris et devenus dangereux. L'avenir seul dirait le bienfait que je retirerais de cette thérapie singulière.

« Je devinais leurs sentiments. Pour eux, les Blancs étaient d'une espèce ingrate et malvenue, qui ne tiraient guère bénéfice des précieux trésors et enseignements dispensés par la nature tutélaire. Il fallait les prendre tout jeunes, disaient-ils si l'on voulait en faire des hommes dignes de ce nom.

« Telle était leur conviction qu'il n'y avait pas grand-chose à tirer de moi, qu'ils renoncèrent à me demander de chanter mon chant de mort tandis qu'ils me conduisaient de nouveau au sacrifice. Je n'étais pas un être honorable. Je les couvrais de honte. Cette fois, pour torturer une si piètre créature, ils se mirent à l'écart du village où il y avait un vieux poteau désaffecté et préparèrent les instruments à faire rougir au feu : haches, alênes, avec les mines dégoûtées de gens qui sont contraints à se livrer à la plus ennuyeuse et insipide des corvées...

Angélique l'entendit rire à petits coups comme s'il revoyait le spectacle, et surtout les expressions morfondues des bourreaux humiliés qu'il se mit à nommer à mi-voix :

– Outtaké, Tahountaghète, Gosadaya, Hiyatgou, Garagonthie.

Puis il rit encore, et à ces instants-là, elle percevait en lui un esprit jeune et facétieux que seule son existence chez les Sauvages lui avait permis d'exprimer.

– Et... qu'est-il arrivé ensuite ?

– Je l'ignore.

Il laissa passer un long temps. Elle crut qu'il s'était endormi. Mais il répéta :

– Je l'ignore... Pourtant je me souviens aussi... Je vois les haches rougies qu'ils passèrent le long de mes cuisses et je crois sentir cette odeur infecte de chair grillée qui me suffoquait... Je crois avoir subi le supplice... et je crois avoir souffert horriblement... c'est très vague... Je ne sais pas si j'ai crié encore, pour ajouter à la honte de mes malheureux bourreaux...

Il rit à nouveau de ce petit rire nerveux, hoquetant.

– J'ai encore un dernier souvenir, une vision plutôt. Je vois Outtaké au-dessus de moi, il est très grand et il me domine car il me semble que je suis étendu à terre, il a derrière lui le soleil et de grands nuages blancs qui gonflent, pétris de lumière, qui glissent à travers le ciel comme des voiles. Et il me dit :

« – Ne crois pas que je te laisse quitte de la honte, Hatskon-Ontsi, toi qui fus si grand, toi qui m'as trompé et insulté plus que tout être au monde. Je n'admettrai pas que tu laisses dans nos mémoires un souvenir de mépris et qu'on ose dire lorsqu'on évoquera ton nom : « Celui-là, qui ne mérite pas même un nom, était l'ennemi d'Outtakéwatha : tu pars. Je t'envoie au-delà des monts. Mais je te poursuivrai..., je te retrouverai... »

Je lui demandai :

« – Pourquoi ne m'achèves-tu pas ?

« – Ce n'est pas à moi de t'achever. Tu t'es attiré de plus grands ennemis que moi, à qui revient ce droit.

« Devant l'énigme de cette réponse, la peur me reprit. À qui allait-il me livrer ?... Ses yeux cruels flambèrent.

« – Je te le dis, Hatskon-Ontsi, tu souffriras sur cette terre toutes les douleurs, toutes les passions... jusqu'à ce que tu sois digne QUE JE DÉVORE TON CŒUR !...

« Ensuite, ce fut un long voyage obscur dont je n'ai pas gardé le souvenir.

« Au plus sombre de mon enfance, je crois avoir gardé l'espérance qu'un jour je pourrais entrevoir la face lumineuse de la femme après en avoir connu le côté vénéneux. Ma vie, sans le savoir, trouvait sa signification dans ce cheminement... L'on croit qu'on part pour les missions d'Amérique, mais je sais maintenant que je suis parti pour une autre rencontre.

« Lorsque je me suis éveillé, j'étais entre ses bras. Elle pansait mes plaies et me donnait à boire, comme nulle mère, nulle femme ne l'avait jamais fait pour moi.

« Je la reconnaissais, et pourtant je n'avais jamais rêvé de la voir si proche. Elle se nomma, j'attendais ce nom avec émerveillement et terreur.

« Alors, je compris ce qu'avait voulu Outtaké. Combien subtile et raffinée sa vengeance. Pas plus que je ne pouvais fuir le tison enflammé s'approchant de ma chair, je ne pouvais me dérober à l'ultime épreuve.

« Le rêve allait voler en éclats. La coupe du salut serait écartée de mes lèvres. Je retournerais aux arides et inéluctables certitudes de la cruauté du monde contre laquelle il n'est point de remèdes.

« Pourtant, lorsque je me nommai à mon tour, je ne pus lire sur son visage que tristesse, douleur et compassion.

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