Chapitre 72
– Nous les avons rencontrés du côté de Katarunk, l'ancien poste détruit, enchaîna aussitôt Colin, un parti de guerre, et cela nous a fait perdre quelques jours précieux, tout d'abord à nous défendre de leur embuscade, ensuite à nous faire reconnaître d'eux, et à les persuader que nous n'avions pas d'intentions hostiles à leur égard. Les Indiens Malécites et Etchemins qui nous accompagnaient avaient détalé et nous ne les avons plus revus. Enfin, le chef de ces intraitables a bien voulu admettre que nous n'appartenions pas à des « Normands » de ses ennemis.
– Outtaké ?
– C'est son nom.
– Où se rendait-il ?
– À Wapassou, comme nous-mêmes. Il prétendait vouloir s'y emparer d'un jésuite, le père d'Orgeval, qui s'y trouvait. Je ne sais s'il voulait s'emparer de son fantôme ou de son esprit, puisque, si j'ai bonne mémoire, ce missionnaire est mort depuis deux ans. Là encore, nos discussions n'ont pas été faciles avec ce sauvage.
« – Tu ne sais rien, me disait-il avec mépris, lorsque j'essayais de lui démontrer que ce prêtre ne pouvait pas se trouver à Wapassou puisqu'il était mort, et, d'après ce qu'on avait dit, de sa main par surcroît.
« Par contre, j'essayais de lui faire comprendre que nous avions hâte de parvenir à notre but, car nous savions que vous vous y trouviez, Madame, mais craignions de ne pouvoir vous retrouver vivante.
« – Elle est vivante, me rétorquait-il, toujours avec un dédain suprême.
« Malgré son assurance, nous lui remontrions notre impatience de venir à votre secours, tremblant d'arriver trop tard. Cette réflexion ou notre impatience trop visible, je ne sais, faillit mettre le feu aux poudres.
« – Je suis l'ami de Ticondegora, Normand, me dit-il. Ne t'imagine pas que tu l'es plus que moi et qu'il me doit moins qu'à toi. J'ai mieux veillé sur son étoile que tu ne l'as fait...
« Nous nous sentions sur des aiguilles. Ils ne sont pas commodes, ces démons-là, et nous qui sommes accoutumés aux Abénakis baptisés de M. de Saint-Castine, nous ne savions par quel bout les prendre. Enfin, ils ont consenti à nous laisser poursuivre notre route, un peu ralentis par le poids de nos charges qui s'étaient augmentées de celles abandonnées par nos aides indiens. Les Iroquois restaient sur nos talons, ou nous précédaient. Je ne sais s'ils employèrent d'autres voies. Nous suivions le chemin habituel. Enfin, un jour, d'une hauteur, nous avons aperçu les ruines de Wapassou et, peu après... nous étions près de toi, acheva Colin d'une voix qui s'étrangla subitement.
Il lui prit la main pour masquer son émotion et essaya de rattraper le tutoiement qui lui avait échappé, ce qu'il évitait de faire en public.
– Nous allons vous ramener à Gouldsboro, Madame, vous et vos enfants. Là seulement, vous serez hors de danger. Le baron de Saint-Castine et ses Etchemins et Malécites nous défendront de tout adversaire, quel qu'il soit, en attendant le retour de M. de Peyrac auquel il a engagé sa loyauté. Ils sont de Gascogne tous les deux, et se sont promis assistance. Il nous aidera à nous défendre par la diplomatie, si nous avons affaire avec les gens de Nouvelle-France, par les armes s'il s'agit d'Iroquois. Il nous faut partir sans délai. Ici nous ne sommes pas en force, ni en sûreté. Hélas ! Madame, ici, pour Wapassou, la partie est perdue. C'est déjà beaucoup que ces terribles ennemis des Français se soient laissés convaincre de nous laisser en vie, bien que Français.
Elle l'écoutait en le regardant fixement et il se demanda d'où il lui était venue l'idée qu'elle était affaiblie, et qu'il lui faudrait peut-être – retrouvant avec douceur et déchirement sur ses traits les stigmates du désert – la porter sur son dos sur la route du retour, comme il l'avait fait jadis sur les routes du Maghreb.
Certes ce visage tant aimé portait la trace d'épreuves indicibles, mais il était évident qu'elle les avait traversées et dominées sans vouloir abandonner rien d'elle-même, ni de son énergie, ni de sa vitalité de cœur.
– Et l'homme ? répéta-t-elle.
– Quel homme ?
– Celui que vous avez aperçu de l'autre côté du lac et qui s'est enfui ?
Elle le fixait de ce regard clair qui s'agrandissait et dont s'accentuait la couleur verte, limpide et rare, dont il avait appris le pouvoir, dont il avait analysé qu'en cet instant elle vous ravissait l'âme, dans le sens plus proche encore du mot ravir, lorsqu'il signifie s'emparer, que de ravir : enchanter. Mais l'enchantement s'y mêlait aussi. Un homme sous ce regard n'avait plus aucune échappatoire.
Il détourna la tête.
– Eh bien, nous te l'avons dit ! répliqua-t-il, retrouvant le tutoiement, dans son trouble qui le livrait à elle, malgré toutes les rudes et rigides barrières que le gouverneur Colin Paturel avait voulu élever entre eux. Nous l'avons aperçu, cet homme de l'autre côté du lac, et il s'est enfui.
« Ensuite, sur nos gardes, nous avons contourné le lac que nous ne pouvions traverser, et nous sommes parvenus un peu en contrebas du fortin... Et alors...
– Et alors ?...
– Alors, à ce moment, les Iroquois débouchèrent de la forêt, vers l'ouest, Outtaké à leur tête. Je vis le chef Mohawk courir vers moi à une allure folle, le tomahawk brandi. Il me cria :
« – Celui que je cherche est là. Vous l'avez laissé échapper !...
« Je protestai avec vigueur, mais jamais je ne fus si près d'avoir le crâne fendu, sans avoir eu seulement le temps de porter la main à la crosse de mon pistolet, ni pour mes compagnons celui d'épauler... S'il ne s'était arrêté aussi brutalement à quelques pas de moi, j'étais mort. Mais il s'arrêta. Et il tendit le doigt vers le sommet de la colline.
Levant les yeux, nous aperçûmes une Robe Noire. Un jésuite se tenait là-haut, immobile comme une apparition. Nous attendions qu'elle s'effaçât. Mais il se mit à descendre vers nous d'un pas tranquille, tandis que nous restions tous en arrêt, Blancs et sauvages également médusés, et nous demandant quelles intentions cachaient son audace. Il tenait d'une main sa croix pectorale, la présentant à nos regards, et, quand il fut proche, je vis qu'il y avait au centre du crucifix une pierre rouge qui brillait.
Le jésuite alla droit à Outtaké et lui dit :
– Me voici.
– Et ils s'en saisirent, murmura Martial.
Angélique restait pétrifiée, écoutant décroître en elle l'écho d'un coup de ce gong solennel : « Ils s'en saisirent ».
– Colin, qu'en ont-ils fait ? Qu'en ont-ils fait ?
Il détournait la tête.
Ils l'avaient emmené, raconta-t-il, vers le vallon. Puis leur chef était monté jusqu'aux ruines de Wapassou et en avait rapporté un pieu de palissade noirci. L'ayant planté en terre, ils y avaient attaché le jésuite, après l'avoir dépouillé de ses vêtements, et ils avaient entrepris de le supplicier.
Angélique sursauta et se dressa d'un bond.
– Mène-moi vers eux !
Colin la retint alors que, debout contre lui, elle vacillait.
Avec véhémence, il lui jeta toutes les paroles qui lui tournaient dans la tête depuis leur arrivée. Car il la connaissait, et il aurait souhaité maintenant qu'elle eût dormi plus longtemps.
– Je t'en supplie, Angélique ! Assez de risques ! Assez de folies ! N'avons-nous pas déjà assez obtenu du ciel en vous retrouvant toi et tes enfants, vivants !... Nous devons partir le plus tôt possible. Profiter de ce qu'ils sont... occupés.
– Laisse-moi ! Tu ne peux pas savoir. Je ne supporterai pas qu'il retombe entre leurs mains. Conduis-moi jusqu'à eux !...
– Angélique, c'est notre massacre que tu veux ? Tu sais comment ils sont avec leurs prisonniers. Leurs coutumes sont sacrées. Ils ne supporteront pas que des Blancs s'en mêlent. Et quand bien même nous essayerions... Il faudra tuer tout le monde. Nous ne sommes pas en force, te dis-je ! Nous ne pouvons intervenir...
– Vous ? Peut-être. Mais moi, si. Ils ne me font pas peur... Si je pouvais marcher seule, j'irais seule. Aide-moi. Aide-moi à marcher.
– Angélique, pour l'amour du ciel, je ne serai sûr de ta vie que lorsque je t'aurai ramenée au rivage. Quel front présenter à ton époux, si tu n'es plus en vie. Ce cauchemar m'a hanté. Tu décides de notre mort ! Pense à lui !
Elle eut une brève hésitation.
– Joffrey le ferait !
Elle s'élança soudain, oubliant de mettre ses souliers. Elle se sentait plus légère pieds nus, pour courir. Courir !...
Elle entendit Martial, le jeune huguenot de La Rochelle, crier avec désespoir.
– Pourquoi, pourquoi, Dame Angélique ?... Ce n'est qu'un jésuite... Un de nos pires ennemis...
« Ah ! Laissez-moi tranquille, avec vos pires ennemis !... » pensa-t-elle.
Mais elle n'eut pas la force de leur jeter sa riposte. Elle traversa, sans les voir, sans les saluer, une haie de personnes. Plus tard, cela lui reviendrait, le choc intérieur de distinguer l'espace désert qui n'avait cessé de les environner, soudain comblé de présences.
Le vertige la fit tituber dans le soleil brutal. Colin la rejoignit, l'entoura de son bras et la soutint dans sa marche, renonçant à la retenir.
Cette fois, elle était pieds nus sur le tapis mordoré des herbes écrasées, à peine libérées par le dégel. Elle allait dans sa pauvre vieille jupe qui l'avait accompagnée tout l'hivernage, elle avait un aspect de revenante, mais son regard ne les trompa pas. Tous, qui la virent apparaître comme sortie d'un tombeau, la reconnurent. C'était bien elle, et elle n'avait rien d'une mourante.
Colin la soutenait, mais c'était elle qui l'entraînait, se dirigeant vers ce vallon où était rassemblée la masse sombre et emplumée des Iroquois et d'où s'élevait, poussés vers eux par un vent serein, l'odeur de fumée et un bourdonnement incessant de tambour.
Sur un signe de Colin, plusieurs des hommes de Gouldsboro, dont le grand Siriki, leur emboîtèrent le pas, tenant leurs mousquets, tandis que d'autres allaient se poster aux alentours du fortin et sur sa plate-forme, prêts à toute éventualité. Mais personne ne voulait rentrer à l'intérieur et le groupe, avec les enfants dans les bras, resta de loin à regarder.
– Tu ne peux pas comprendre, Colin, murmurait Angélique tout en avançant. Pas deux fois ! Pas trois fois !... Je ne peux pas laisser faire ça.
Ses pieds ne touchaient pas terre. C'était la seule force de Colin qui la soutenait et la portait de l'avant, d'où sa sensation qu'elle avait de faire du surplace, comme dans les mauvais rêves où une force contraire vous cloue au sol.
Et devant elle, les longues, longues et lointaines montagnes des Appalaches se déroulaient sur un ciel pâle, avec des coulées plus vertes dans les vallées.
Une vierge et superbe nature s'était réveillée, et si farouche et si tendre que les ruines noircies de Wapassou au revers de la grande prairie, dominant le lac, à la corne du bois, semblaient belles.
On entendait se rapprocher le bruit des tambours. L'odeur de feu et de chair brûlée se faisait plus intense et c'est vers cela que tendait son effort. Son cerveau était comme vide... une prière y grelottait :
« Mon Dieu, faites que... faites que... je n'arrive pas trop tard !... Le wampum... je n'ai plus le wampum... »
Là-bas !... Le cœur de l'Amérique qui rôtit sa propre chair, la dévore pour survivre.
Elle aurait voulu courir, et entraîner Colin.
– Je t'en prie, ne te détruis pas, suppliait-il. Vois, tu es faible. Tu vas tomber.
Il craignait maintenant, pour l'avoir sentie si fragile en son corps amaigri, qu'elle ne succombât à cette crise de force surhumaine.
Mais elle ne l'écoutait pas. Son cœur à elle aussi brûlait... De révolte et de détresse. De révolte et de détresse impuissantes... jusqu'à la fin des temps.
Colin ne pouvait pas savoir. C'était trop long à raconter... C'était impossible à raconter... Mais il lui fallait parvenir là-bas.
Enfin, elle y parvint !
Et elle le vit aussitôt.
Une silhouette de chair nue, maigre et misérable, attachée au poteau parmi les danses syncopées de quelques « jongleurs », et les fumées des braises à ses pieds, un homme blanc environné du ballet horrifiant des haches incandescentes qui faisaient grésiller la peau de ses cuisses sur laquelle elles passaient et repassaient, des couteaux qui lentement, savamment, découpaient de petites lanières sur sa poitrine.
Elle ne vit d'abord que cela, et dut s'arrêter pour retenir le cri qui lui venait aux lèvres et reprendre souffle.
Trop tard !... Elle arrivait trop tard !...
Mais en regardant à nouveau en direction du supplicié, elle vit qu'il avait la tête droite et les yeux tournés vers le ciel.
Son silence n'était pas celui de la mort, mais celui de l'héroïsme.
Tout devint différent. Tout reprit sa place. Elle put s'avancer à nouveau, rapide, pleine d'énergie et d'espérance.
– Outtaké ! Outtakéwatha ! Donne-moi sa vie !
Elle allait seule, lançant son appel d'une voix haute et claire.
– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi sa vie !...
Il tourna vers elle sa face, le dieu rouge, le dieu tutélaire de l'Amérique, et parmi les taches bariolées de ses peintures de guerre, son regard était fiévreux. Son cimier dressé et ses pendants d'oreilles frémissaient. Il se rapprocha de quelques pas, tandis qu'elle faisait halte. Il ne paraissait pas surpris de la voir là, mais son expression demeura menaçante. Un long silence s'établit.
– Jusqu'à quand me demanderas-tu des vies ? jeta-t-il enfin, avec humeur. Je t'ai donné la tienne et celle de tes enfants. N'est-ce pas assez ?... Jusqu'à quand t'acharneras-tu à sauver ceux qui te rejettent ou ceux qui veulent ta perte ? Que t'importe ce jésuite ? Pourquoi veux-tu sauver sa vie ? C'était ton ennemi. Je te l'ai envoyé pour que tu l'achèves. Je te l'ai envoyé pour que tu l'achèves, insista-t-il en s'animant, de tes ongles, à la manière des femmes. Et tu ne l'as pas fait. Je te méprise. Tu as contrevenu aux lois de la justice.
– Je n'ai pas à obéir à tes lois. Je viens d'une autre contrée, et j'ai un autre Dieu pour me juger. Tu le sais fort bien, toi qui as traversé l'océan, Outtaké, dieu des nuages...
Outtaké se mit à aller et venir, s'adressant avec emphase aux troupes iroquoises, massées sur la pente herbeuse, dans un mélange de dialecte mohawk et de français, qu'il parlait fort bien, quoique avec cet accent criard qui venait de la prononciation de gorge sans presque de mouvement des lèvres.
– Vous l'entendez ?... C'est moi qui la comble de bienfaits et c'est elle qui me dicte des ordres.
Il continua de se démener avec une mimique qui signifiait qu'il étouffait d'indignation, et des gestes de dérision exprimant que toute sa raison était dépassée par l'inconscience des êtres, et surtout des Blancs, et surtout des femmes !...
Puis se figeant subitement, son expression changea et devint d'une gravité solennelle. Sa face matachiée parut se changer en pierre, ses yeux de jais immobiles dans leurs orbites étirées, lancèrent d'étranges éclairs.
Il tendit le bras vers Angélique d'un geste lent et hiératique, qui demeura raidi comme celui d'une statue.
Les mots qui tombèrent de sa bouche eurent comme une résonance éternelle.
– Regardez ! Voici une femme folle au service d'un dieu fou. Et cela est de valeur.,. Elle est folle mais elle est fidèle à son dieu, qui a dit cette parole insensée : « Pardonnez à vos ennemis. » Une femme aussi folle que son dieu : la voici. Elle, au moins, son cœur est droit et elle va son chemin sans bifurquer. Elle a sauvé l'Anglais malade et l'Iroquois blessé, le pirate français abattu, et la Robe Noire mourante. Et elle vient crier : « Rends-lui la vie ! Rends-lui la vie... »
Sa pose changea quelque peu, les mouvements de son bras se firent à la fois accusateurs et lyriques.
– Oui, tu es bien cela... Tu ne dévies pas de ta route, Kawa, étoile fixe, et que pouvons-nous contre l'étoile qui est placée au centre du ciel et montre toujours la même direction ?... La suivre ! Dans la nuit de nos âmes, dans la nuit de nos cœurs... Ah ! Tu brilles, et tu nous égares pourtant...
– Je ne vous égare pas.
– Si !... tu m'as trompé. Je te l'ai envoyé pour que tu l'achèves.
– Non ! Tu savais que je ne l'achèverais pas... La preuve en est, c'est que tu lui as dit, avant de l'envoyer : « Je reviendrai te chercher et je dévorerai ton cœur. »
Le chef des Mohawks se permit un bref éclat de rire.
– Je voulais savoir que tu étais bien cela, l'étoile fixe.
– Donc, tu savais que je l'épargnerais. Alors, cesse de finasser avec moi, Outtaké. Tu m'as donné sa vie une fois. Tu peux bien la donner une seconde fois.
Le chef des Cinq-Nations se remit à aller et venir de long en large comme un fauve.
– Bien ! Je te donnerai sa vie ! Je ne veux pas que tu sois bafouée pour avoir respecté les préceptes fous de ton Dieu fou, déclara-t-il.
Sur un signe de lui, un jeune guerrier s'avança et trancha les liens qui retenaient le prisonnier. Mais, malgré ses liens rompus, il resta debout, immobile.
Voyait-il encore ceux qui s'agitaient autour de lui sur cette Terre ?
Cependant, l'ordre d'Outtaké de le délivrer, et sa mise à exécution qui avait suivi, avaient provoqué la colère de ceux qui participaient au supplice, et qui, installés autour du foyer, préparaient avec l'application et le sérieux d'ouvriers consciencieux leurs outils à faire souffrir.
L'un d'eux nommé Hiyatgou se précipita dans l'arène. S'il était difficile de suivre son discours débité dans son dialecte volubile, sa fureur visible et ses gestes outranciers le rendaient explicite.
Comme ses associés présents, il n'admettait pas de se voir frustré d'une noble et difficile tâche, celle de faire mourir à petit feu un ennemi honni – et à peine le supplice était-il commencé qu'on le leur retirait des mains – tâche pour laquelle il était reconnu, lui Hiyatgou, fort et habile et dont l'exécution lui procurait intenses sensations, fierté et satisfaction. S'y ajoutait celle de la vengeance ayant trouvé enfin l'objet sur lequel assouvir ce brûlant sentiment de revanche qui, sans l'éteindre complètement, ni effacer le deuil dont l'ombre couvrirait à jamais l'esprit d'Hiyatgou, au souvenir de ses enfants, de sa femme, de ses guerriers, morts sur les remparts de sa ville de Onondagua ou dans les flammes de ces longues maisons incendiées, mettrait un baume apaisant sur ses ressentiments les plus vifs, sachant qu'il offrait aux mannes des siens disparus la douleur multipliée de celui qui avait causé, par ses enseignements fanatiques, ses appels à la guerre contre l'Iroquois qu'entendaient si volontiers ces traîtres de Hurons et ces putois d'Algonquins, ennemis héréditaires, et qui, pour tous ces crimes, ne tarderaient pas à payer, eux aussi qui avaient causé par ses ordres le départ des siens, si atroce et si immérité et prématuré, vers les terres de chasse du Grand Esprit. Fallait-il lui rendre la vie pour qu'il vienne les détruire encore ?
Sa tirade véhémente souleva une approbation générale de la part des Iroquois présents, qui se traduisit par un sourd grondement si profond et prolongé qu'il eût pu faire croire à l'approche de l'orage si le ciel n'avait été si pur et si bleu.
Hiyatgou, devinant qu'il tenait la situation en mains, prit à parti Outtaké, de façon plus directe.
– Il n'y a pas de chef suprême parmi nous, Outtaké. S'il y en avait un, il serait choisi parmi les Onondaguas, dont je fais partie, et non parmi les Mohawks. Tu déroges aux principes de la Ligue iroquoise. Tu n'as pas le droit de nous ôter le gibier, à nous qui avons participé à la chasse.
– Ce n'est pas un gibier mais mon ennemi, rétorqua Outtaké sans se démonter. Seul, j'ai pâti de lui, dans ma jeunesse, quand je fus enlevé et emmené de l'autre côté de l'océan pour pagayer sur les grands canots, les galères du roi de France. Et depuis mon retour, je vous ai toujours défendus de ses embûches. Le Conseil m'a mis à la tête de ce qui restait de nos peuples. Ne commence pas à l'oublier, dès que le danger s'est éloigné par l'effet de mes ruses et de mes injonctions.
Un autre grondement s'éleva, mais cette fois, Hiyatgou, qui ne s'était pas fait trop d'illusions, connaissant son adversaire, sut discerner que l'approbation allait aux paroles d'Outtaké.
– Soit ! Rends-le-lui, cria-t-il avec rage. Mais il ne sera pas dit que je n'en aurai rien !
Sa manœuvre fut trop prompte.
D'un bond, il sautait sur le prisonnier, toujours debout contre le poteau du supplice. Empoignant sa chevelure, il incisait d'une lame aiguisée le haut du front et tirait. Un cri sortant de toutes les bouches souligna son acte imprévu et cruel.
Hiyatgou, triomphant, s'écarta.
Insensible à l'indignation et à la colère qu'il provoquait, il se mit à pousser des hurlements de dérision, coupés d'imitation de cantiques chrétiens. Et, balançant son trophée comme un encensoir ou un goupillon, il aspergeait l'herbe de sang autour de lui.
Le jésuite restait debout. De son crâne scalpé, le sang coulait sur son visage en mille ruisselets aveuglants. Un guerrier le poussa en avant à l'épaule, mais malgré la bourrade, il ne tombait toujours pas.
Quand, à deux, le prenant par les bras, ils l'arrachèrent du poteau, il y laissa de l'échine aux reins des lambeaux de chair collés.
Ce fut ce corps sanglant qu'on traîna et qu'on vint jeter aux pieds d'Angélique.
Elle s'agenouilla, s'inclinant, jusqu'à l'entourer de ses bras et avoir son visage tout près du sien.
Cette fois, c'en était fait de lui.
Il ne reviendrait plus d'entre les morts.
La vie s'était éteinte sur la face sanglante, car les paupières s'étaient closes sur le regard encore brillant, aveuglé par une soudaine pluie de sang.
Angélique détacha son mouchoir de cou et essaya, très doucement, d'étancher le sang. Elle appela à mi-voix :
– Père ! Père d'Orgeval ! Mon ami !
Sa voix à elle, femme lointaine et terrestre, pouvait-elle le rejoindre dans les zones d'enfer... ou de paradis où il errait déjà ? Souhaitait-il l'entendre ? Il souleva les paupières. Son œil demeuré bleu la perçut et une joie y parut. Il la voyait, mais il s'éloignait comme sur un navire vers les rives de l'éternelle Joie, et elle sentit qu'elle demeurait, elle, pesante, agenouillée sur un sol dur souillé de sang, dans l'obscurité de la Terre. Alors il eut une étincelle moqueuse, puis une expression grave et impérieuse et elle crut entendre son adjuration, qu'il lui avait répétée si souvent :
« Vivez ! Vivez pour votre triomphe et pour notre lumière... Vivez pour ne pas rendre vain mon sacrifice. »
Son regard se ternit. Elle y lut encore une supplique ardente, triste et presque humble d'un homme qui ne se croyait pas digne, mais qui, à l'heure dernière, aspirait au mérite, l'ardent vœu d'un cœur qui vint en Nouvelle-France pour le salut des Sauvages et qui les avait tant aimés.
La dernière exigence de sa vocation.
Il l'en suppliait, elle, qui allait disposer de son cadavre. Comprendrait-elle ? Mais elle comprenait tout. Elle était si près de lui. Ils avaient suivi ensemble des sentiers peu communs, exploré le dédale des mystères de l'Amour, et des multiples apparences sous lesquelles se dissimule sa flamme.
– Oui, je vous le promets, fit-elle à mi-voix, et bien que de prendre cette décision lui fit mal, je vous rendrai à eux, je vous rendrai aux Iroquois. Et ils mangeront votre cœur... Et vous demeurerez parmi eux... à jamais.
Durant cette scène, les deux chefs avaient poursuivi leur querelle, continuant à se défier, tout d'abord par l'insulte, puis se livrant au ballet de la lutte, tournant l'un autour de l'autre, la hache et le tomahawk brandis, Outtaké, fou de rage d'avoir vu sa suprématie et son droit de clémence mis en cause, et sa parole trahie par le geste de son rival, lequel ne cessant de rappeler que les arrêts qui statuaient du sort d'un prisonnier devaient être pris au Conseil, et que le chef des Onondagas avait priorité sur celui des Mohawks...
Ivres d'un chagrin qu'ils n'arrivaient pas à définir, plus encore que d'eau-de-vie dont ces chefs usaient peu, cette querelle en paroles et menaces fut sanglante.
Finalement, il fut décidé qu'Outtaké et l'autre se battraient en duel iroquois, avec la hache et le tomahawk.
Ce fut donc un combat très court et très serré, avec des passes et des cabrioles magistrales et qui se termina résolument par la victoire, pour ainsi dire, des deux chefs, aussi forts l'un que l'autre, ne parvenant pas à se porter des coups suffisamment mortels pour se mettre l'un ou l'autre hors de cause.
Plus tard, la dispute reprit quand la question se posa de savoir si le cœur du jésuite serait mangé rôti ou cru, et là-dessus la palabre s'éleva à des degrés de discussion qui n'avaient pas de limites, et la lutte entre ces derniers survivants des Cinq-Nations faillit rebondir et tourner en bataille, mais la chose se régla par l'éloquence d'Outtaké.
– Je suis fils de la Paix. J'enterre la hache de guerre en même temps que je dévore ce cœur. Il nous le faut manger palpitant encore, parce qu'il doit nous communiquer sa force surhumaine et sacrée.
– Mais il est empoisonné, rétorquait l'autre. Pour ne pas prendre son venin en même temps que sa force, il doit être rôti.
– Non ! Il n'en est pas ainsi. Le cœur d'Hatskon-Ontsi n'a plus de poison. Ce cœur est pur. Ce cœur est purifié. La femme blanche s'en est portée garante en le réclamant, en nous le rendant.
Cette fois, Outtaké fut le plus rapide. Le plus rapide à ouvrir la poitrine du mort, et en arracher le cœur tant contesté. Frappés de respect, les autres firent silence.
Le jour s'achevait. Le ciel devenait rouge au couchant. Dans la lueur pourpre, Outtaké éleva, au bout des doigts, ce cœur tant contesté, perlé de sang vermeil :
– Le voici. Nous allons nous nourrir de ce cœur purifié, nous recevrons les conseils de ce cœur qui nous a porté la haine et qui nous aimait. Nous pourrons marcher vers la recherche de la paix. La paix pour nos villages, la paix pour nos cantons qui renaîtront puisque nous n'avons pas été exterminés tous. Il nous inspirera. Il nous apportera la connaissance de ces Français indomptables qui nous emmêlent l'esprit et trompent nos cœurs, et il nous guidera pour savoir ce que nous devons attendre d'eux, la confiance que nous devons leur accorder pour leur survivance et pour la nôtre.
Alors, comme la lune, aux cornes aussi effilées qu'un poignard, basculait dans le ciel d'un bleu printanier, les chefs des Cinq-Nations iroquoises survivantes, étreints à la fois d'une peine et d'un espoir immenses, partagèrent entre eux et dévorèrent le cœur de leur ennemi Hatskon-Ontsi, le jésuite deux fois mort et plusieurs fois martyr.
Dès que les chefs iroquois eurent repris des mains d'Angélique le corps du père d'Orgeval, Colin Paturel enleva la jeune femme dans ses bras et la porta jusqu'au fort, sans y avoir grand mal. Elle était si légère, immatérielle.
La hâte de l'arracher aux folies mortelles qui hantaient ces parages le taraudait. La journée était trop avancée pour qu'on pût organiser un départ. Il faudrait demeurer jusqu'au lendemain.
Avec les grands coups de vent du soir, s'approchait une nuit glacée et, dans le fortin, des mains diligentes avaient allumé des feux dans tous les âtres. La joyeuse ambiance qu'y avait connu la recrue de Peyrac lors du premier hivernage avec ses mineurs, ses soldats, ses artisans, ses ouvriers, étrangers de toutes nations et aventuriers de toutes sortes, se recréait. On camperait dans le vieil abri pour la nuit, sous la garde de sentinelles relayées toutes les deux heures, et qui ne cesseraient de surveiller les bois, les lointains, les alentours et plus assidûment le vallon où pétillaient les feux des Iroquois d'où arrivait, par bouffées, le bourdonnement lugubre de leurs chants et de leurs tambours.
Les enfants, comblés de gâteries, avaient mangé et dormaient déjà dans l'ancienne chambre des Jonas, veillés par des paires d'yeux jaloux et attendris, attentifs à ne pas les quitter du regard un seul instant. Biens précieux qu'on avait cru perdus, trésors qu'il fallait maintenant ramener en vie jusqu'aux rivages.
Ils dormaient en serrant dans leurs bras les jouets apportés pour eux de Gouldsboro.
Colin porta Angélique dans la chambre du fond, et la déposa sur ce grand lit où ils l'avaient trouvée endormie.
Elle demanda qu'on la laissât pleurer seule.
Mais Colin resta près d'elle, et quand il voyait la houle de ses sanglots s'apaiser, il disait quelques mots faisant allusion à la paix qu'elle trouverait parmi eux à Gouldsboro, au retour proche du comte qui ne saurait tarder. Ces mots ne lui parvenaient pas, seulement le son d'une voix différente qui avait rompu la nuit éternelle des jours de l'hiver.
Elle soulevait ses paupières douloureuses et se voyait seule sur le radeau de la survie. Elle voyait Colin assis près d'elle, penché, l'inquiétude et la tendresse de son regard clair, familier.
Soudain, enfin, la pendule du temps avait sonné. Un coup. Et ce fut la fin des jours sans fin.
Les portes de glace s'étaient rompues. Des hommes avaient surgi.
Elle pouvait croire que rien ne s'était passé. Ou peu de choses. Rien que quelque chose de très simple et de très naturel dans la vie des hommes. Quelques mois d'hiver à franchir.
« Tout prend fin !... tout recommence », disait-il.
Elle aurait pu croire qu'elle l'avait rêvé. Un fantôme l'accompagnant de sa force pour l'aider à parvenir à l'autre bout du tunnel. Elle aurait pu croire qu'il n'avait pas existé, s'il n'y avait pas eu ce crucifix, toujours là, qu'elle apercevait avec sa petite étincelle rouge qui s'allumait aux lueurs du feu.
– Colin, ne m'as-tu pas dit que lorsque le jésuite est venu vers vous, il avait au cou son crucifix qu'il présentait ?...
– Si fait... Mais au moment où les Sauvages se sont saisis de lui, il l'a ôté et me l'a tendu. Et il m'a dit de façon très courtoise, mais très ferme :
« – Monsieur, je vous prie, ayez la bonté de remettre ce saint objet sur l'auvent de la cheminée, dans la chambre où, en ce moment, Mme de Peyrac sommeille. Elle vient d'être fort malade, mais la voici hors de danger. Je veux qu'à son réveil, elle aperçoive ce crucifix à sa place accoutumée.
« Il me cria de loin alors qu'on l'entraînait :
« – Montez vite vers le fort. Les petits enfants sont seuls !...
Angélique se mit à rire au milieu de ses larmes.
– ... Il était autoritaire !... Il était maniaque !... Oh ! Vraiment pour ces détails, il était maniaque comme une femme !... Pourquoi ai-je dormi ?
Elle pleura encore, mais plus doucement.
– Pourquoi ai-je dormi ? Pourquoi si longtemps ? Si j'avais été éveillée au moment où vous arriviez, suivis des Iroquois, il aurait eu le temps de s'enfuir.
– Je ne crois pas qu'il le voulait, dit Colin.