Chapitre 27
Le tourbillon commença par le retour prématuré du couple d'Adhémar et de Yolande.
Ils étaient là, l'un près de l'autre, avec cet air ahuri, raide et gauche de bonshommes de bois peinturlurés qu'ils affectaient volontiers.
Angélique, qui sortait du fort en tenant les jumeaux par la main, et se dirigeait vers l'auberge avec l'intention d'y faire un bon repas, commença en les apercevant, à se demander d'où ils sortaient, si c'était bien eux, et où elle avait bien pu les voir la dernière fois. Enfin, ayant déterminé que c'était à Tidmagouche, quel pouvait bien être leur dernier périple envisagé ? D'après ses souvenirs, elle les avait vus s'éloigner munis de leurs deux enfants, sur le Saint-Corentin, le brigantin de Job Simon, avec l'intention de visiter de la famille à Québec, puis de pousser jusqu'à Montréal afin d'y prendre des nouvelles d'Honorine et, si possible, de la ramener.
Auraient-ils bénéficié du meilleur vent qu'ils ne pouvaient déjà être de retour.
Que signifiait ?
Après un long silence pendant lequel le couple ressembla plus que jamais à des « santons » de bois, Angélique finit par demander.
– Que faites-vous ici ? Où est Honorine ?
– On n'a pas pu dépasser Gaspé, répondit Yolande d'une voix lugubre.
– Pourquoi ?
– Naufrage.
– Le Saint-Corentin a coulé, compléta Adhémar.
– Coulé !
– Oui, coulé !
Depuis qu'on existait en ce pays de sauvages, jamais aucun navire de la flotte de Gouldsboro n'avait coulé.
Ils mouraient de vétusté, passaient des traversées triomphales de l'Océan au cabotage des côtes. Mais aucun d'entre eux n'avait fait naufrage.
Angélique demeura quelques secondes incrédule.
– Une tempête ? s'informa-t-elle enfin.
Tout en tablant sur la chance, on ne pouvait pas oublier que le Saint-Laurent était un fleuve sujet à des fureurs aussi démentielles que celles de la mer.
Ils firent un signe négatif et se regardèrent l'un l'autre, avec un mouvement raide de la tête, comme des marionnettes. Elle allait commencer à les houspiller un peu pour les aider à se remettre et à parler, lorsque Yolande se décida.
– On nous a tiré dessus.
– Un boulet ! Deux boulets dans nos œuvres vives ! continua Adhémar. Et voici le Saint-Corentin qui s'enfonce, et nous tous à barboter dans l'onde amère.
Une fois lancés, ils parlèrent tous les deux à la fois. Cela s'était passé alors que le petit yacht était déjà entré assez loin dans l'embouchure du Saint-Laurent.
D'un autre bâtiment, un grand vaisseau, vaguement entr'aperçu dans le brouillard fort épais, un éclair avait fulguré, l'écho sourd d'un coup de canon leur était parvenu en même temps qu'un choc les jetait à terre. Touché, le bateau commença de gémir et de s'incliner, tandis que les hommes se précipitaient pour aider les charpentiers à colmater la voie d'eau.
Pendant que M. de Barssempuy donnait l'ordre de mettre la grosse chaloupe à l'eau et conseillait aux passagers, dont quelques femmes, d'y prendre place, lui-même descendait dans le petit canot avec quatre hommes d'équipage. Faisant force rames, ils se dirigeaient vers la silhouette du grand navire immobile, énorme comme un fantôme menaçant. Debout, criant fortement et agitant la bannière de M. de Peyrac, Barssempuy répétait dans son porte-voix qu'ils étaient de Gouldsboro, et qu'il allait exiger des explications, de l'aide et des secours.
On les vit disparaître, le canot sans doute abordant le bâtiment de l'autre côté.
Durant ce temps, obéissant aux recommandations du capitaine, tous les occupants du Saint-Corentin qui n'avaient pas à participer aux réparations, étaient descendus dans la chaloupe.
Bien leur en prit, car, peu après, du sein du brouillard de plus en plus dense, un nouvel éclair jaillit, et cette fois, le bateau de Job Simon, frappé sous la ligne de flottaison, bascula et coula.
– Tout le monde a-t-il réchappé ?
– Hélas non ! Deux hommes, qui n'avaient pas eu le temps de remonter de la cale inondée, disparurent avec le Saint-Corentin.
Les autres, jetés à l'eau, dont le vieux Job Simon soufflant, crachant, parlant de damnation qui le poursuivrait jusqu'à la fin des jours, avaient été repêchés par la chaloupe qui, surchargée et sans cesse menacée de sombrer à son tour, demeura seule à la surface du fleuve, drossée par les longs courants glacés du grand fleuve, au cœur des brumes.
– Vous avez rêvé !
Elle cherchait sur leurs visages des signes de dérangement d'esprit ou, elle l'espéra un instant, le complot échafaudé entre eux d'une plaisanterie, mauvaise sans doute, mais qu'ils auraient montée par étourderie.
Non ! Leur abattement, leur atterrement, leur ahurissement dont ils étaient encore la proie, n'étaient pas feints.
Yolande se mit à sangloter.
– Où sont vos enfants ? lança Angélique, saisie d'un soupçon terrible.
La jeune femme pleurait de plus belle.
Enfin, au milieu des larmes, des hoquets et des reniflements de la vigoureuse acadienne, Angélique put apprendre avec soulagement que les deux enfants, Mélanie et Anselme, se trouvaient en sûreté chez leur mère-grand de célèbre renom, Marcelline-la-Belle, au moulin de Chignectou.
Encore que les pauvres petits avaient bien été sur le point de perdre la vie dans cette chaloupe dérivant comme un sabot trop lourd.
Ils avaient fini par rencontrer la grande barque d'un colon de l'endroit, Tancrède Beaujars, qui les avait recueillis et ramenés jusqu'à sa censive perchée sur les falaises de Gaspé. Amis de M. et Mme de Peyrac, après avoir écouté leur récit, il leur avait recommandé de ne pas essayer de pousser plus avant pour rejoindre Québec. À son avis, il se préparait du vilain avec ce nouveau gouverneur qu'on envoyait pour remplacer M. de Frontenac. Gros à parier que c'était du bâtiment officiel l'amenant qu'on leur avait fait ce mauvais coup.
– Retournez chez vous au plus vite, et prévenez M. de Peyrac, leur avait dit le vieux Beaujars.
Il leur avait prêté son petit cotre et son pilote :
– Vous me les ramènerez quand vous pourrez avec un chargement de charbon de terre du Cap-Breton et quelques paquets de belle morue séchée.
De poste en poste, les naufragés étaient redescendus vers Tidmugouche. Et voilà que, voulant traverser le bras de mer entre la Côte Est et l'île Saint-Jean, celui-ci était envahi par une masse de phoques qui s'étaient trompés dans leur route de migration héréditaire.
– Ce n'est tout de même pas le nouveau gouverneur qui en est responsable, dit Angélique.
– Quand les hommes commencent à perdre la tête, la nature elle-même se détraque, dit Adhémar sentencieux. À moins que ce soit le contraire. Quand la nature se détraque, les hommes perdent la tête !
Adhémar avait pris son ton d'homélies pleurnichardes des premiers temps. Gémissant, il commenta.
– Ah ! Deux cent mille phoques dans le détroit. Croyez-moi, Madame, quand la nature se trompe, c'est ce qu'il y a de plus terrifiant à voir. Et c'est aussi un signe. La fin du monde n'est pas loin ! Disons le début des catastrophes... catastrophiques.
Arrêtés par l'affaire des phoques trompés dans leur migration par on ne sait quel bouleversement des étoiles, de la lune ou du soleil, ils avaient abordé du côté de Shédiac, puis, à pied, avaient traversé l'isthme pour rejoindre le fond de la baie française.
Laissant les enfants à Marcelline, ils s'embarquaient aussitôt pour aller avertir Gouldsboro.
– Tancrède parlait d'un nouveau gouverneur, s'étonna Angélique... N'est-ce pas plutôt d'un nouvel intendant ?...
– Il disait : gouverneur.
– Et Barssempuy et ses hommes seraient-ils restés entre les mains de ces pirates ? Parlez !
– Voilà ! Alors qu'ils se débattaient moitié à descendre dans la chaloupe, moitié à essayer de sauver le Saint-Corentin qui penchait... le deuxième boulet n'avait pas encore été envoyé... ils avaient eu comme une impression, le brouillard s'entrouvrant, d'apercevoir à une vergue le lieutenant de Barssempuy pendu.
– PENDU ?
– Il n'y a pas eu que nous à le voir. Demandez à ceux-là.
Adhémar désignait deux hommes rejoignant le groupe que formaient devant l'auberge Angélique et ses enfants, qui confirmèrent le récit hallucinant.
Ils étaient de la baie française et avaient fait partie de l'équipage du Saint-Corentin. Sauvés du naufrage, ils ramenaient leurs familles pour se mettre sous la protection du port-franc de Gouldsboro.
Les voyant tous encore tout tremblants et prêts à pleurer comme des enfants, elle les emmena chez Colin Paturel pour lui exposer les faits un à un. On pouvait épiloguer sans cesse sur les données de l'incident, depuis une erreur de tir due au brouillard jusqu'à la nouvelle d'une déclaration de guerre entre la France et l'Angleterre qui ne serait pas encore parvenue jusqu'en Amérique.
Il y avait la mort de Barssempuy inexpliquée, inexplicable. Elle espérait que c'était une fausse nouvelle. Elle avait de la sympathie pour ce jeune homme qui, au demeurant, n'était plus si jeune, mais qui l'avait émue par son amour pur et sincère pour Marie-la-douce, une des Filles du Roy. Celle-ci avait été lâchement assassinée par Armand Dacaux, le secrétaire de la Démone, et il ne s'était jamais consolé de sa perte. Amour et souffrances rachetaient chez ce gentilhomme d'aventures sa vie de rapines et de crimes, vécue auparavant comme lieutenant de Barbe d'or, le pirate normand aux sanglants exploits.
– Pendu ! se répétait-elle. C'est impossible. Même un capitaine anglais fourvoyé dans le Saint-Laurent n'oserait pas... ces pauvres gens terrifiés ont mal vu.
Barbotant dans l'onde amère, comme disait Adhémar, et dans l'affolement du premier coup de canon, aveuglés par le brouillard qui ne leur révélait que par bribes leurs attaquants, ils avaient dû imaginer le pire. Et Joffrey était parti ! Et M. de Frontenac aussi !...
Il y avait dans l'emmêlement des conjonctures et des nouvelles se chevauchant et arrivant à contre-temps comme un rappel du désordre qui régnait lorsqu'était venue la Démone. La même avance insidieuse.
Incapable de préciser ce qu'elle ressentait, elle ne put que penser :
« Cela va de mal en pis. »
La suite des événements ne lui laissa pas le loisir de pousser plus loin son estimation.