Chapitre 9

Après être passé au large de la seigneurie de Mont-Louis, aux environs de la rivière Matane, l'un des quatre cours d'eau descendant des Monts Chikchoks, un vaisseau qui leur apparut comme de la Marine royale sortit de la brume du rivage et sans doute de l'embouchure de la rivière où il se cachait, et après avoir louvoyé, leur expédia des signaux de détresse.

Non sans prudence, Joffrey de Peyrac fit réduire les voilures et détacha, à leur rencontre, un de ses yachts, agile et prompt à la manœuvre. Le vent était si bon que c'était dommage de ralentir la course, et de ne pas laisser une partie des bâtiments parmi les plus lourds, L'arc-en-ciel par exemple, continuer sur leur lancée. Mais le comte préférait appliquer la règle d'or des Hollandais, gens de mer et de commerce s'il en fut, et qui liaient la réussite de leurs expéditions autour du globe au principe qu'une flotte devait toujours rester groupée.

On manœuvra à grands cris, les matelots s'élançant dans les haubans, courant le long des vergues en maudissant l'importun.

Le commandant de celui-ci fut ramené peu après à bord de L'arc-en-ciel, et c'était bien un officier de la Marine royale, car il portait le justaucorps bleu à parements rouges, l'écharpe de satin blanc, la culotte noire, les bas de soie cramoisie et un feutre noir à plumes, uniforme imposé par le ministre Colbert, non point tant pour obliger les officiers de la Marine du roi à se bien vêtir, que pour réduire le flot de passementeries, de broderies, de ruches et d'aiguillettes dont ils se couvraient. La réforme n'avait pas été sans soulever un tollé général. Comment dans une bataille sans toutes ces fanfreluches, franges d'or et plumes, les gens d'équipage reconnaîtraient-ils « leur » capitaine et différencieraient-ils les officiers entre eux ? D'où la nouvelle décision de donner un sens aux divers galons auxquels personne ne voulait renoncer : d'or ou d'argent au nombre de un à quatre, ils allaient indiquer la fonction ou le grade.

Les souliers étaient restés à talons rouges et à revers, la chemise à manchettes et col ou jabot de dentelle. À la rigueur la couleur de la culotte était laissée à la fantaisie ainsi que celle des plumes du chapeau, leur nombre et leur hauteur.

Le nouveau venu ne se privait pas d'outrepasser les limites.

La main sur le pommeau de son épée, il se nomma : Le marquis François d'Estrée de Miremont.

– J'ai reconnu votre pavillon, Monsieur, dit-il en s'inclinant très bas et balayant le plancher du panache de plumes de son tricorne galonné et j'ai béni l'opportunité de votre arrivée. Et maintenant, je vous vois et je continue à être rempli d'aise, non seulement parce que je sais que votre rencontre va me tirer d'un mauvais pas, mais aussi parce que va se trouver satisfaite la curiosité que bien des récits vous concernant ainsi que...

D'un plus grand salut encore il plongea en direction d'Angélique.

– ...votre épouse aussi célèbre par ses vertus, ses exploits que sa beauté a éveillés en moi, mais aussi je pourrais l'assurer dans l'esprit de mon état-major et de mon équipage jusqu'au dernier des mousses.

Et comme Joffrey de Peyrac, sans se laisser émouvoir par ces déclarations flatteuses, demeurait de bois attendant la suite, l'officier s'étonna :

– Vous ne me demandez pas, Monsieur, en quel lieu j'ai pu ouïr ces discours vous concernant et de quelle bouche fort réputée je les tiens ?

– Je m'en doute, Monsieur. À votre langage et à vos manières, je devine que vous les tenez de la Cour.

– Gagné ! Je ne parierai pas avec vous, Monsieur. J'y perdrais trop de plumes,, Mais vous ne vous êtes pas inquiété de savoir de quelle bouche sont tombés ces propos.

Jouant le jeu avec un sourire, car il ne servait à rien de vouloir distraire un courtisan de ses tournures habituelles, Peyrac répondit.

– Suis-je présomptueux en avançant que les bouches furent nombreuses car je sais le ramage qui s'autorise autour de Sa Majesté. Mais s'il ne me faut parler qu'au singulier, j'oserai nommer M. de Vivonne, votre amiral.

– Perdu et gagné, Monsieur ! Vous avez voulu vous montrer trop modeste. Pour moi, je voulais parler de Sa Majesté elle-même. Cependant, il est vrai que M. de Vivonne s'intéresse aussi beaucoup à vous, ce qui est de son devoir, tout ce qui se trouve au-delà des mers relevant de sa juridiction.

On ne savait si son regard appuyé signifiait qu'il connaissait le secret de l'escapade de Vivonne en Nouvelle-France, ou s'il voulait seulement rappeler que le haut titre du frère de Madame de Montespan lui donnait tout pouvoir en ce qui concernait les colonies. Ces mimiques variées pleines de sous-entendus et d'allusions constituaient le langage hermétique et codé de la noblesse courtisane dans l'entourage du roi et c'était tout un art que de savoir le manier et l'interpréter.

Durant ces préliminaires, les navires allaient et venaient, serraient et déployaient leurs voiles pour essayer de faire du surplace, et résistaient difficilement à la brise soufflant de terre.

– M. d'Estrée de Miremont, dit Peyrac, vous n'avez pas été sans remarquer que je descendais le fleuve et que j'avais le vent pour moi. Le temps me presse de profiter de l'aubaine. Veuillez me dire sans plus d'ambages en quoi je puis vous obliger. Avez-vous subi quelques avaries ? Manquez-vous de pilote-côtier pour la remontée du Saint-Laurent, connaissez-vous des difficultés du fait de ce vent qui m'est propice, mais peut vous empêcher dans votre route vers Québec ?

– Québec ? Je ne vais pas à Québec. Qu'irais-je faire à Québec ?

Il eut un geste vers l'amont qui signifiait combien peu il faisait cas de ces croquants du fond des terres, occupés à leurs moissons.

C'était un incident fâcheux qui l'avait fait engager, bien malgré lui dans l'embouchure du Saint-Laurent. Il entreprit le récit de son voyage et de ses mécomptes. Il était parti deux mois plus tôt du port de Brest, à la pointe de la Bretagne, le cœur et l'esprit habités d'un but bien précis qui lui faisait poser le doigt sur l'extrême pointe septentrionale de la mappemonde, là où tous les cartographes se contentaient d'ébaucher de vagues contours d'îles et presqu'îles indécises d'un blanc virginal, car nul n'aurait osé y suggérer la présence de verdure, ou seulement de terre.

En un mot comme en cent, M. d'Estrée faisait partie de ces « fous des glaces » qui n'hésitaient pas à aller faire chatoyer leurs beaux uniformes de la marine royale française sous la lumière polaire du Grand Nord. Ils étaient plus nombreux qu'on le croyait, ceux qui n'hésitaient pas à s'avancer dans le translucide rayonnement d'un soleil qui traverse l'horizon comme une énorme rose et qui jamais ne se couche, flairant à la poupe d'un vaisseau craquant comme une coque de noix menacée, le sûr chemin du chenal bleu de l'eau entre ces murailles géantes, à pic, étincelantes comme des falaises de diamants, des glaces flottantes qui les escortaient, il était de ceux qui parvenaient à découvrir, à atteindre contre toute raison cette sorte d'Eldorado des rivages polaires desquels on attendait on ne sait quelles richesses.

Au début, ç'avait été l'espérance de trouver la mer de Chine afin de raccourcir la route des épices. Plus tard, celle de trouver de l'or ! Plus tard enfin, on avait été récompensé par le pactole des fourrures précieuses recherchées toujours plus haut dans les toundras inaccessibles. Et pour beaucoup, ces expéditions démentes, c'était pour rien, sinon le désir sur cette terre donnée aux hommes d'aller plus loin rencontrer des êtres inconnus, survivant sur des radeaux de glace, des animaux, des paysages jamais vus, des phénomènes jamais contemplés.

Les « fous de glaces », explorateurs des pôles, étaient parmi les navigateurs du monde entier une race à part, et qui avaient pour les horizons stériles et gelés une passion quasi voluptueuse qui leur faisait paraître la mort par gel, famine ou scorbut, douce et des meilleures.

Malgré son langage précieux et ses jeux de manchettes de dentelles qu'il était capable autant qu'un autre d'effectuer devant le roi, M. d'Estrée se révéla être de cette race-là.

Or, donc, en ces jours mêmes, il revenait de la Baie d'Hudson, où depuis soixante ans, drapeaux français, anglais, croix dressées et jusqu'à un canon danois oublié, attestaient des incursions que les hardis amoureux du Grand Nord n'avaient cessé d'y opérer. Pour lui, pas de problèmes, aucune avarie. Le temps parfait, bien qu'à la mi-juillet, là-bas, il y flottât encore des îlots paresseux de glaces, taillés en monstres biscornus : tourelles, chapiteaux aux pointes vert émeraude ou bleu turquoise.

Mais, sitôt pris pied aux rivages spongieux, encensés de nuages de mouches noires, minuscules, avides et sanguinaires, quel marché de fourrures avait-il fait ! Quelle animation, mes amis !

De la forêt aux arbres nains, les indiens Odjibways et Nipissing, qui se souvenaient de la grande chaudière pleine de marchandises, suspendue à un arbre par Button, pour les sauvages errants, surgissaient. De son marché, M. d'Estrée rapportait pour deux cent cinquante mille livres de fourrures de toute beauté. Moins de castors, mais du renard argenté, loutres noires, martres, visons, zibelines.

Après avoir visité les établissements anglais de la Hudson Bay Company et entre autres Fort Rupert au fond de la poche méridionale, dite Baie James et quelque peu incendié leurs baraquements, il s'était retiré.

Mais, débouchant victorieux du Détroit de Hudson et longeant la côte dans les environs de la rivière Melville, il s'était trouvé nez à nez avec un fort impressionnant vaisseau de Sa Majesté britannique, décidé, semblait-il, à emprunter le même chemin à rebours et qui, le voyant surgir de l'endroit même où il se rendait, avait dû se douter que le renard venait de visiter le poulailler.

D'où une poursuite mouvementée à laquelle le bâtiment de M. d'Estrée, L'incomparable, n'avait pu échapper qu'en se glissant par le détroit de Belle-Isle, entre le Labrador et la pointe nord de Terre-Neuve, ce qui ne retint pas son chasseur. En définitive, le bâtiment français n'avait eu d'autre alternative que de se jeter dans l'estuaire du Saint-Laurent, territoire de Nouvelle-France où un navire anglais ne pouvait guère oser le suivre sans commettre une infraction aux traités de paix signés entre les deux royaumes.

Pour plus de sûreté, M. d'Estrée s'était engagé assez avant le long de la rive sud cherchant refuge dans l'entrée de la rivière Matane pour y jeter l'ancre. Maintenant, il souhaitait reprendre son voyage de retour vers l'Europe mais continuait de redouter qu'au sortir du terrier, l'ennemi ne l'attendît. Il avait jugé qu'il lui échapperait mieux s'il se trouvait en compagnie, d'où sa demande d'aide à M. de Peyrac.

– Monsieur, fit remarquer celui-ci, vous devez comprendre que, malgré mon désir de vous obliger, je ne peux ouvrir avec le Britannique des hostilités qui me nuiraient fort et pourraient me rendre responsable d'un conflit entre la France et l'Angleterre.

– Aussi ne vous demanderai-je pas cela, mais seulement de me permettre de mêler mon unité à votre flotte avec laquelle elle se confondra et de franchir ainsi, sous la protection de votre pavillon, le cap de Gaspé. Au-delà, je ne pense pas qu'il essaiera de me chercher noise... À supposer qu'il ait gardé assez de patience pour me guetter encore, en risquant de se faire surprendre dans nos eaux territoriales.

Joffrey de Peyrac acquiesça.

– Soit ! Je ne saurais refuser ce service à un compatriote.

Durant son récit, M. d'Estrée n'avait cessé de jeter de brefs coups d'œil sur ses interlocuteurs cherchant à deviner l'opinion que ceux-ci se formeraient de son expédition, blâme ou approbation, car il avait entendu plusieurs sons de cloche à leur sujet et c'était l'occasion de savoir s'il s'agissait vraiment d'alliés des Anglais, sympathisants de la Réforme, ou si M. de Frontenac avait raison de les présenter comme des amis sincères et un solide appui pour la Nouvelle-France.

Hors la courtoise autorisation, à lui accordée par M. de Peyrac de pouvoir se cacher parmi ses navires en tant que compatriote, il ne put rien deviner.

Joffrey de Peyrac éluda toutes discussions tendant à décider si M. d'Estrée avait eu tort ou raison d'aller un peu piller et malmener les établissements de la Compagnie de la Baie d'Hudson dont le siège était à Londres, mais qui avait été plus ou moins fondée par des Français du Canada, les premiers à atteindre par terre les rivages de ladite baie dont l'histoire promettait d'être aussi compliquée et partagée entre hégémonies française ou anglaise, que celle de la Baie Française, à l'autre bout au Sud.

Joffrey, rompu à ces controverses, ne le contrariait point, reconnaissait les faits et ne blâmait personne.

– Vous m'avez l'air de diablement connaître la région ? fit remarquer l'officier français d'un air soupçonneux car il avait pour la Baie d'Hudson et ses rivages un attachement presque amoureux.

Le comte de Peyrac sourit avec assez de détachement pour rassurer le jaloux, et dit qu'un récent voyage dans le Haut-Saguenay l'avait mené dans les parages de la Baie d'Hudson. Il ne parla pas des Iroquois qui auraient fort bien pu aller interrompre de façon sanglante le « marché » de M. d'Estrée, et non plus que ses meilleures sources, s'il les devait aux cartes, plans et descriptions que son fils aîné Florimond de Peyrac, âgé de dix-neuf ans, avait ramenés d'une expédition sur le pourtour de la célèbre Baie en compagnie du fils des Castel-Morgeat.

*****

La navigation se poursuivant de concert, M. d'Estrée fut plusieurs fois convié à dîner ou souper à bord de L'arc-en-ciel.

Dès le premier repas, Angélique ne fut pas sans remarquer l'absence au service de M. Tissot, leur maître d'hôtel. Son abstention se renouvelant à la prochaine visite du gentilhomme français, elle désira savoir s'il n'y avait que hasard dans cette coïncidence. Dans le cas contraire, elle en soupçonnait déjà les raisons. Le maître d'hôtel ne biaisa pas.

– Je dois me garder de me faire reconnaître par M. d'Estrée. Il est souvent à la cour. Sa mémoire pourrait être fidèle.

Ancien officier de la Bouche du Roi, cet homme sur le passé duquel ils savaient peu de chose, avait dû franchir les frontières du royaume et traverser les mers pour fuir le triste sort qui guette parfois le valet qui en sait « trop long ».

– À Québec, lorsque vous y fûtes avec nous, vous aviez l'occasion de revoir des personnes indésirables, et vous ne sembliez pas craindre même ce grand seigneur qui s'y cachait sous un faux nom.

– Les responsables des cuisines, des vivres et des assiettes à Versailles sont innombrables. Une véritable armée. Il se trouve que connaissant de vue M. de Vivonne pour lui avoir présenté des plats, celui-ci n'a jamais eu à me remarquer parmi mes collègues lorsque j'officiais à la table du roi.

« Par contre, M. d'Estrée était l'ami intime du seigneur auquel j'ai été entraîné à rendre quelques services dont j'ai compris, presque trop tard, qu'on aimerait me les voir oublier de façon définitive. La fortune que l'on m'avait offerte et qui m'avait tenté m'a servi à prendre la fuite. Malgré le temps écoulé je ne tiens pas à me faire reconnaître. Il n'est pas de lieu au monde où un homme qui sait ce que je sais peut se dire à l'abri.

– Je vous comprends, monsieur Tissot, tenez-vous donc à l'écart. Vos aides sont bien dressés par vous et accomplissent leur tâche au mieux. D'ici quelques jours nous passerons sous Gaspé et entrerons dans le golfe Saint-Laurent. M. d'Estrée nous quittera pour cingler vers l'Europe. De toute façon, je ne crois pas que nous ayons à redouter une attaque de l'Anglais.

Elle regarda d'un autre œil le volubile et aimable officier de la Marine royale. Derrière le « fou des glaces » pointait le courtisan. Sa campagne achevée, et son navire à l'ancre, il abandonnerait son port d'escale pour courir à Versailles retrouver des amis, des femmes influentes, des protecteurs.

Il fallait intriguer autour du trône si l'on voulait se faire donner de brillants et lucratifs commandements.

L'incident de M. Tissot qui paraissait de peu d'importance, en prenait pour Angélique du fait des songeries qui l'avaient escortée lorsqu'elle passait dans les parages de la Mercy et qu'elle évoquait l'attentat de Varange.

Qu'en était-il à la cour de ces sinistres histoires de poison ? La mode en passait-elle ? Puisque c'était une mode !...

D'après ce que lui avait dit Vivonne, le frère d'Athénaïs de Montespan qui s'étonnait de la voir considérer avec indignation, la pratique des « bouillons de onze heures » administrés aux gêneurs, vieux époux, ou rivales en amour, celle des « messes noires » sacrilèges pour obtenir richesses ou honneurs, l'achat des recettes de toutes sortes aux sorcières...

« Tout le monde le fait... » avait-il dit en la considérant avec un mépris apitoyé, comme si elle sortait de sa campagne...

Les lettres qu'elle recevait de la Cour, celles de Florimond fort détaillées sur les plaisirs, les bals, les spectacles de Versailles, ne faisaient allusion à rien. Et cela relevait d'une prudence élémentaire qui ne pouvait se permettre de seulement énoncer une phrase par écrit sur de telles abominations.

Les écrits tuent. Celui qui aurait eu la légèreté d'en faire état dans un courrier signé de sa main, risquait, si la missive était saisie, d'y laisser la vie.

Les paroles sont moins dangereuses. Elles s'envolent, se dissolvent, surtout si elles sont prononcées entre ciel et eau, sur un navire, aux antipodes déserts du Grand Nord.

Elle médita d'obtenir de M. d'Estrée quelques confidences sur ce qui se passait à la Cour en prenant garde que rien de leurs propos ne puisse être surpris par des oreilles aux aguets.

Ce qui n'empêcha pas M. d'Estrée de jeter un rapide regard alentour lorsqu'elle le prit en particulier, à la pointe du second pont, et le pria à voix couverte de lui dire la vérité en ce qui concernait la disgrâce de Mme de Montespan que divers courriers de France lui avaient annoncée récemment comme définitive.

– Je ne peux y croire ! Vous qui vivez à la Cour, Monsieur, renseignez-moi. Athénaïs de Montespan aurait-elle cessé de demander aide à sa devineresse, ou bien celle-ci s'est-elle retirée, fortune faite, privant ses riches clientes de l'aide de ses pratiques magiques ?

C'est alors que M. d'Estrée, un peu désarçonné par la question abrupte, jeta ce rapide coup d'œil craintif autour de lui, puis, ne voyant que le brouillard ensoleillé qui repoussait sans fin l'horizon, et pour tous témoins proches les oiseaux de mer passant et repassant dans les hauteurs, il parut mesurer la distance qui le séparait des dangers de Versailles et se rassurer.

– Renseignez-moi, je vous en prie, insistait Angélique. Je suis coupée de tout ici, vous le voyez bien. Vous n'avez rien à craindre de moi. Que pourrais-je faire contre vous en ces déserts de ce que vous allez me confier ?... Je n'appartiens à aucune coterie. Mais comprenez que je suis curieuse comme toute femme et m'intéresse à ce qui se passe dans le voisinage du Soleil et au destin de personnes que j'ai bien connues, et que je reverrai sans doute un jour, plus tôt qu'on ne pense. Je dois me tenir au courant. Vous devinez que ce ne peut être par les missives que je reçois. Ce n'est pas par un pli qui peut être saisi par n'importe quel espion que l'on peut trouver réponse à ces questions. Distrayez-moi, Monsieur, en me donnant quelques aperçus de ce qui se raconte sous le manteau. Je vous en saurai gré...

Après une suprême hésitation, il eut un geste qui consentait. Il comprenait qu'il ne serait pas habile de la contrarier. Sa réputation à la cour et celle de son époux ne cessaient de grandir. Leurs deux fils, nantis de charges brillantes, retenaient l'attention du souverain. Et puis, après tout, se répéta-t-il après un dernier regard sur les lointains du fleuve, on n'était pas ici dans les couloirs de Versailles, de Saint-Germain ou du Palais-Royal !

Il pouvait se permettre de faire plaisir à une jolie femme qui lui laissait entendre qu'elle s'en souviendrait lorsqu'à son tour elle se retrouverait en faveur près du roi.

– Eh bien ! Laissez-moi vous dire que s'ils vous ont parlé de la disgrâce de la belle Athénaïs, vos épistoliers retardent, lui dit-il. Lorsque je quittai le port de Brest, étant passé par Paris pour prendre mes ordres auprès du ministre des Colonies, je sus que Mme de Montespan, votre amie, était revenue à Versailles plus triomphante que jamais. Il est vrai que son règne a connu quelques éclipses. Son trône est ébranlé. Elle faisait au roi des scènes atroces. Et ce n'est pas la première disgrâce qu'elle dut encourir. Elle a été exilée à Saint-Germain plusieurs mois, il y a trois ou quatre ans. Mais, voyez cette merveille ! Elle revint, et le roi lui fit, coup sur coup, deux enfants qu'il s'apprête à reconnaître comme princes du sang.

– Vos renseignements ne me surprennent pas. Le roi n'a jamais pu se passer d'elle ! Sa beauté et son entrain le subjuguent !...

– C'est plus que cela et vous vous en doutez ! Votre question tout à l'heure à propos de la devineresse était pertinente. Sans médire de la beauté de Mme de Montespan, sans méjuger du pouvoir qu'elle a sur le roi par les effets d'une liaison de plus de treize années, il est certain que l'or qu'elle a laissé dans l'escarcelle des sorcières lui fut d'un grand secours.

Angélique lui vota un sourire entendu.

– La Mauvoisin pratique donc toujours ? fit-elle en baissant la voix.

– Plus que jamais. Tout Paris se rend chez elle, les plus grands noms du Royaume... Depuis que le branle a été donné par Mme de Montespan, son officine ne désemplit pas. Quant à Athénaïs, vous la connaissez, je le vois. Alors que pensez-vous ?... A-t-elle jamais laissé une autre femme prendre sa place auprès du roi ?... Non ! Et cela ne sera jamais. La nouvelle favorite ne va pas tarder à y passer comme les autres.

– Madame de Maintenon ! s'écria Angélique, déjà pleine d'inquiétude pour la pauvre Françoise d'Aubigné, son amie de jadis, qui pourtant était celle aussi d'Athénaïs.

Mais en effet, pour celle-ci, déchaînée par la passion et la crainte de perdre le roi, aucun lien d'amitié ne devait plus compter.

Le courtisan haussa les épaules.

– Vous n'y êtes pas. Je parle de la nouvelle favorite, Mlle de Scoraille, une jolie blonde de dix-huit ans. Notre Sire frustré est à l'âge où l'on se rabat sur des jeunesses...

– Pourtant, l'on m'avait dit que Mme de Maintenon...

– Je ne mésestime pas la faveur dont la gouvernante des enfants bâtards du roi continue à être l'objet. Il l'a faite marquise, ce qui n'est pas rien. Mais que peut-elle faire dans ces embrouilles ?... Elle se contente de rassembler sous ses ailes les petits enfants qui ont été remis à sa garde et de les soustraire à l'influence de leur terrible mère qui a d'autres « chats à fouetter ». Plaire au roi et abattre ses rivales occupe tout son temps. Les pires mixtures entrent au Palais. L'an dernier on a vu le roi fort malade et ce n'était pas l'effet d'une fièvre quarte. Mme de Montespan a laissé entendre qu'elle n'était pas étrangère à ces malaises, disant qu'elle préférait se priver des faveurs du roi indisposé, plutôt que de le voir les porter à d'autres.

– S'il en est ainsi, M. d'Estrée, sachant ce que vous savez, ne pensez-vous pas qu'il est de votre devoir de faire prévenir Sa Majesté... d'une façon ou d'une autre ?

– Êtes-vous folle ? fit-il en lui jetant un regard moqueur, si ce que je sais, si ce que nous savons tous, chacun à part soi, venait au jour, il y aurait menace pour quelques-uns de se « faire tirer par quatre chevaux... ».

Sa réflexion éveillait un sinistre écho.

Il faisait allusion au supplice réservé aux régicides uniquement. Et étaient considérés comme régicides ceux qui avaient formé le projet d'attenter à la vie du roi, même si le projet échouait.

La condamnation était alors d'avoir chacun des quatre membres, bras et jambes, attachés à l'arrière d'un cheval. Lesquels quatre chevaux tirant dans des directions opposées écartelaient le supplicié jusqu'à ce que chaque animal emportât avec lui un lambeau du corps démantelé.

– Que dites-vous, murmura Angélique horrifiée. Madame de Montespan irait-elle jusqu'à chercher à empoisonner le roi ?...

– Je n'ai rien dit, protesta l'officier de la Marine royale en se détournant vivement.

Il paraissait regretter ses bavardages. Mais voyant son air d'attente passionnée, il ne put se retenir d'ajouter :

– Ne parlons pas de poison mortel, parlons seulement de poudres aphrodisiaques que la favorite en titre mêle à la nourriture du roi pour reconquérir celui-ci. Et d'ailleurs, elle a réussi, je vous l'ai dit. Mais le résultat va plus loin qu'elle ne l'avait exigé. Ces médecines qu'il absorbe à son insu expliquent la fringale de chair fraîche dont a été saisie Sa Majesté, ce qui désole évidemment Mme de Maintenon, que pourtant il ne délaisse pas, aimant chaque soir converser avec elle, passant par son appartement pour faire sa partie de billard, mais elle se refuse à lui. Alors vous comprenez... c'est un vrai défilé : Mme de Louvigny, Mme de Rochefort-Théobon... On dit qu'il fait feu de tout bois si je peux m'exprimer ainsi : suivantes de la reine, femmes de chambre, il y a longtemps que l'une des filles de Mme de Montespan avait coutume de la remplacer auprès de lui en ses jours d'incommodités, une certaine Desœillet, et l'on dit qu'elle en a eu de lui un enfant. Mais pour la nouvelle favorite qui est fort jolie et touchante, il semble qu'aient joué auprès du roi d'autres charmes. Il n'y aurait pas eu, dit-on, que sa seule blondeur et jeunesse pour l'attirer... Enfin ceux qui le connaissent bien et ne sont pas nouveaux venus à la Cour prétendent qu'un détail a joué pour retenir sur elle l'attention du monarque.

– Lequel ?

– Son prénom.

– Quel est-il ?

– Angélique !...

Il lui adressa une petite grimace complice, puis éclata de rire en rejetant la tête en arrière, et à ce rire firent écho les cris aigres des goélands, des « fous de Bassan », des mouettes et sternes qui hantaient les rives proches et passèrent au-dessus d'eux avec des froissements et claquements d'ailes qui semblaient s'indigner.

Quel était ce rire grinçant et insultant de l'homme perçant ces solitudes irisées ?

François d'Estrée tendit soudain le bras devant lui :

– Oh ! Regardez là-bas !...

– Quoi donc ? L'Anglais ?...

– Non ! Là-bas !... Ces couleurs qui tremblent.

Elle suivit la direction qu'il lui désignait vers le Ponant et vit se déployer au-dessus des ombres devinées dans le brouillard, de promontoires et de montagnes aux lointains moutonnements, des draperies d'un rose incertain, qui se doublèrent d'un vert d'algues vives traversées de soleil, puis d'un ourlet d'or en galonnade. Cela fondit alors qu'ils avaient à peine réussi à happer la vision. Mais il y eut encore un subit clignotement au milieu d'un cercle d'un blanc incandescent, comme le clin d'œil d'une brillante étoile, qu'un dieu facétieux leur envoyait de l'éther inaccessible.

– Une aurore boréale ! fit le comte d'Estrée, la voix tremblante d'émotion. Dieu, que c'est beau ! C'est plus que rare en cette saison. C'est un signe ! Le froid descend déjà. Les glaces vont se refermer. L'Anglais ferait bien de se hâter sinon il sera obligé d'hiverner à Fort-Rupert et j'ai tout brûlé de leurs habitations.

Il riait encore, mais d'un autre rire, et les lumières dispersées d'un soleil invisible mettaient sur son visage débarrassé des poudres et des fards, tanné par les brûlures du froid, le reflet d'une enfantine ardeur.

– Pourvu qu'il ait renoncé à m'épingler à la sortie des détroits.

Il regagna son bord pour être prêt à toute éventualité.

*****

Après avoir dépassé Anticosti, la grande île longue de près de trois cents miles uniquement peuplée d'ours blancs et d'oiseaux, le danger parut écarté de voir surgir un navire anglais en embuscade. M. d'Estrée vint de nouveau à bord accompagné de son garde-étendard, faire ses adieux et prodiguer ses remerciements.

– Puisque nul désagrément n'en a résulté, permettez-moi de me féliciter de ce contretemps qui m'a donné l'immense avantage de faire la connaissance de personnages célèbres, et fort en Cour, malgré leur éloignement du Soleil. Il n'est de jour où l'on n'entende évoquer à Versailles, soit celle qui a laissé la réputation d'une des plus belles femmes du Royaume, soit celui qui semble donner à nos établissements d'Amérique un nouvel essor et une sécurité qui leur a longtemps fait défaut. Il est vrai que vous avez là-bas comme ambassadeurs deux jeunes seigneurs, vos fils, qui ont su s'attacher la faveur de Sa Majesté.

Jusqu'alors, il n'avait pas fait allusion qu'il eût rencontré Florimond et Cantor. Il se défendit de les bien connaître. C'était des bavardages de Cour. Il s'y était intéressé en apprenant que ces jouvenceaux, nantis de hautes charges par Sa Majesté, venaient d'Amérique. Maintenant, il les situait mieux.

Il remit à Angélique, en gage de reconnaissance pour l'aide apportée, un petit flacon d'un certain prix dont il s'excusa que le modèle en fût un peu trop courant, de ceux qui allaient porter le renom de la France dans les capitales lointaines aussi bien chez le Grand Mogol que dans les grandes villes espagnoles du Nouveau Monde. Aussi, sans vouloir la persuader que ce flacon de vermeil n'existait qu'en un seul échantillon conçu pour elle seule, dans son inspiration originale, voulait-il quand même lui laisser un souvenir, gage de son admiration sans limite.

– De toutes les merveilles rencontrées, Madame, vous êtes la première. Je vous décrirai au roi.

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