Chapitre 22

Honorine à Montréal...

Honorine aidait mère Bourgeoys à fabriquer les chandelles. La supérieure de la Congrégation de Notre-Dame se chargeait souvent de ce travail. Elle aimait à rappeler qu'elle était fille d'un maître-chandelier de Troyes.

Une petite élève l'assistait pour laquelle c'était un honneur, une récompense. Et pour l'habile pédagogue, l'occasion de parler amicalement et en confidence avec l'une des enfants qui lui étaient confiées.

Aujourd'hui, c'était Honorine de Peyrac. Elle était chargée de tendre les mèches de coton autour desquelles, avec une louche, la religieuse laissait couler dans le moule la cire fondue.

Honorine, très pénétrée de son rôle, rappela qu'au fort de Wapassou aussi, on fabriquait des chandelles.

Elle aidait également sa mère à trier les plantes pour les tisanes.

Marguerite Bourgeoys l'interrogeait et l'écoutait avec intérêt. L'aventure de ces Européens qui étaient venus s'installer au sein d'une région la plus impénétrable du Nord-Amérique, désertée, même des tribus indiennes d'origine qui avaient été décimées ou avaient reflué vers les côtes, lui rappelait par l'audace d'entreprise, la foi dans la réussite, l'esprit qui avait animé la petite fondation de Ville-Marie à ses débuts. D'autre part, ce n'était pas la première fois qu'elle s'interrogeait sur les réticences qu'elle sentait chez l'enfant à propos d'un lieu où, selon les apparences, elle avait été très heureuse.

– Je ne veux pas retourner à Wapassou, dit brusquement Honorine.

Mère Bourgeoys se tourmenta jusqu'à ce qu'Honorine finisse par lui avouer le vrai motif de sa répugnance.

– Je ne vois toujours pas le vieil homme dans la falaise de la montagne et tous les autres le voient. C'est injuste. Je croyais que quand on avait des yeux pour voir, on voyait tout.

– Hélas non ! Ce serait beaucoup trop pour chacun. Les yeux de l'âme choisissent ce qui leur est nécessaire pour vous faire découvrir le monde de votre vie. Nous ne pouvons pas recevoir tous les cadeaux à la fois. Soyez patiente. Un jour, ce cadeau vous sera donné.

Honorine aimait la façon qu'avait la directrice de lui dire « vous » comme à une grande personne, lorsqu'on parlait de sujets graves, puis de revenir au tutoiement pour les questions familières.

Mise en confiance, elle laissa pointer le bout de l'oreille de quelques-unes de ses rancunes dissimulées, mais ce n'était jamais ce que la religieuse attendait comme des manifestations de jalousie envers ses jeunes frère et sœur ou d'égoïsme.

Mais ses frères aînés l'avaient quittée, ce qui paraissait lui avoir été le plus sensible, et surtout Cantor.

Déjà son ours Lancelot l'avait quittée. Elle ne l'avait plus retrouvé lorsqu'elle était revenue de Québec. « Ils » l'avaient laissé repartir au bois. Elle voulait se persuader que lui, au moins, elle pouvait se dire qu'il dormait l'hiver, bien à l'abri dans un trou.

Mais les loups ! Les loups ! Qui parlerait avec les loups maintenant que son frère Cantor n'était plus là, ni elle.

– Nous ne pouvons faire chacun qu'une petite partie de la tâche en ce qui concerne les autres, expliqua mère Bourgeoys, sommée de répondre à ce regard anxieux.

Et elle parla de tous les enfants auxquels elle avait appris à lire, qu'elle avait entourés de soins, et qui, maintenant, étaient grands, connaissaient des épreuves loin d'elle, couraient parfois de grands dangers chez les païens ou sur le fleuve, sans qu'elle puisse les secourir d'aucune façon malgré toute l'affection qu'elle leur gardait.

– Mais nous pouvons toujours continuer à aider de loin, en aimant.

– Oui, l'amour des amants, fit Honorine d'un air entendu.

Mère Bourgeoys la regarda avec curiosité, puis sourit, se rappelant une missive qu'elle avait écrite à Mme de Peyrac.

– Oui, l'amour des amants, répéta-t-elle. Il ne craint rien et il peut tout car il prend sa source dans l'amour divin, et il n'a pour souci que le bien de l'être aimé. Il rend possible l'impossible. Et c'est ainsi que nous pouvons aider ceux qui nous quittent, ceux qui sont loin de nous.

– Même les loups ?...

– Même les loups. Saint François d'Assise vous le dirait.

Ces deux questions réglées, il semblait qu'Honorine était soulagée d'un grand poids. Elle babilla tandis que les moules de fer-blanc, par six ou huit chandelles, s'alignaient.

Après avoir parlé de quelques-uns des personnages de Wapassou, elle décrivit les jumeaux, et fut prise de nostalgie.

– Je voudrais les revoir, gémit-elle. Ils sont si drôles. Ils ne parlent pas, mais ils comprennent tout ce que je dis. Me laisserez-vous partir à l'été avec les coureurs de bois, pour rejoindre Wapassou par la forêt ?

– Par la forêt ?... Mais c'est folie !

– Pourquoi ? Je m'habillerai en garçon et je me tiendrai sage dans le canoë...

– C'est une région pleine de dangers. On m'a dit que les pistes se perdent, les fleuves sont peu navigables. Les hommes les plus rudes s'y épuisent à les franchir.

– Par les navires c'est trop long. Je sais, j'ai regardé les cartes de mon père et de mon frère Florimond.

« Quelle idée encore va lui prendre, pensa la directrice. Si elle se met en tête de s'enfuir aux bois comme les petites Indiennes ! »

– À l'été, reprit-elle à haute voix, vos parents vont venir vous visiter et, eux, arriveront par les navires. Quelle joie pour nous tous que leur venue ! Mais d'ici là, il faut faire beaucoup de progrès en écriture.

Elles commencèrent à retirer des moules les chandelles déjà froides, et Honorine était chargée de les nettoyer en grattant les restes de cire avec son petit couteau.

– Êtes-vous heureuse d'apprendre à lire et à écrire ? demanda mère Bourgeoys qui connaissait maintenant assez sa petite pensionnaire pour savoir que celle-ci, interrogée avec douceur, ne faisait pas mystère de ses opinions.

– Je suis venue pour ça, répondit la jeune personne sans interrompre son travail.

Angélique avait prévenu la supérieure que c'était Honorine qui avait demandé à venir à Montréal, et celle-ci était intéressée d'en recevoir confirmation de la bouche même de l'enfant qui, peut-être, ne s'en souvenait plus, ou avait agi par caprice, ou, et c'est autour de cela que tournait le souci de l'éducatrice, pour une de ces raisons de rancune ou de jalousie qu'elle livrait peu à peu, puériles mais importantes pour sa paix intérieure, et si imprévues parfois qu'on ne pouvait en vouloir aux adultes les mieux intentionnés et les plus attentifs de ne pas les avoir soupçonnées.

Elle se reprocha de donner à sa question une formulation qu'elle savait détournée, mais ne faut-il pas parfois « prêcher le faux pour savoir le vrai » ?

– N'avez-vous pas regretté que vos parents vous envoient si loin pour apprendre à lire et à écrire ? Car Montréal, c'est encore plus loin que Québec.

Honorine interrompit son travail pour regarder longuement la directrice. Il y avait une vague sévérité au fond de sa prunelle mais qui s'adoucit. Elle eut comme un sourire. Et Marguerite Bourgeoys pensait qu'il n'y a rien de plus beau et de plus émouvant au monde qu'un regard de petit enfant qui vous livre son âme neuve avec une parfaite confiance et une parfaite innocence.

– C'est moi qui ai voulu venir, répondit enfin Honorine d'un ton qui sous-entendait : comme si vous ne le saviez pas. Je vous ai vue à Tadoussac et aussi à la cathédrale quand on chantait le Te Deum, et j'ai toujours aimé la lumière qu'il y a autour de votre tête.

La religieuse eut un léger tressaillement d'émotion à cette réponse inattendue.

– Ma petite fille, il est vrai que tu n'es pas une enfant comme les autres. Il faut accepter cela sans te révolter, ni en vouloir à ceux qui ne te comprendront pas toujours. Car toi, tu vois des choses que bien peu ne voient.

– Mais je n'aime pas la lumière qu'il y a autour de la tête de mère Delamare, reprit Honorine en rassemblant avec soin les esquilles de cire blanche. Si vous partez, mère Bourgeoys, je veux partir aussi.

– Mais, ma petite enfant, il n'est pas question que je parte.

– Ne me laissez pas, si c'est mère Delamare qui commande. Elle n'est pas vous et elle ne m'aime pas.

« C'est vrai », pensa la sainte directrice.

Elle fit une petite croix sur le front d'Honorine et dit qu'il fallait prier Dieu. Elle caressait pensivement les longs cheveux cuivrés et son geste était celui de la bénédiction.

Puis elle revint à des questions pratiques.

– Ma petite enfant, l'été sera bientôt là. Tu vas souffrir de la chaleur avec tes cheveux longs. Et tu ne veux pas qu'on te les tresse. Si je te les coupais, juste aux épaules, pour que tu sois plus à l'aise ?

– Ma mère ne veut pas. Dès qu'on touche à mes cheveux, elle en fait toute une histoire.

Elle raconta comment elle avait voulu se faire une coiffure à l'iroquoise et tous les ennuis qui en avaient résulté.

Le récit amusa Marguerite Bourgeoys au plus haut point. Elle en rit, en rit avec une si franche et juvénile gaieté qu'Honorine, enchantée de son succès et d'avoir réussi à dérider la supérieure qu'elle jugeait tant soit peu trop sévère, repartit joyeusement jouer à la balle dans le jardin avec ses petites amies.

À ce jeu de balle participaient souvent des enfants iroquois de la mission de Khanawake. Ils étaient reçus à la Congrégation de Notre-Dame lorsqu'un marché ou des démarches auprès des Français, ou des achats à faire les amenaient avec leurs familles à Montréal.

La réserve des sauvages iroquois convertis avait été plusieurs fois déplacée, car sise les premières années près du lac des Hurons, elle était devenue un but de raid pour leurs compatriotes païens et il avait fallu ramener le plus grand nombre des Iroquois chrétiens sous Montréal, à l'abri des forts et des villages français.

Elle était maintenant établie sur la rive droite du Saint-Laurent, en face de la Chine, au lieu-dit Khanawake : le Sault, le rapide.

Vingt ans plus tôt, elle était plus proche de la ville, à Kentaké la Prairie, et comptait cinq cabanes. Maintenant, il y en avait plus de cinquante et un millier de personnes. Depuis quatre années, elle s'était transférée sur la rivière de portage, à la limite de la frontière protégée des barbares, les Jésuites d'autre part voulant s'éloigner le plus possible du voisinage des Français qu'ils jugeaient préjudiciables aux néophytes.

Mère Bourgeoys disait que les Indiens iroquois convertis étaient un exemple pour tous. Malgré les massacres dont ils avaient été l'objet de la part des leurs parce que chrétiens, ils se sentaient responsables du salut de leurs frères païens et se maintenaient en liaison d'amitié avec leurs familles des Cinq-Nations. Ils pouvaient supporter d'être devenus un peuple sans territoire et sans racines parce qu'en fait ils ne se considéraient pas comme séparés du peuple de la Longue Maison, qui, là-bas, vivait dans la Vallée sacrée où règnent le maïs, la courge et le haricot, sous la protection solaire des champs de tournesol.

Honorine regrettait de ne point les voir arriver à la maison de Notre-Dame, bardés d'armes et de peintures de guerre, mais ayant entendu les commentaires de mère Bourgeoys, elle reconnut qu'elle aussi aimait à rencontrer les Iroquois de la mission de la Prairie. Elle aimait s'asseoir avec eux lorsqu'ils venaient apprendre leur langage et se vanter près d'eux de fort bien connaître Tahontaghète, le grand capitaine des Sénécas, et Outtaké, le dieu des nuages.

Eux l'appelaient : Nuée rouge.

Parmi les femmes qui accompagnaient les enfants lorsqu'ils passaient plusieurs jours à Ville-Marie, il y avait une jeune Indienne avec laquelle Honorine aimait jouer, chanter, prier. Une aimable lumière sans doute auréolait, aux yeux de la petite Française, la fine tête, coiffée de tresses noires retenues au front par le bandeau brodé de perles traditionnel.

Elle s'appelait Catherine. Elle avait été chassée de la tribu des Mohawks ou Agniers parce qu'elle voulait vivre selon l'idéal chrétien et être baptisée comme sa mère, une algonquine chrétienne, enlevée par les Iroquois. Toute la famille de Catherine était morte au cours d'une épidémie de variole, de laquelle, seule, elle avait survécu.

Orpheline maltraitée par son oncle qui voulait lui imposer un époux, elle avait fini par échouer à la réserve de Khanawake. Elle rayonnait du bonheur d'avoir trouvé son lieu d'élection, près des églises et des chapelles où habitait le Dieu d'amour qu'elle avait choisi pour élu de son cœur. Ses compatriotes avaient ajouté à son prénom de baptême Catherine ou Katéri, plus facile à prononcer, celui de Tekakwitha, à double sens comme les noms symboles qu'ils choisissaient, car cela voulait dire « qui renverse les obstacles » et témoignait de sa volonté de survivre aux épreuves qui l'avaient accablée, mais aussi « qui marche les mains en avant pour ne pas se heurter aux obstacles », car, de la variole qui l'avait terrassée à l'âge de quatre ans, elle était restée à demi aveugle.

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