Chapitre 46
Une anxiété qu'elle ne voulait pas laisser se transformer en angoisse, commençait de l'envahir sournoisement.
Dès qu'elle ouvrait les yeux, cela lui sautait à la gorge. Avant même d'avoir perçu le retour d'un nouveau matin, d'avoir reconnu la lumière de la vie au sortir du sommeil et de l'oubli miséricordieux, il y avait cette poigne griffue qui lui serrait le cou, et sur sa poitrine une charge pesante qui l'empêchait de respirer. Malaise qui trahissait la perception profonde qu'elle avait déjà de la situation, vérité imposée par un subconscient plus lucide que son conscient, et qu'elle faisait reculer aussitôt comme on fait reculer un cheval rétif, à coups d'injures et de mots violents dont le vocabulaire lui revenait de la Cour des Miracles et dont le plus convaincant et expressif commençait par un M..., mot que tout Français de tout ordre et des deux sexes semble posséder de naissance, tenu en réserve dans un coin de mémoire pour lui permettre d'exprimer, en des circonstances trop pénibles, l'ensemble de son déplaisir.
Aveu de malchance, constat d'une situation désastreuse, voire perdue, protestation contre le sort adverse, et tous ceux, ennemis, traîtres, auxquels on estime le devoir, reproche voilé adressé à sa propre sottise et qui suggérait le mouvement bienfaisant de se frapper la poitrine ou de se traiter d'imbécile, tout était contenu dans ce mot, à la fois court et symbolique, dans ce cri de défaite, d'impuissance, mais aussi de farouche revendication contre le Ciel et les hommes, et après l'avoir répété énergiquement à plusieurs reprises, Angélique se sentait mieux. Ce cri devait être entendu, compris par qui de droit.
De l'avoir lancé à la cantonade la soulageait et lui rendait courage. Le raisonnement se remettait en marche et, son caractère l'y aidant, elle se laissait aller à une plus saine et optimiste vision des choses.
Cela ne servait à rien en effet de jeter des insultes aux quatre points cardinaux. Il y avait encore de quoi manger pour quelques jours, et d'ici là, on aurait trouvé une solution... ou bien la caravane arriverait. Elle reprenait pied avec entrain, se redressait, secouait ses cheveux, ses vêtements, comme pour les débarrasser des miasmes du malheur, et rencontrant certaines fois les sourires et les yeux écarquillés pleins de malice et de surprise scandalisée de Charles-Henri et aussi des jumeaux – ces petits « venimeux » comme disait Yolande – toujours à l'affût, dès qu'ils avaient eu les oreilles ouvertes, des mots interdits, et qui n'avaient rien perdu à son réveil, de son vigoureux réquisitoire contre l'injustice et la « chiennerie » de l'existence, elle éclatait de rire.
– Levez-vous ! petits poucets. Il fait moins froid. Nous allons essayer de retrouver les pièges de Lymon White.
Les enfants aimaient à sortir lorsque le temps le permettait et elle s'aperçut que ce n'était pas seulement parce qu'ils pouvaient s'ébattre au grand air, mais parce qu'ils étaient heureux de reconnaître leur décor familier.
Pour eux, c'était toujours Wapassou. Elle se prit à poser sur l'alentour ravagé un autre regard, comme elle aurait reconnu, derrière une face meurtrie, un être aimé.
Les enfants avaient raison. Les bonheurs vécus à Wapassou ne pourraient pas être effacés, ni les actes posés, les réussites, les gageures...
Il lui avait dit : « Je vous bâtirai un royaume ». Ce n'était pas un royaume. Le terme lui paraissait impropre sur la terre d'Amérique. C'était une petite république. Avec les enfants, le soir, ils prirent l'habitude de jouer au jeu de « La petite république ».
Elle leur demandait :
– Qui habite dans notre petite république ?
Et ils faisaient un effort pour évoquer les visages de gens qu'ils avaient aimés et qui leur manquaient.
Charles-Henri était l'interprète des jumeaux quand elle ne comprenait ce qu'ils expliquaient ou évoquaient avec animation.
– Ils parlent de Colin, ils parlent du chien, ils parlent de Grenadine...
Elle stimulait leurs mémoires s'intéressant aux images qu'ils avaient déjà accumulées en eux et qui, par leur choix, les définissaient, les révélaient.
– Et vous souvenez-vous de celui-ci ? De celle-là ? Était-il gentil ? Méchant, dis-tu ? Qu'a-t-il fait qui ne t'a pas plu, Raimon-Roger ?
De ceux qui marquaient dans leur souvenir, ou de ceux dont ils ne se souvenaient pas, elle leur parlait, prenant le ton de la légende pour les décrire comme des héros de roman, leur donnant par épisodes, le récit des exploits que leurs amis, les habitants de la petite république, avaient accomplis.
C'était comme une chronique, dont le déroulement lui était bienfaisant à elle aussi, qui revoyait plus intensément les visages de chacun. Portraits auxquels les commentaires des enfants, commentaires qui souvent ne manquaient pas de saveur, ajoutaient une touche supplémentaire et parfois inattendue.
Ces conversations leur permettaient de s'évader, de s'envoler vers des évocations riantes, les reposaient d'une monotonie des heures scandées par les instants trop brefs des repas, et l'attente de cette autre évasion bénie, le sommeil. Si les enfants n'étaient pas conscients de ces deux obsessions qui peu à peu s'installaient dans leur vie et la commandaient, si l'on sentait en eux encore l'étincelle toujours prête à s'allumer du mouvement, pour jouer, sauter, courir ou se livrer à cette activité spécifiquement enfantine, que les grandes personnes appellent « faire des bêtises », Angélique savait que la plus grande difficulté, pour elle, serait de conserver à leur vie d'enterrés le rythme de journées normales.
En battant le rappel de tous leurs amis, en promettant de bientôt les revoir, elle peuplait leur refuge bien vide pour des enfants qui, depuis leur naissance, avaient été accoutumés à vivre en communauté. À elle aussi, cela faisait du bien d'évoquer tant d'années heureuses vécues près de Joffrey, et toute cette vie foisonnante qui s'était établie et développée à l'ombre de leur protection et de leur activité entraînante.
Et, peu à peu, Angélique prit conscience du rôle qu'elle avait tenu dans la tragédie récente dont le dernier acte, la mort du comte de Loménie-Chambord, lui pesait sur le cœur.
« Je les ai arrêtés ! »
Venus en croyant profiter de leur absence, comme la première fois pour Katarunk, ils l'avaient trouvée là.
Si elle n'avait pas été là, ou si elle avait capitulé, ils auraient continué vers le sud, le long du Kennébec, et auraient enlevé, sans coup férir, successivement les mines et postes disséminés, appartenant à Joffrey de Peyrac, puis Gouldsboro. Pour Gouldsboro, cela n'aurait peut-être pas été sans coup férir, mais dans ces conditions, avec ou sans l'aide de Saint-Castine, la bannière du roi de France aurait remplacé sur le donjon du fort, celle à l'écu d'argent du gentilhomme indépendant.
Situation qui, une fois entérinée, aurait été plus épineuse à régler que celle présente.
Wapassou avait brûlé, mais les vengeurs du Père d'Orgeval s'en étaient tenus là. Ils étaient remontés vers le Nord.
« Je les ai arrêtés ! »
Elle se rendait cette justice pour garder courage.
À vrai dire, cette fois-ci, et malgré les apparences, ils ne s'étaient pas laissés prendre de vitesse, elle et Joffrey.
À mesure qu'on avance en âge et en expérience, ce n'est pas de demeurer sans cesse en alerte qui est exigé, ce qui serait insupportable, mais d'acquérir ce sixième sens qui permet de se porter à temps au secours des points faibles de la forteresse. Parfois en ignorant qu'elle se trouve déjà menacée.
L'un et l'autre, à vivre unis, s'étaient formés à ce jeu de défense inconsciente, et cela sans y tâcher, presque sans le savoir.
Leur instinct s'était fait unique. Lorsqu'elle y songeait, elle voyait clairement que la décision, pour lui d'accompagner Frontenac, pour elle de retourner à Wapassou, et malgré les débats et les arrachements que cela leur coûtait, s'était imposée naturellement, parce que c'était cela qu'il fallait faire.
Ils avaient reçu la grâce de se porter à temps vers les points faillibles que visait l'ennemi.
Ce qui ne voulait pas dire que l'on sauverait tout, et que l'on « n'y laisserait pas de plumes », selon l'expression populaire.
Mais ç'avait été la meilleure stratégie. C'est-à-dire celle qui permettait d'éviter le pire.
– Le pire a été évité, se répéta-t-elle en jetant aux lointains glacés que chaque jour, chaque heure touchaient d'une lueur ou d'une nuance différente, un regard de défi. C'est une loi, une loi logique de la Nature. Elle jouera pour nous... Nous nous sommes portés à temps aux créneaux où se présentait l'ennemi, et à temps nous avons pris les armes... En vain déchaîneras-tu ta cruauté aveugle ?...
Debout sur la crête, elle parlait toute seule, se tournant de côté et d'autres. Au fil des jours, elle cessa d'élever la voix et de remuer les lèvres car c'était encore une dépense d'énergie, mais elle continua de s'entretenir avec véhémence avec son seul interlocuteur, le paysage, dans un mélange de sensations intérieures qui oscillaient de l'effroi à la joie la plus exaltée, de l'admiration, la confiance à la crainte, la rancœur, d'une certitude de domination sur les éléments à l'accablement, la démission devant leur puissance aveugle.
Tour à tour, elle voyait à travers eux l'immobilité de la Nature, son inertie pétrifiée, la cruauté du destin des hommes, et la promesse de la grandeur de ce destin.
Elle était l'Humanité tremblante aux portes de l'Éden. Celles-ci, lourdes et gardées par l'ange au glaive flamboyant, s'étaient refermées dans son dos. Devant elle, froid, faim, douleur, sueur du pain quotidien... Mais aussi... la Beauté, le secret des trésors enfouis, le secret des consolations, pour cette aventure de la Vie qui s'annonçait et qu'il faudrait rechercher.
Aussi allait-elle à ses sorties qu'elle opérait presque chaque jour, comme à un rendez-vous d'amour, comme au bal, comme à la noce, comme à la fête.
Il se mêlait à ce plaisir un sentiment d'attente, la certitude que cette fois, ce jour-là, quelque chose allait bouger au loin, l'approche de la caravane, l'approche des secours.
Elle savait aussi que, même si l'horizon restait muet, un viatique lui serait donné, une fleur d'espérance.
À travers le spectacle grandiose passait le courant d'une confidence qui fortifiait tout son être, lui rendant perceptibles les vérités salvatrices.
« À travers moi tu contemples le sourire de Dieu !... »
Debout sur la plate-forme, ou au bord de la tranchée, faisant quelques pas comme pour mieux se placer au centre d'une solitude où sa présence unique d'être humain, frêle, mais avec ce minuscule et rouge cœur vivant qui battait en elle, ce sang rouge et chaud qui circulait dans ses veines, sa présence prenait une signification décisive.
Ce jour-là, cette aube-là, la débauche des couleurs, des lignes, des multiples formes, c'était comme un opéra.