Chapitre 47

Ce matin-là à l'est, le rideau de la nuit s'ouvrit sur deux nuages couleur de sable, allongés comme des dunes, de sépia foncé ourlé d'or. Ils stagnaient immobiles derrière le Mont Kathadin. Leurs métamorphoses colorées annonçaient la montée de l'astre du jour.

Vaisseaux de l'espace, chargés de menaces ou, au contraire, des consolations de la splendeur.

Comme eux, Angélique, debout sur sa petite éminence de neige glacée, attendait le soleil.

Elle se levait très tôt, et son premier geste était d'empoigner le chaudron, posé sur les braises, et d'aller jeter de l'eau chaude sur les gonds de cuir de la porte pour la dégager. Si un beau jour, panneaux de bois, ferrures, gonds, s'enrobaient de glace, elle n'aurait plus assez de forces pour ébranler cette lourde porte et se frayer une ouverture vers le dehors.

S'il avait neigé dans la nuit, elle se réchauffait et se remettait en mouvement à pelleter la neige et à dégager les abords du seuil et les degrés taillés dans la glace qui permettaient de sortir de la tranchée. Celle-ci se faisait de plus en plus profonde chaque hiver. Cela avait été leur problème lorsqu'ils hivernaient dans le fortin de Wapassou. Au départ, il n'était qu'un abri pour quatre mineurs, édifié contre le talus dans lequel se prolongeaient les galeries de mines, un vrai terrier. Déjà à demi enfoui sous la terre, la neige ne pouvait que l'enterrer encore, et les agrandissements et aménagements n'avaient pas concerné l'entrée principale. Elle devait donc chaque matin rejeter la neige tombée, sous peine de voir bientôt cette ouverture condamnée.

Une fois dehors, dans la nuit à peine pâlie, Angélique prenait le vent, tâtait le froid, et si ni l'un ni l'autre ne se montrait trop agressif, elle se hissait hors du trou et gagnait, à quelques pas de là, un léger surplomb qui lui permettrait de faire, du regard, le tour de l'horizon lorsque le jour se lèverait.

Quand elle ne se sentait pas de goût pour les travaux de déblaiement, elle montait de l'intérieur, par une trappe, sur la plate-forme. De là aussi, on pouvait embrasser du regard l'horizon, mais d'une façon moins détaillée que de la butte, car le talus auquel était adossée l'habitation, cachait une partie du lac de Wapassou, appelé le lac d'Argent. Celui-ci, aujourd'hui recouvert d'une épaisse couche de neige, formait à ses pieds une grande étendue blanche.

Par les grands froids, au plus dur de la saison, les heures qui précèdent l'aube sont peut-être les moins éprouvantes. Si neige et rafales ne soufflent pas, il semble que le gel desserre son étreinte, marque une pause clémente.

Angélique aimait cette heure qui paraissait promettre une rémission.

Elle n'était pas effrayée de se trouver là, seule, dans les ténèbres infinies du ciel et de la terre mêlés et que ne perçait aucune lumière. Elle avait un peu perdu la notion des dates et lorsque la lueur du jour commençait à se répandre dévoilant ce désert blanc muet, sourd et figé, elle ne voulait pas reconnaître qu'on avait atteint ce moment de l'année qui, les autres hivers, faisait dire aux gens de Wapassou – ou penser à part soi, pour ceux que cela impressionnait – : « L'hiver s'est refermé. »

De toute façon, elle ne venait pas là pour méditer sur sa solitude. Il y avait une vie, un mouvement auquel elle était sensible dans cet instant grandiose, chaque jour assuré et chaque jour différent, du lever du soleil.

C'était la vie. Cela bougeait. Cela parlait. Un théâtre s'ordonnait pour elle à tous les points de l'horizon. L'image n'était jamais semblable.

C'était parfois le seul moment de la journée où elle pouvait apercevoir le soleil. À travers une brume translucide, il s'élevait, énorme bouclier rose, puis disparaissait happé par un lourd rideau de nuages.

Mais d'autres fois, le spectacle se déployait avec magnificence, instant par instant, jusqu'à ce que toutes voiles arrachées, tous les instruments de l'orchestre ayant donné leurs voix, le soleil consentît à poursuivre sa course dans un monde purifié et, pour ce jour-là, redevenu blanc et bleu.

Maintenant, les deux nuages, derrière le mont le plus élevé, étaient comme deux baleines sombres escortées de baleineaux, petits nuages qui avaient surgi on ne sait comment de l'éther azuré. Leurs échines étaient sombres, d'un gris lourd d'orage et le ventre d'un blanc éclatant. Leurs formes s'allongèrent, naviguant, devenant en s'étirant et se divisant, îles, rivages, continents aux plages de miel sur les bords d'une eau bleue à peine teintée de vert. De ce jade pure allait surgir l'astre d'or.

À l'ouest, la lumière montante, déjà accrochait des pointes de rubis, multipliait les poignées de joyaux jetés à la volée, améthystes, perles, diamants, à travers la masse sombre et tourmentée des montagnes endormies.

Dans les vallées indistinctes, les brouillards se détachaient d'un gris épais, se répandant avec une paresseuse mélancolie au-dessus des fleuves et des rivières et comblant leurs méandres.

La nappe s'étendait d'un lieu à l'autre, mais sans hâte. Ce serait une journée où le soleil aurait plus longtemps droit de cité sur le monde, que les nuées hivernales lui dérobaient trop souvent. À midi, quand le soleil serait au zénith, si les nuages n'avaient pas tout envahi, elle pourrait sortir les enfants. Et comme chaque matin, au moment de quitter la plate-forme ou le belvédère, elle hésitait, ne se décidait pas à rentrer, retenue par le charme, elle éprouvait une frustration déprimante...

Pour se décider à rentrer, il fallait que l'effet du froid commençât à la pénétrer, qu'elle ne sentît plus ni ses pieds, ni ses mains engourdies, et une fois elle craignit de s'être fait geler le nez, comme c'était arrivé à Euphrosine Delpech, la commère de Québec, qui, pour guetter les faux pas de Mme de Castel-Morgeat, avait encouru ce dommage. Rentrée au chaud, elle guetta, dans le miroir, avec inquiétude, son appendice nasal et se promit d'être plus raisonnable à l'avenir. Si un jour ou l'autre il lui fallait reparaître à Versailles, il ne s'agissait pas de le faire, marquée d'ineffaçables stigmates de ses voyages au Nouveau Monde. Les cicatrices ne sont glorieuses que pour les hommes.

Et pourtant, ce matin-là, quelque chose la retenait encore. À plusieurs reprises elle revint de la porte à son point d'observation, avec l'impression confuse qu'un détail lui avait échappé. Subitement, avec un battement de cœur, une interrogation se fit jour.

Parmi ces brumes errantes et lointaines, ces brouillards exhalés des marécages durcis et des gouffres refermés sur leurs chutes d'eaux gelées, son regard s'était arrêté à une tache lointaine, tour à tour blanchâtre ou transparente, aux formes changeantes, parfois s'arrondissant comme poussée sous un souffle de vent, ou au contraire s'étirant en hauteur dans l'air pur soudain calme, en filet blanc. Moins que rien : une tache arrondie puis un filet blanc s'allongeant, mais qui ne changeait pas de place.

Une fois qu'elle l'eut de nouveau repérée, elle ne la quitta plus des yeux. Elle suspendait jusqu'à sa respiration pour mieux l'observer. C'était infiniment loin et cela n'avait pas plus de consistance qu'un songe.

Mais cela ne pouvait se confondre ni avec des brumes au-dessus des rivières, ni avec le brouillard.

C'était DE LA FUMÉE.

Elle revint dans la maison, bouleversée de joie, mais ne voulant pas croire à ce frêle indice.

Était-ce de la fumée ?

Plusieurs fois dans la journée, elle retourna dehors guetter le signe aperçu, et il était toujours là.

– Tu sors tout le temps ! se plaignirent les enfants.

À la fin, elle ne douta plus : c'était de la fumée. Et derrière la fumée, il y avait des hommes. Quels qu'ils fussent, ils représentaient le salut.

À la nuit tombante, elle opéra encore une sortie. Tournée dans la direction vers laquelle lui étaient apparues les traces de fumée, elle ne put distinguer aucun point rouge qui dans l'ombre du soir aurait révélé l'emplacement d'un foyer.

« Et pour cause ! se rassura-t-elle. « Ils » ont quitté l'emplacement et ont éteint le feu car « Ils » continuent leur marche vers nous. »

Elle resta en observation si longtemps que, lorsqu'elle se décida, devant l'obscurité montante, à réintégrer l'intérieur du fortin, elle eut de la difficulté à se mouvoir tant elle était gelée jusqu'aux moelles.

Malgré sa déception de n'avoir pu discerner aucun point rouge, elle continuait de voir, dans ces différents indices, de nouvelles raisons d'espérer.

« Ils » venaient, « ils » montaient vers elle. Ces feux étaient ceux d'une halte avant la dernière étape qui pouvait les faire arriver à Wapassou, la nuit même.

Encore quelques heures et les gens de la mine du Sault-Barré, ceux de la mine du Croissant, peut-être ceux de Gouldsboro alertés, débouleraient dans la tranchée de neige et heurteraient la porte du terrier, comme cette première fois où, sous des trombes d'eau, ils s'y étaient réfugiés après Katarunk, et ce seraient des congratulations sans fin : O'Connel, Lymon White, Colin Paturel...

Elle alluma le feu dans la grande salle. Elle ne pouvait guère faire davantage pour leur préparer l'accueil, à part l'eau-de-vie et le vin.

Pour faire office de phare, elle remonta planter, dans la neige, une grande torche.

Elle prépara des paillasses et des couvertures et attendit encore.

Elle demeura en éveil toute la nuit, entretenant les feux, guettant chaque craquement au-dehors, croyant entendre à tous moments des bruits de pas ou de voix dans le souffle du vent, et se précipitant à leur rencontre sur le seuil dans la nuit glaciale.

Mais au matin personne n'était venu et c'était toujours le grand silence.

Cependant, lorsqu'elle monta sur la plate-forme, la fumée au loin était toujours là au même endroit, semblant se jouer de son attente, se déployant de façons diverses en petits toupets ou plumets très visibles, puis se fondant jusqu'à s'effacer complètement, pour reparaître encore. Elle était toujours là comme un souffle humain parlant de vie, une respiration humaine à la surface de la Terre.

Dès lors, elle décida d'y aller voir. Au moins elle essaierait de s'avancer assez loin à la rencontre du phénomène pour se faire une opinion. S'il y avait des humains là-bas, ils représentaient le secours, une chance qu'elle ne pouvait négliger. La pensée de laisser les trois enfants seuls, ne serait-ce que quelques heures, la préoccupa. Ils étaient si petits. Elle fit ses recommandations à Charles-Henri : entre autres, ne pas s'approcher du feu, qu'elle avait préparé avec des mottes de tourbe qui dureraient longtemps et ne risquaient pas de donner de hautes flammes.

– Et si le feu s'éteint ?

– Vous vous mettrez dans le lit sous les couvertures, pour vous réchauffer. Je ne serai pas longue. Je reviendrai avant la nuit.

Elle enfila les hauts-de-chausses de Lymon White, son capot de gros lainage, rabattit le capuchon sur sa tête et se coiffa, au surplus, d'une de ces toques de fourrure que tous les habitants mâles de Wapassou affectionnaient.

Elle se choisit des raquettes parmi les plus légères, prit une arme à silex, accrocha corne à poudre et sachets de balles à sa ceinture.

Les enfants la suivirent jusqu'à la porte en promettant d'être sages.

« Et s'il m'arrivait quelque chose ? Un accident ! se dit-elle tourmentée. Qu'adviendrait-il d'eux ?... »

Elle se rappela son angoisse du temps de ses chevauchées du Poitou, ce jour où, après avoir laissé Honorine, bébé de dix-huit mois, attachée au pied d'un arbre afin de courir au secours de ses gens attaqués, elle avait reçu un coup dans la bataille, avait perdu conscience et s'était retrouvée en prison, sans savoir ce qu'il était advenu de l'enfant restée seule dans la forêt.

Dans l'ignorance de ce qu'elle allait trouver au bout de son expédition, elle retourna dans la chambre et écrivit sur une feuille de papier : « Il y a trois petits enfants seuls dans le fortin de Wapassou. Secourez-les pour l'amour de Dieu », et glissa le feuillet dans la poche de sa casaque. Si elle était blessée, si... Il fallait tout prévoir, et agir « comme si... ».

Mais en fait, elle était persuadée qu'elle ne se lançait dans cette démarche que pour lever un doute insupportable : Fumée ou non fumée ?... Ce qu'elle craignait le plus, c'est d'avoir été la proie d'un mirage.

Elle retrouva les enfants qui avaient commencé à s'ébattre dans la grande salle où ils avaient plus d'espace que dans la chambre.

– Vous pouvez jouer un peu ici, mais ne sortez pas.

– Même pour aller jusqu'au lac faire des glissades ? demanda Charles-Henri déçu.

– Grands dieux ! Non ! Ne sortez pas, vous dis-je.

– Même pour faire des boules de neige ?

– Même pour faire des boules de neige, répéta-t-elle. Je t'en prie, mon petit bonhomme, sois un grand frère comme Thomas. Tu te souviens de ce qu'il te disait : « Respecte les consignes. » Ma consigne est : Ne sors pas.

Quant aux jumeaux, ils n'en avaient qu'une : obéir à Charles-Henri.

Et elle lui répéta une fois de plus tout ce qu'il devait faire et ne pas faire, adressa une dernière supplique à leurs anges gardiens, et se lança sur la plaine.

*****

Elle avançait sans pouvoir calculer la distance qu'elle aurait à parcourir. Elle ne savait pas si le point qu'elle visait et ne quittait pas des yeux était proche ou bien se situait à des heures, sinon des jours, de marche.

Cette fumée là-bas, c'était un souffle si mince, une tache infime qui se diluait, par moment s'effaçait et elle ne la voyait plus, puis la percevait à nouveau sans être certaine de ne pas s'illusionner. On aurait dit un souffle d'agonisant dont l'interruption aurait signifié pour elle, en effet, presque la mort.

En tout cas, la perte d'un espoir fou.

Heureusement, de pas en pas, la fumée devint plus certaine à ses yeux pleurant de froid, fatigués de percer la blessante lumière pour ne pas perdre de vue cette trace bleutée, laquelle enfin commença à se déployer plus nette et plus proche sur un rideau d'arbres noirs.

En lisière de forêt, des hommes avaient allumé un feu. Elle ne les voyait pas, mais désormais, leur présence ne faisait plus de doute.

D'autres pensées alors l'assaillirent. Des hommes ! Amis ? Ennemis ?

Des hommes qui, en la voyant s'approcher, forme indistincte et maladroite, bougeant sur l'immensité blanche, croyant peut-être avoir affaire à un animal, pourraient la tirer, à bout portant, comme un vulgaire gibier.

Sur ces entrefaites, et de façon inattendue, un pan de brume jaunâtre assez épaisse traîna vers elle sur sa gauche et l'enveloppa.

« J'aime mieux ça ! » pensa-t-elle.

L'odeur de la fumée la guiderait car maintenant on la percevait à pleines narines. C'était enivrant. Et malgré le danger possible, Angélique frémissait d'impatience.

Tout à coup, sous ses raquettes, le sol céda.

Avançant dans un paysage dont le brouillard estompait le relief, elle vit trop tard le bord d'une faille profonde. Elle n'eut que le temps de se rattraper à un petit arbre en surplomb.

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