Chapitre 19
Grâce aux lettres de Florimond, les années de séparation entre eux et leurs deux fils aînés n'avaient pas été marquées par ce lourd et opaque silence qui, en général, s'établit entre ceux qui franchissent l'Océan et ceux qu'ils laissent derrière eux.
Florimond, lui, avait vécu en France plus longtemps que son frère. Ils avaient des souvenirs précis que son esprit sociable le poussait à faire revivre.
Il écrivit qu'il était allé revoir, rue des Francs-Bourgeois, leur premier logis où, âgé de deux à trois ans, ils vivaient avec la servante Barbe, tandis que leur mère tenait la « Taverne du Masque Rouge ». Puis, suivant la piste en digne coureur de bois, il avait retrouvé David Chaillou et Javotte devenus commerçants prospères et qui continuaient de faire boire du chocolat au Tout-Paris, malgré la concurrence nouvelle du thé.
Pour le présent, elle savait ses fils en parfaite santé. Requis par le service du roi qui exigeait une présence quotidienne à Versailles, les deux frères et leur compagnie, avaient dû se chercher un toit dans les environs du palais.
Non sans peine, ils s'étaient trouvé, sise près du hameau du Chesnay, une de ces petites maisons qu'on ne cessait de construire pour toute la population qui gravitait autour du souverain.
Ils y avaient vécu assez joyeusement, mais assez serrés, semblait-il, jusqu'au jour où messire Cantor « décabana », ayant trouvé, offert par deux belles mains, logis plus vaste, couvert mis... et le reste.
Sur ce sujet, « les amours de Cantor », Florimond n'en disait pas plus long.
Au moins dans la dernière missive, il donnait réponse à une phrase énigmatique d'un précédent courrier : « J'ai retrouvé la robe d'or ». Un hasard l'avait fait retrouver l'une des sœurs d'Angélique.
Leur tante, Mme Hortense Fallot, était, disait-il, la seule femme de Paris, et sans doute du royaume, à laquelle la nouvelle mode de la coiffure « à la Fontange » seyait.
Ce Florimond avait une façon de tourner les compliments qui devait lui permettre de gagner les bonnes grâces de tous. Il s'était présenté avec son frère Cantor au domicile de leur tante qui habitait un petit hôtel, dans le quartier du Marais, réputé pour ses gens de qualité. Angélique se disait que sa sœur n'avait pas dû embellir avec l'âge. Mais Hortense avait plu à ses neveux, auxquels elle raconta avec beaucoup d'esprit des souvenirs de leur enfance, puis de la sienne, partagée avec Angélique au château de Monteloup.
– J'étais fort jalouse d'elle, avait-elle avoué. Je voulais qu'elle « disparaisse ». Hélas ! Elle a disparu, et puis disparu encore. Et je l'ai fort regrettée, malgré tous les ennuis qu'elle nous a causés.
C'est alors qu'elle leur avait parlé de la robe d'or.
– Elle m'a laissé chez moi avec ses bagages, une robe d'or qu'elle portait à son mariage ou à une présentation au roi. Nous n'avons jamais osé nous en débarrasser ni la vendre, même quand nous avons été dans une si complète pauvreté par la faute de la disgrâce que nous avait attiré le procès de son époux.
Tante Hortense les avait emmenés au grenier, leur avait montré la robe d'or, rangée dans un coffre.
– J'attends que votre mère revienne pour lui rendre cette robe, mais, hélas, elle est tout à fait démodée.
Ainsi le passé et le présent faisaient irruption par les lettres de Florimond, dans ce fort de bois du bout du monde, apportant un parfum de demeures cossues, aux planchers et aux meubles nourris de cire d'abeilles au benjoin qui était une odeur des maisons imprégnant jusqu'aux murs derrière les tentures, qu'on ne pouvait obtenir que par des années, sinon des siècles, de lubrifiantes onctions.
Les planchers de Wapassou n'en étaient pas encore là, mais dans les appartements, on avait maintenant des tapis ainsi que des tentures qui donnaient un aspect élégant, sans compter qu'ils contribuaient à garder la tiédeur dans le logis en protégeant des vents coulis.
Pour l'an prochain, Angélique méditait de porter à Job Simon, sur la côte Est, le tableau de ses trois fils, peint par son frère Gontran, afin que le sculpteur sur bois puisse s'occuper de tailler et dorer un cadre digne de la beauté de l'œuvre.
Des tableaux aux murs, des miroirs, quelques objets de prix, comme il en arrivait chaque année à Gouldsboro, venant d'Europe ou de Nouvelle-Angleterre, et chacun recréait un décor qui lui permettait non d'oublier l'âpre vent et les tourbillons de neige sifflant au-dehors, mais de s'en protéger, de s'en isoler. Chaque exilé emportait avec lui un doux lien qui le rattachait à sa vie d'avant, et ce n'était parfois qu'un objet, un bijou, un livre. Il le plantait dans sa nouvelle existence et celle de sa famille comme il aurait planté un rameau à refleurir pour la continuité avec la lignée ancestrale, et surtout, c'est ce qu'Angélique remarquait chez beaucoup, garder un peu le décor de la vie qui, bien souvent, avait été misérable ou tourmentée par la persécution, mais qui était le décor de la vie de leur enfance et du pays où ils étaient nés.
Elle-même qui croyait, dans l'excès des épreuves qu'elle avait endurées au royaume de France, avoir tout rejeté, voici qu'à feuilleter les lettres de Florimond, elle s'attendrissait, imaginait la vie de ce quartier du Marais qu'elle avait bien connu. Voici une nouvelle qui l'avait beaucoup réjouie, les personnages du passé que l'on a reconnus, avec lesquels on a partagé des débuts difficiles, pour lesquels on a espéré un bel avenir, ayant tendance à s'écrouler comme des jeux de quilles, lorsqu'au bout de nombreuses années, on s'informe de leur destin. Tant de bouleversements, de luttes.
Le jeune épistolier regrettait en bien des circonstances de ne pouvoir venir près de son père et de sa mère demander le conseil ou l'aide que d'eux seuls il pouvait attendre.
De ces deux êtres qui, ensemble ou chacun de leur côté, avaient affronté trahisons, dangers, et toutes les variétés de la vilenie humaine il avait appris – ou avait reçu comme transmis de leur sang au sien – la méfiance, l'habileté, le regard lucide sur les travers et les lâchetés des hommes, le sens du refus de s'en faire complice, et toutes sortes de dons et de capacités qui sont en général l'apanage de ceux qui ont beaucoup vécu ou de ceux qui ont payé très cher leur naïveté et leur confiance première. Ce sens presque spontané en lui faisait de ce très jeune homme qui avait l'air fol et étourdi, qui riait de tout, saluait à ravir, flattait le roi avec plus d'audace et de tact que bien des courtisans chevronnés, un personnage averti et fort apte à se défendre, mais aussi à découvrir d'un regard trop prompt et qui un jour pourrait lui être fatal, toutes les turpitudes, crimes et complots sordides qui, au nom de l'intérêt, de l'ambition, de l'avidité des passions les plus basses et les plus irrépressibles des sens ou du cœur, transformaient la cour du monarque le plus réputé de l'univers en un cloaque innommable. Florimond, ayant accepté une charge auprès du souverain, l'assumait avec conscience. Il avait le sens des responsabilités qui étaient les siennes à un poste donné. Il les élargissait volontiers.
Chargé de servir le roi, elle comprit qu'il se sentait chargé de veiller aussi sur lui. Louis le quatorzième, par l'art avec lequel il pratiquait son métier de roi, inspirait de profonds dévouements. Florimond écrivait :
Ô, chère mère, en bien des points votre jugement me serait précieux, vous qui avez connu de la Cour les arcanes les plus compliqués...
Il avait dû hésiter devant le dernier mot, avait choisi celui qui ne pouvait en rien prêter à soupçon de malveillance au cas où ce pli tomberait entre les mains d'espions à la solde des différents partis.
En lui répondant, elle aussi devait retenir sa plume et prendre garde.
Je sais les dangers qui peuvent se rencontrer au sein de cette foule courtisane...
Mais tout en écrivant, elle se sentait calme. Elle n'avait pas tremblé pour eux lorsqu'ils étaient partis, nantis de leur jeunesse et de leur témérité, assumer de brillantes charges à la Cour. Ils étaient de force à passer au milieu des intrigues comme lorsqu'ils franchissaient les vagues dangereuses en la grotte des Arcs-en-ciel, assurés de leurs talents et criant : « Regardez ! Regardez ! Mère, comme c'est facile... »
Elle sentait leurs forces, qu'ils devaient forger et aiguiser de leurs propres mains. Florimond avait toujours aimé s'expliquer avec toutes les nuances des sentiments qui le traversaient, mais il était fort indépendant, et déjà, d'avoir pu raconter ses soucis et s'épancher auprès d'elle, elle savait qu'il se sentait mieux, et autant parier qu'il avait trouvé une solution.
Elle se sentait proche d'eux, malgré la distance.
« Un jour, peut-être... je reviendrai... »
Mais malgré le charme des rues de Paris, et les grandeurs de Versailles, elle s'imaginait mal sur l'autre rive.
Elle était si heureuse en ces jours de paix. Tant de choses s'étaient accomplies. Il y avait ces deux petits enfants. Joffrey pouvait prendre le temps de les regarder grandir.
Il y avait ces travaux auxquels ils pouvaient s'adonner, se consacrer en toute liberté.
Si souvent le fil avait été rompu entre eux tous, la famille brisée.
Mais c'était en un temps où il y avait tant de choses qui lui étaient cachées.
Aujourd'hui, dans la sécurité de l'amour des années qu'elle passait près de Joffrey, ces jours si divers mais tous éclairés de sa présence, ces jours de Wapassou qui, plus que d'autres, tissaient la solide étoffe de leur bonheur, avaient transformé son regard intérieur.
Aujourd'hui, le fil ne pouvait plus être rompu.
C'était une douce sensation.
Elle fermait les yeux et les rejoignait par la pensée, pas vraiment inquiète, évoquait ses trois enfants absents car elle avait foi en leur immunité.
Oh certes ! Elle aurait donné cher pour savoir ce qui se cachait derrière ce que Florimond appelait : les amours de Cantor, ou bien, esprit invisible, des bosquets de Versailles, admirer la belle prestance du jeune maître des Plaisirs du Roi, ouvrant le bal d'une fête de nuit ou encore sur les rives du Saint-Laurent gelé, à l'abri du toit enneigé de la Congrégation de Notre-Dame, apercevoir la petite Honorine écrivant avec soin : J.M.J. ; Jésus-Marie-Joseph, au sommet de sa page d'écriture. .
Son regard s'échappait par la fenêtre tandis que son cœur faisait le tour des éloignés.
Elle les devinait, vivant leurs vies avec audace et plaisir, et c'était ce qui pouvait leur arriver de meilleur.