Chapitre 24
De la plage, noire de monde, ils regardaient évoluer les navires. La rade de Tidmagouche, habituée à de plus modestes flottes, n'avait jamais reçu un aussi grand nombre de brillants visiteurs.
Ville-d'Avray, du bout de sa canne, désigna à Angélique un bâtiment plus petit que ceux des arrivants, mais travaillé de sculptures et doré comme une châsse, qui avait levé l'ancre et évoluait fort gracieusement afin de laisser aux gros bâtiments de Sa Majesté la possibilité de trouver leurs places dans la rade.
– C'est mon navire... Ne vous souvenez-vous pas ? Celui que M. de Peyrac m'a offert pour compenser la perte de ma pauvre « Asmodée », coulée par les bandits.
À l'avant, Angélique avait cru distinguer en figure de proue une très belle sirène aux longs cheveux et à la poitrine inspirante.
Mais le bateau évoluant, bientôt présentait les décorations du château-arrière. Entourées d'une profusion de guirlandes et de fruits dorés, les vives couleurs du tableau de tutelle étaient surmontées par une banderole portant le nom de ce bel oiseau des mers.
– « Aphrodite » !...
– Heureusement que vous aviez promis à M. de Saint-Chamond de ne pas donner un nom païen, dans le genre d'« Asmodée » à votre prise de guerre, dit Angélique en riant.
Puis elle rit de plus belle en découvrant la scène peinte sur la dunette qui représentait « Aphrodite naissant de l'écume de la mer », et comme il se devait, une fort belle femme nue, dont les traits pouvaient éveiller chez les initiés une impression familière.
– Vous êtes quand même arrivé à réaliser le plus extravagant de vos caprices.
– J'ai eu beaucoup de mal, mais j'ai trouvé l'artiste. N'est-ce pas ressemblant, dit-il réjoui. Tout le monde vous reconnaît. Le tableau de M. Paturel sur son « Cœur-de-Marie » à côté de celui-là, ne vaut rien du tout.
– Ne mélangez-vous pas un peu trop les genres et les symboles ? Souvenez-vous que ce navire, avant de vous appartenir, fut entre les mains des complices de Mme de Maudribourg, et faisant partie de la flotte qu'elle avait frétée pour venir nous déloger et nous occire.
– Précisément !... Quelle meilleure protection pour exorciser ce bâtiment que de le mettre sous l'égide de la déesse de la Beauté et la vôtre qui se confondent en une seule et même personne. Je vous retrouve toujours radieuse et douée d'un charme que vous possédez, dirait-on, malgré vous, ce qui vous rend inattaquable, et chaque fois, alors que l'on pourrait s'attendre à vous voir les perdre ou bien en avoir laissé un peu évaporer ou s'éventer l'essence exquise, au contraire, on vous retrouve autre mais plus encore séductrice. Comment faites-vous ? Je pense au roi. Je le lui dirai. Car il vous attend, mais je sens qu'il redoute aussi ce moment où après tant d'années d'absence de votre part, de rêveries pour lui, vous allez reparaître. Je vais pouvoir, ô avec tact, le rassurer.
– Ne vous mêlez pas de cela.
– Ô Angélique, comme vous me parlez durement !
*****
Après les manœuvres d'usage, les chaloupes accostaient et le gouverneur Frontenac, en simple équipage, parmi les nouveaux uniformes de la Marine Royale, marchait à grands pas vers le comte de Peyrac et sa femme.
– Je suis bienheureux de vous croiser tous deux avant de poursuivre mon voyage. C'est une folie, peut-être. Mais je crois que vous m'approuverez. J'ai pris la décision de me rendre en France afin de parler au roi. Je ne pense pas qu'il blâme mon initiative. Il ne s'agit que d'un aller et retour. Mais il est indispensable que nous nous expliquions de vive voix. Car il y a des personnes en place qui me desservent.
Angélique regarda du côté de Ville-d'Avray. D'après ce qu'il lui avait dit, elle avait cru comprendre que M. de Frontenac était rappelé par le roi dans une semi-disgrâce. Le marquis était-il toujours aussi menteur et sa propension à créer la zizanie sans avoir l'air d'y toucher avait-elle augmenté, à s'exercer auprès des grands ?
Il répondit à son interrogation muette en levant les yeux au ciel d'un air de pitié.
Puis, s'adressant à Frontenac comme on aurait parlé à un grand malade, lui dit :
– Nous ferons route ensemble. Cela va être charmant.
– Tiens, vous êtes là, vous ?... bougonna Frontenac en le découvrant. Vous choisissez mal votre moment pour revenir. Québec est intenable !
– Je n'ai aucune intention d'aller à Québec...
Frontenac était très gai, quoique regrettant, du fait de ce voyage impromptu, d'être privé cette année de son expédition sur le lac Ontario, au Fort-Frontenac, afin d'y recevoir somptueusement les Iroquois et d'y vérifier avec eux, que la hache de guerre était bien enterrée.
Ayant bien pesé le pour et le contre, disait-il, il s'en tenait à cette décision d'occuper l'été et la possibilité de navigation, pour aller purger les mauvaises querelles chez qui de droit.
C'était son épouse, bien en cour à Versailles, qui lui avait mis « la puce à l'oreille ».
Parlant d'elle, il crut devoir s'adresser plus directement à Angélique.
– Malgré notre brouille familiale profonde, vous savez que la présence constante à la Cour de ma femme Anne de la Grange est fort heureuse, car elle ne lésine jamais pour la défense des intérêts du Canada, surtout en travaillant à détruire les cabales qui se trament auprès du roi contre moi.
« Mais, cette fois, elle m'a laissé entendre qu'elle ne peut découvrir d'où vient le mal, mais que la poussée est forte et habile. Mlle de Montpensier, son amie de toujours, et dont vous savez qu'elle est une intrigante fort active, déclare forfait. Je dois venir. Notez que je ne sais pas si ces dames n'accordent pas trop de pouvoir à mon influence. J'ai trop abusé des relations presque de famille qui liaient mon blason à celui des Bourbons. Mon père fut le compagnon de jeu de Sa Majesté Louis XIII, qui me tint sur les fonts baptismaux. J'en ai gardé l'habitude de considérer que le roi est mon cousin, et n'ai pas avec lui assez de ménagements. Mais je ne peux décevoir la comtesse qui sait que j'ai le plus grand respect pour ses avis. Je n'ai rien à perdre. À Québec, tout va de mal en pis et ce n'est pas sur place, en effet, que pourra se dénouer l'imbroglio.
Il leur montra une lettre de l'évêque, dont il avait eu copie par un de ses espions, et qui récriminait contre lui, l'accusant d'avoir fait bâtir le fort de Cataracoui pour s'y enrichir en secret avec la fourrure.
– Même l'évêque me lâche, bien que je l'aie soutenu contre les Jésuites. Carlon aussi me « tire dans les jambes »...
– L'intendant ? Nous le croyions en disgrâce.
– Il l'est, mais n'en continue pas moins à me contrecarrer pour soutenir un sien parent qui fait la loi à Montréal et que j'ai voulu faire arrêter. Il croit qu'en me désavouant, il penchera du bon côté. Il s'illusionne... son remplaçant est déjà en chemin... Mais Carlon l'attend de pied ferme car on lui a dit qu'il ne s'agissait que d'une nomination de complaisance, pour lui garder son poste, pendant qu'il se rendra en France afin de rendre des comptes.
« Moi, au moins, je pars, sans avoir remis mes pouvoirs à quiconque. Mon secrétaire expédiera les affaires courantes. Cela va bien embarrasser le nouvel intendant. Il a des ordres, paraît-il.
– Des ordres de qui ?
– C'est ce qu'il faut éclaircir. M. de La Vandrie qui m'a apporté les dépêches du roi par les premiers navires n'est même pas au courant !... À moins qu'il dissimule.
– Le roi ne peut ainsi relever les « puissances » de la colonie sans préalables.
– Alors, il doit être averti... Et c'est pourquoi je me rends en France. Mais il ne s'agit que d'une visite au roi.
Il soupira, soucieux.
– Encore un coup des Jésuites, grommela-t-il. Le rappel du père de Maubeuge, temporisateur, et qui maintenait ces pilleurs des Grands Lacs au moins dans l'apparence de leur fonction religieuse, a sonné le glas de la modération.
Afin de les entretenir de façon plus confidentielle, il se rapprocha du groupe formé par Joffrey de Peyrac, Angélique et Ville-d'Avray qu'entouraient les officiers de la flotte de Peyrac qu'il connaissait aussi pour les avoir eus dans ses salons du château Saint-Louis : Barssempuy, Urville, Le Couennec, etc.
Laissant les représentants de la Marine royale, et leurs jeunes lieutenants et cadets emplumés secouer leurs mouchoirs pour dissiper l'odeur de saumure et d'huile de foie de morue coulant au soleil qui les incommodait, tandis que les pêcheurs bretons qui travaillaient aux salaisons, curieux de voir de plus près tout ce beau monde, se rapprochaient en cercle dans leurs souquenilles imprégnées d'eau de mer et leurs tabliers de cuir couverts d'écailles de poisson, il continua à mi-voix :
– Vous ne pouvez vous imaginer l'esprit qui règne à Québec. Cela rappelle celui de l'année qui précéda le grand tremblement de terre, ou bien avant votre venue lorsqu'il y avait ce d'Orgeval qui voulait régner sur tout et sur tous et qui y parvenait malgré ses manières humbles et pondérées. Personne n'était plus maître en sa mission, sa cabane, sa chaumière, et pas plus le gouverneur en son palais. J'ai soupiré d'aise d'apprendre sa fin et de le voir donner en martyr à l'Église et en héros à la Nouvelle-France. Cela ne pouvait on ne peut mieux finir. Je vous le dis sans ambages.
« Quoi qu'il en soit, mort ou vif, il me cause bien des soucis. On rappelle ses paroles et l'on veut entraîner tout le monde sur le chemin de la guerre pour pouvoir honorer sa mémoire.
« Au moment où je quittai Québec, le bruit a couru que les canots en flammes de la « chasse-galerie » étaient passés au-dessus de la ville. Moi, je ne les ai pas vus, mais vous savez que, chaque fois, le peuple est fort impressionné. Il y voit l'annonce de calamités ou un message de l'au-delà lancé par ceux qui sont à bord et qui viennent pour rappeler aux vivants leur devoir. Eh bien cette fois, il y était.
– Qui ?
– D'Orgeval. Ils l'ont vu et reconnu, m'assure-t-on. En compagnie des premiers martyrs, jésuites et coureurs de bois. Que puis-je faire contre cela ? Des fous ! Je me suis vu contraint d'envoyer la maréchaussée contre une bande d'enragés qui voulaient se rendre à l'île d'Orléans pour prendre Guillemette de Montsarrat-Behars, une seigneuresse qu'on dit sorcière.
« Il faut que je fasse comprendre au roi les conflits auxquels j'ai à faire face de cet autre côté de la Terre et le tort que les Jésuites causent à ses intérêts de monarque du Nouveau Monde en surexcitant les consciences.
Joffrey de Peyrac posa une main apaisante sur l'épaule de son compatriote gascon.
– Mon cher ami, vous avez derrière vous plusieurs jours de traversée. Le soleil est au zénith. À rester sur cette plage, nous allons bientôt fondre comme les foies de toutes ces morues. Je vous recommande d'aller vous rafraîchir à votre bord.
« Ce soir, je vous convie à souper et nous pourrons reparler de tout cela à loisir et tirer des plans.
Sa voix et son geste parurent rasséréner Frontenac qui retrouva son sourire.
Le comte de Peyrac se rendit auprès de M. de La Vandrie et de son état-major, et les invita à venir boire du café turc à l'ombre de sa modeste habitation coloniale, toute de rondins et d'un soubassement de pierres pour les caves et le magasin à poudre.
Cette courtoisie le dispensait de les recevoir plus tard en compagnie de Frontenac. Ayant bu un délicieux breuvage et fait le tour du propriétaire dans une atmosphère de fournaise, ils se retirèrent sur leurs navires, heureux d'y retrouver un peu de brise marine, tandis que M. Tissot, le maître d'hôtel, commençait à préparer la grande salle du fort pour recevoir dignement, le soir venu, le gouverneur de la Nouvelle-France.
*****
Le gendre de Nicolas Parys était un homme lourd et taciturne d'une trentaine d'années. Il était né sur la censive de Saint-Pierre du Cap-Breton au temps où il ne devait pas y avoir plus de quatre cabanes de colons et une chapelle pour les Mic-Macs de la région. Il n'y en avait guère plus aujourd'hui. L'homme n'en était pas pour autant sans agilité d'esprit et capacités commerciales. L'envahissement des flottes saisonnières et des matelots du Vieux Monde se chargeait de dégourdir les petits colons d'Acadie. Lents de nature, cependant. Mais lorsqu'il put parler et placer son mot, il se défendit avec vigueur.
Le vieux, en effet, avait présenté son placet au roi, mais cela dès son retour des Amériques, il y avait trois à quatre ans. On ne pouvait donc accuser de la lecture de ces pages, que peut-être le souverain n'avait même pas daigné parcourir, les changements subits qui venaient de se manifester dans la politique coloniale de ces messieurs de Paris. Ensuite, le vieux s'était marié. Puis il était mort dans une lointaine province, où on apprenait qu'il était allé s'établir afin de jouir de son épouse, et de la fortune qu'il avait ramenée de la vente de ses domaines d'Acadie, et aussi d'une générosité assez subséquente du roi. Sa veuve s'était remariée avec un haut personnage de la région, un intendant ou quelqu'un d'une fonction de ce goût-là, de sorte qu'elle semblait de désintéresser de l'héritage américain.
Tout ceci lui avait été annoncé d'un coup ainsi qu'à la fille dudit Nicolas Parys, par un courrier arrivé, ce printemps, sur l'un des premiers bateaux bretons.
Il exhiba d'un sac de peluche à cordons une importante liasse qui avait dû lui coûter, ainsi qu'à sa femme, pas mal d'heures et de sueur à déchiffrer, et les faire passer par « toutes les couleurs de l'arc-en-ciel » en cours de lecture, puisque c'était là, rédigées par des notaires et fonctionnaires civils, les premières et uniques nouvelles qu'ils recevaient du vieux depuis son départ, mais sur la conclusion desquelles ils avaient poussé, sa femme et lui, un gros soupir de soulagement, étant donné qu'après avoir surpris pêle-mêle la présentation à Versailles de ses Mémoires, son mariage, sa mort, ils arrivaient à la conclusion seule capable de les rassurer que cette marâtre, veuve intempestive, ne se mêlerait pas de leur venir disputer leur héritage. Il avait quand même bien dû laisser quelque chose, le Vieux. Peut-être « là-bas », où en plus de sa fortune rapportée d'Amérique, il leur avait toujours dit qu'il avait du bien, et les notaires semblaient faire allusion qu'il y avait quelque chose à gratter, en tout cas ici, en Acadie :
– Ici, mon ami, l'interrompit Ville-d'Avray, la chose est nette et ne sera pas longue à coucher sur parchemin, avec tous les sceaux et paraphes nécessaires. N'espérez pas entamer un procès sans fin pour rentrer en possession des territoires que votre beau-père a vendus à M. de Peyrac.
« Je fus témoin de la cession des droits établis en bonne et due forme devant M. Carlon, intendant de la Nouvelle-France. Il vous a laissé Canso, des « graves » à louer aux pêcheurs qui vous rapportent une partie des gisements de charbon de terre. Quant à « là-bas », rien ne semble vous empêcher de vous embarquer et d'aller voir vous-même, en France, de quoi il retourne.
Le gendre de Nicolas Parys repartit avec sa femme sans insister.
Après avoir longuement réfléchi et médité devant une fiasque de bon gin anglais qu'il se procurait par Terre-Neuve, il dit à son épouse que c'était une affaire de patience. Il fallait attendre. Savoir, tout d'abord de quel côté le vent tournerait.
Voilà que l'on commençait de murmurer que M. de Frontenac partait en disgrâce, était « rappelé ». L'intendant Carlon suivrait peut-être ? Alors dans ce cas, que vaudraient les droits du gentilhomme d'aventures sans pavillons, sans foi ni loi, ce soi-disant comte de Peyrac qui touchait la dîme de toutes ces industries de la côte Est. On aurait plus d'une occasion de le faire déménager, soit en exhibant les lois d'héritage, soit en le faisant débouter par la marine royale comme pirate ou allié des Anglais.
Ce serait son tour, à lui, gendre de Nicolas Parys d'être le roi de la côte Est. Quant à aller se frotter à ces bandits des Vieux Pays, en Europe, lui qui ne s'était jamais risqué même jusqu'à Québec, pour cela aussi, il valait mieux attendre. L'an prochain, peut-être. Pour l'instant, il allait seulement écrire à ces notaires, greffiers et avocaillons, en annonçant son arrivée afin qu'ils lui gardent ses écus « au chaud ».
*****
À Tidmagouche, dans le fort à quatre tourelles, bâtisse modeste à la vue, la salle, bien que basse de plafond, mais de vastes proportions, pouvait permettre de dresser un couvert doté de tout le raffinement dont Joffrey de Peyrac aimait honorer ses hôtes. Lorsque l'occasion s'en présentait, on pouvait y prendre part à des festins dignes au moins des réceptions officielles de Québec avec vins choisis, mets variés, dans de la vaisselle d'or et ce soir-là, l'on put admirer en l'honneur du gouverneur, des verres à pied de cristal de Bohême, à reflets rouges, tels que le roi n'en possédait pas lui-même.
M. Tissot, le maître d'hôtel, officiait en grand apparat, avec ses quatre assistants, huit porteurs de rôts, et une nuée de marmitons, tous mieux dressés qu'une troupe de comédiens jouant devant le roi.
M. de Frontenac fut sensible au fait d'être si princièrement reçu alors qu'il s'attendait à manger frugalement un morceau de gibier, sur le pont de son navire à l'ancre.
Il arriva dans la soirée, accompagné de M. d'Avrensson, major de Québec, qui regagnerait la capitale après son départ, du groupe habituel de ses conseillers et dirigeants de sa maison, et de quelques personnalités de la ville appartenant au syndic.
Il était assez sombre, ayant peut-être réfléchi plus avant dans son projet, mais les vins eurent raison de son humeur maussade. Il retrouva sa jovialité. Et, dans le feu d'une fin de banquet où récits de batailles, de hauts faits et d'exploits dont chacun de ces messieurs avait bonne mesure, se continuaient par des récits de cour et d'exploits plus galants, il se laissa entraîner à évoquer, et à citer, le fameux poème qui, dans son triomphe libertin et glorieux – car, à l'époque, de douze années plus âgé que Louis XIV, subtiliser au roi son ardente maîtresse ne pouvait qu'attester de ses grands talents de séduction et de sa toujours vigoureuse virilité – lui avait coûté un exil, déguisé en honneur de l'autre côté de l'Atlantique. Mais, Gascon qu'il était, il ne regrettait rien car il s'était bien amusé du scandale provoqué. Il fredonna :
Je suis ravi que le roi, notre Sire
Aime la Montespan
Moi, Frontenac, je m'en crève de rire
Sachant ce qui lui pend !
Et je dirai, sans être des plus bestes
Tu n'as que mes restes
Ô roi !
Tu n'as que mes restes !
L'excellence des boissons ayant créé un climat d'aimable connivence, l'assistance ne se priva pas de rire.
Le maître brocardé était loin. Chez les plus flagorneurs, le fabuleux respect qu'il inspirait par sa présence, cédait le pas à une maligne satisfaction de l'imaginer, chatouilleux comme un simple mortel, se piquer jusqu'à la vengeance. Pour lors, c'était Frontenac qu'on désirait flatter, avec une arrière-pensée de reconnaissance pour son audace qui les payait des dédains et vexations que le roi ne se privait pas d'infliger autour de lui, et qu'il fallait subir en silence et avec révérence.
Bienfaisante libération pour des rancunes refoulées et à laquelle on s'abandonnait sans remords, sachant qu'elle serait brève et passagère.
Une fois dissipées les fumées de l'alcool, certaines personnes présentes, remises dans le sillage courtisan, ne manqueraient pas de prendre en compte l'anecdote et de réévaluer le crédit du trop insolent gouverneur.
Frontenac n'attendit pas d'être dégrisé pour le comprendre. Fût-ce par un avertissement amical qu'il crut lire dans les yeux de son hôte.
Il reconnut que ce n'était pas le moment d'évoquer ces souvenirs alors qu'il se lançait dans les aléas d'une traversée pour parler amicalement avec le roi.
Angélique avait mal pour lui car il semblait confiant. Il attendait de sa démarche auprès du souverain un grand bien pour la colonie. Cependant, étant fin politique, il devait se douter de quelque chose et couvait depuis longtemps une inquiétude, car, peu à peu, à converser, à écouter les sons de cloches, à tendre l'oreille aux intonations des uns et des autres, il ne put ignorer que son entourage, ses conseillers les meilleurs, et ses amis les plus sûrs et les plus francs tels que le comte de Peyrac, ne partageaient pas son optimisme.
– Il se peut que je commette une erreur mais je ne saurais renoncer à cette visite en France tant j'en ressens la nécessité.
– Avez-vous le choix ? lança Ville-d'Avray. N'est-ce pas le roi qui vous convoque ?
– Vous vous trompez du tout au tout. C'est moi qui ai pris la décision de partir. Demandez à M. de La Vandrie.
– M. de La Vandrie est un fourbe qui vous jalouse, qui vous hait, et qui a déjà aligné trois de ses amis pour vous remplacer à votre poste de gouverneur.
Frontenac sursauta, suffoqua, but un verre d'eau que lui tendait son valet, puis se calma.
– Je ne crois pas un mot de vos sornettes. J'avais déjà réfléchi à l'opportunité de rencontrer le roi.
– Et La Vandrie arrivant, avec en poche votre ordre de rappel, assez embarrassé d'exécuter sa mission, et vous voyant en si bonnes dispositions de départ, se contente de vous encourager.
– Ce faquin !... Si vous dites vrai, je vais aller le trouver et lui faire sortir les lettres qu'il a été assez couard de ne pas me remettre.
– Inutile de lui montrer que vous avez deviné son jeu. Restez serein. Vous n'en serez que mieux sur vos gardes !...
– Et si je me fais arrêter au port et conduire à la Bastille ?
– Les choses n'en sont pas là ! protesta Ville-d'Avray d'un ton qui laissait supposer qu'elles n'en étaient plus loin encore.
– Mais parlez franc, vous ! s'écria subitement Frontenac en sautant sur Ville-d'Avray et en le secouant par son jabot. Dites ce que vous savez.
Ville-d'Avray assura qu'il ne savait pas grand-chose. Lorsqu'il était parti en mai, et l'on était début août, ce n'était que des échos, et dans les basses sphères des ministères. Il aurait parié que le roi n'était au courant de rien, et continuait à regarder avec bienveillance du côté de ce Frontenac auquel il devait une réconciliation pleine d'espérance avec M. et Mme de Peyrac.
Mais il faut dire que les échos proliférèrent rapidement, que lui, Ville-d'Avray, s'était attardé en Acadie au Moulin de Marcelline-la-Belle. Si revenu sur la côte il s'inquiétait pour Frontenac, c'était que, premièrement, il connaissait les intentions de M. de La Vandrie et avait appris sa venue, deuxièmement, qu'il avait le nez creux, et qu'il ne s'était jamais trompé quand ce nez l'avait averti que les choses allaient mal pour l'un de ses amis.
Frontenac se tourna vers Joffrey de Peyrac comme pour attendre de lui un avis. Le comte l'encouragea à garder son attitude de gouverneur toujours en place, se rendant auprès du roi pour discuter avec lui des affaires de sa charge.
– Le roi apprécie ceux qui font leur travail en conscience et vous en faites partie. Le roi de France ne se laissera jamais priver d'un serviteur qu'il estime de valeur pour seulement complaire à des intrigants.
– Cela est vrai, reconnut Frontenac. Mais il y a ce sonnet, fit-il piteux. Je l'ai moqué et il ne me pardonnera jamais.
Puis la colère le prit en songeant à toutes les fausses accusations et sottises que ses ennemis avaient accumulées contre lui, et qui, si mesquines qu'elles fussent, pouvaient ébranler son crédit auprès d'un monarque peu disposé à l'indulgence envers lui.
– Savez-vous que pour me chercher querelle, on est allé jusqu'à me reprocher d'avoir choisi comme emblème royal et national en Nouvelle-France, le drapeau blanc à fleurs de lys d'or des Bourbons ! Je sais bien qu'il date seulement de Henri IV, et que les Français l'ont admis difficilement parce que le drapeau blanc était celui des Huguenots et rappelle le panache blanc protestant d'Henri de Navarre lorsqu'il guerroyait contre les catholiques et affamait Paris, avant de devenir Henri IV, le premier des Bourbons.
« Je n'ignore pas non plus que les Français affectionnent encore l'Oriflamme ou drapeau rouge de Saint-Denis et même le plus ancien, le bleu de la Chape de Saint-Martin. Pour ma part, je vous avouerai que j'ai une préférence pour le drapeau bleu ciel de la cavalerie auquel notre souverain Louis XIV a ajouté le soleil d'or.
« Mais en arrivant en Canada, j'ai dû me plier à d'autres considérations car je me trouvais devant un dilemme. Pour les Iroquois, le rouge représente la guerre, voire la mort. Tandis que le blanc signifie : paix et l'or : richesse.
« Il se trouvait donc que je drapeau blanc à fleur de lys d'or, rarement usité en France, représentait ici, symboliquement, beaucoup plus. C'est pourquoi je l'ai choisi.
– Et bien fîtes-vous ! Le roi ne peut vous en vouloir d'avoir mis à l'honneur pour le représenter, ainsi que la France, l'enseigne de ses ancêtres généalogiques, les Bourbons !...
– Comment le savoir ? murmura Frontenac d'un air désabusé. Mon geste a pu lui être présenté sous un autre jour... Les gens sont si méchants... et si bêtes.
« Tout est bon pour me perdre. On est allé jusqu'à dire que j'avais encouragé les Iroquois à nous faire la guerre parce que je leur avais prêté un armurier pour réparer leurs armes.
« Je possède pourtant, dit Frontenac, avec une fougue attendrissante, quantité de colliers de wampum d'une valeur inestimable qui m'ont été remis à diverses reprises par les « principaux » des Cinq Nations. Je pourrais en témoigner au roi.
Les assistants échangèrent un regard de commisération, et Ville-d'Avray fit la moue.
– Je doute fort que le roi et M. Colbert comprennent l'importance de ces trophées inconnus.
– Pourtant ils représentent la paix en Amérique du Nord. La paix avec l'Iroquoisie. La route ouverte du Mississipi...
– En tout cas, voici des subtilités qu'il est nécessaire d'expliquer de vive voix à Sa Majesté et à M. Colbert, dit M. d'Avrensson.
– Et par une bouche dont ni l'un ni l'autre ne seraient disposés à prendre en suspicion les propos, dit le marquis. En tout cas, moi, malgré l'affection que je vous porte, je ne m'en charge pas. Je suis brûlé depuis l'affaire des postiches chinoises de Monsieur.
– Mais je me défendrai.
– Il faudrait donc démolir une à une ses attaques.
Ce qui ulcérait Frontenac, c'est qu'on pût l'accuser de se débattre pour la bonne marche de son gouvernement afin de faire fortune. Pour le Canada, il avait entamé sa cassette personnelle.
– Si l'on me cherche noise sur ce point, je ne me gênerai pas pour dénoncer le commerce des Jésuites...
Puis, comprenant que ces ragots indisposeraient le roi, d'autant plus qu'à la Cour les Jésuites n'étaient jamais loin et œuvraient en sous-main activement, il se tut.
– Non ! Non ! s'écria-t-il soudain avec un geste qui faillit balayer son hanap qu'un valet proche retint de justesse. Non, je ne peux entreprendre une si importante mission avec si peu d'atouts si peu d'aides efficaces, diligentes, sincères. Des atouts ? Que dis-je ! En ai-je seulement un ? J'arrive bardé de calomnies comme d'autant de flèches. Le terrain préparé par des factieux qui n'ont de nos travaux et de nos périls en ces territoires sauvages, pas la moindre idée, gardant juste celle de me nuire, et si, de plus, chaque fois que j'ouvrirai la bouche pour plaider la cause du Canada devant le roi, flotte entre lui et moi le souvenir de mes bévues, quelle espérance puis-je avoir de m'en faire écouter ? Quel résultat attendre ?
« Et pourtant, dit-il tristement, je n'ai en vue que le salut et la grandeur de la Nouvelle-France sur laquelle flotte sa bannière à fleurs de lys.
S'appuyant du coude sur la table, il laissa tomber son front dans sa main et resta pensif.
– Il le faut, l'entendit-on répéter à plusieurs reprises, il le faut ! Il n'y a pas d'autres solutions. Sinon ce voyage ne sera qu'un échec, une mascarade.
Il releva la tête, l'air décidé, les yeux brillants de désespoir et l'incertitude avait disparu de ses traits.
– Qu'importe que cela paraisse une manœuvre hardie, une ruse. J'en suis coutumier, et le roi ne déteste pas d'être pris par surprise du moment que c'est pour la réussite de ses ambitions et dans l'intention de le servir. Or, ma conviction est faite. Un seul homme, à mes côtés, parlant pour moi, peut le détourner d'attacher trop d'importance à ma personne et à mes fredaines d'antan, un seul homme peut retenir son attention et faire dériver sa mémoire, peut se faire écouter de lui, parce que seul capable, par une énonciation des faits, clairs et sans passion, d'éveiller l'intérêt de Sa Majesté pour ces questions coloniales qui l'ennuient et même l'exaspèrent, d'autant plus que nul, dans son entourage, ne peut, ou ne veut jamais, lui en débrouiller le mystère, un seul homme, dis-je. Et c'est vous, M. de Peyrac.
Debout, il resta un long moment à fixer un point devant lui, Comme si son regard se perdait dans le miroitement rouge du vin à travers le cristal.
Puis, levant son verre et se tournant vers son hôte :
– Monsieur de Peyrac de Morrens d'Irrustru, frère de mon pays, dit-il, au nom de l'amitié qui nous lie, des services que nous nous sommes mutuellement rendus, au nom des vastes et beaux projets que nous avons formés pour le bienfait et la paix des peuples de ces contrées auxquelles nous sommes attachés, je vous le demande instamment, je vous le demande humblement, je vous en conjure : ACCOMPAGNEZ-MOI !