Chapitre 54
Au bout de six jours, les fureurs du blizzard commencèrent à fléchir, et vers le milieu d'une nuit, le vent tomba tout à fait. Un calme surprenant s'établit, ce qui coïncida pour Angélique avec le meilleur sommeil qu'elle eût goûté depuis longtemps et un rêve paradisiaque.
Soit que pressentant la fin de la tempête, elle sût d'instinct que sa garde pouvait se relâcher, soit que l'instant fût venu, comme en tout épisode dramatique, de renverser le mouvement de terreur pour envoyer les signes d'espérance, elle dormit comme une enfant heureuse et vécut ce rêve qui lui parut si vrai qu'elle le traversa avec l'arrière-pensée qu'elle avait fait la nuit précédente un cauchemar horrible. Dans ce cauchemar, elle était enfermée avec les enfants dans un trou sous la terre, tandis qu'une tempête furieuse passait au-dessus de leurs têtes. Quel rêve stupide !... alors qu'il faisait si beau en ce printemps, et que les oiseaux chantaient éperdument dans les arbres.
Elle était appuyée au bras de Joffrey, et ils marchaient tous deux dans les allées d'un parc, ou peut-être d'une forêt, car c'était une forêt chatoyante et policée aux belles essences choisies et bien disposées, chênes et châtaigniers, escortés de petites hêtraies et de bosquets de frênes avec, çà et là, un pin bleu au tronc rose, un conifère élégant, jetant des notes sombres sur la soie verte des feuillages.
Une forêt qui aurait pu être un parc, car ses chemins et ses sentiers avaient l'élégance nette d'allées tracées, et elle voyait sur leur sable, se poser la pointe de ses souliers de satin brodés rose et argent.
Il y avait une volupté à marcher sur ce chemin avec, aux pieds, des souliers aussi charmants.
Elle s'appuyait au bras de Joffrey, et elle sentait la chaleur de son bras, de son corps, de sa jambe contre elle dans sa démarche. Elle sentait l'adoration de son regard, sans cesse revenant sur elle, et la douceur de ses lèvres se posant sur son visage, ses paupières, ses lèvres à elle, son front, ses cheveux sans cesse attirés et ne pouvant se rassasier de sa chair vivante, de sa peau douce et tiède, de son sourire, de sa présence.
Ils arrivèrent au bord d'un promontoire, et se tinrent là, avec derrière eux la forêt bruissante.
Joffrey passa un bras autour de ses épaules, et de l'autre lui désigna en contrebas un petit château clair devant lequel s'étendait la mosaïque rouge, mauve et bleue de parterres « à la française ».
Alentour, la même forêt l'environnait, mais c'était une forêt humaine, qui avait ses coins d'ombrage et de lumière, ses rocs et ses eaux murmurantes, ses troupeaux de biches et ses sangliers, mais qui, au-delà, rejoignait d'autres domaines, d'autres campagnes labourées.
Au sein de la forêt le petit château était une île couleur de miel.
Curieusement, puisque c'était la première fois qu'elle le découvrait, Angélique sut que ce matin-là à son réveil, à l'une des croisées, elle avait vu venir se poser un oiseau blanc entouré de lumière : la colombe de l'Arche.
Elle demanda.
– Y a-t-il un pigeonnier ?
– Oui, il y a un pigeonnier.
Elle fut si heureuse qu'elle crut vivre un conte de fées, alors que tout était bien réel.
– Est-ce notre demeure ? interrogeait-elle.
Le bras de Joffrey entourait ses épaules et sa voix disait :
– J'ai bâti pour vous bien des palais et des demeures... Mais ceci est le présent du roi !...
Une serre de vautour encercla son poignet et elle ne put pousser un cri. Le vautour était-il tombé de ce ciel bleu pâle d'Île-de-France ?... Était-ce la colombe qu'il voulait saisir ?
Elle émergea du rêve dans un état de douleur qui la rendit muette.
La serre sur son poignet était une main.
Une main hideuse, aux doigts tronqués, rognés.
Un homme qu'elle ne connaissait pas, aux yeux déments, était penché sur elle presque à toucher son visage et répétait :
– Il y a un élan dehors, un orignal !... Réveillez-vous, Madame.
La voix autoritaire la tirait de son rêve, de son engourdissement.
– Levez-vous ! Levez-vous ! Il y a un élan dehors, un orignal. Il faut que vous l'abattiez. Cela vous donnera de la viande... de la viande jusqu'au printemps...
La nouvelle fit son chemin dans l'esprit d'Angélique. Brusquement, s'arrachant à la serre du vautour qui la tenait, elle bondit hors de la couche. Le cœur battant la chamade, les yeux écarquillés, elle se demandait quel était cet homme barbu, qu'à la place de « son mort » elle apercevait dans son lit.
Il répétait.
– Abattez-le... vous aurez de la viande jusqu'au printemps...
Elle commença machinalement à enfiler sa casaque et ses bottes. Puis elle décrocha le mousquet, chercha la poire à poudre et le sac de balles. Soudain, se retournant, elle regardait vers le lit, fixant sur le grabat cet inconnu qui lui avait parlé d'une voix venue d'ailleurs et qui continuait de la fixer avec des yeux brûlants.
– Que racontez-vous là ? Comment savez-vous qu'il y a du gibier, un orignal ?
– J'ai assez vécu, prisonnier aux Iroquois, pour sentir quand la bête rôde... Hâtez-vous ! Qu'attendez-vous ?... Il ne faut pas le laisser s'éloigner...
– Vous délirez...
– Non ! Je le sais... Vite, ne le laissez pas s'échapper.
Alors elle pensa que la vie, si elle était encore en vie, prenait des allures fantastiques et burlesques. C'était la première fois qu'elle dialoguait avec lui, d'humain à humain, de vivant à vivant.
Il était vraiment là.
Il était vraiment vivant.
Il était le Père Sébastien d'Orgeval, devant elle. Et ils se disputaient et se houspillaient à cause de la viande, à cause de la nourriture dont dépendait leur sort, comme des Indiens exacerbés par la famine, comme toutes les vraies créatures de ce désert blanc en butte à l'hiver infernal.
– Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! Qu'attendez-vous donc ?
– Je ne peux pas sortir. Il fait trop froid ! Et je suis trop faible.
Elle laissa aller le mousquet contre le mur, ne pouvant le soutenir.
– En vérité, vous n'y croyez pas, dit-il avec colère. Et pourtant la vie est là, dehors... Vous devez sortir.
Elle était tentée de le croire. Elle était prête à prendre le risque d'une illusion, d'un mirage. Mais chaque étape lui apparut insurmontable : Par où sortir ? Pourrait-elle monter sur le toit ? Mettre ses raquettes ? S'avancer dans la neige profonde ? Elle tomberait, mourrait seule...
Personne pour la secourir.
– Si je tombe, personne ne viendra... Les enfants mourront.
– Approchez.
La même voix étrangère l'adjurait :
– Approchez !
De ce lit où il gisait à demi assis, il lui faisait signe.
– Approchez ! Venez là !
Elle lui obéit, incertaine que cet ordre vînt de lui, méfiante de la folie qui semblait s'être emparée de ce demi-mort, et ne pouvant lui résister.
– Venez plus près !
Il tendait vers elle deux bras raidis qui avaient peine à se mouvoir et deux mains qui la saisissaient, pliaient sa volonté rétive. Que lui voulait-il ? Il l'obligeait à s'agenouiller près du lit. Et toujours avec cette énergie de fer contre laquelle sa faiblesse ne pouvait rien, il attirait sa tête contre son épaule, il l'y maintenait serrée.
Elle l'entendait parler au-dessus d'elle.
– Vous le pourrez ! Vous gagnez toujours ! Avec cet orignal, c'est de la viande jusqu'au printemps pour vous et vos enfants. Vous devez l'abattre... Vous le pourrez...
– Et si je le ratais ?...
– Vous ne le raterez pas. Ne dit-on pas que vous tirez si bien, Mme de Peyrac ? Mieux que n'importe quel arquebusier... Gagnez ! Gagnez encore, Mme de Peyrac. Vous avez été chef de guerre.
Soudain, elle se retrouva debout, harnachée de pied en cap, pénétrée d'une volonté farouche. Elle gagna la grande salle. Elle avait décidé de sortir par le galetas, sur la plate-forme. De là, elle pourrait tout d'abord se rendre compte s'il y avait vraiment, dans les parages du fort, un orignal, comme il l'affirmait.
La nuit était plus glaciale encore qu'elle ne l'avait appréhendé, mais claire par la magie d'une lune presque ronde et qui paraissait un friable coquillage de nacre, prêt à se briser sous l'effet du gel. Les étoiles petites et nombreuses givraient le firmament de traînées pâles, adoucissant le bleu velouté de la nuit. Sous la voûte céleste, tout était blanc ou noir. Blanche la plaine gelée, noirs les bouquets d'arbres, les forêts à la lisière desquelles d'impalpables traînées de brume semblaient capter en lumières fugaces les miroitements de la clarté lunaire. Le blizzard avait arraché la neige des arbres, d'où leurs silhouettes et leur masse obstinément ténébreuses.
Elle regarda autour d'elle, avide de surprendre, dans ce silence pétrifié, l'écho d'un pas, la mouvance d'une ombre. Rien ne bougeait. Ses yeux lui faisaient mal. Elle sentait sur ses cils fleurir de petits cristaux de glace.
Elle n'avait pas voulu le croire, mais maintenant qu'elle constatait l'inanité de son avertissement, elle s'apercevait, à sa déception, que l'espérance s'était emparée d'elle aussitôt.
Elle fit le tour de la plate-forme, jetant un regard vers tous les points de l'horizon. Si l'animal était passé près de la maison, elle aurait dû apercevoir ses traces. Mais la neige autour du fortin était d'un beau tapis blanc immaculé qui, depuis longtemps, n'avait retenu ni pas d'homme, ni galop de bête. Elle s'attacha à examiner le boqueteau le plus proche qui s'avançait comme une île sur une mer laiteuse.
Elle ne voulait pas abandonner sans avoir tout essayé, et envisagea de sauter par-dessus le rempart, qui se trouvait à une toise à peine du sol avec l'accumulation des neiges, pour aller débusquer ce gibier fantôme dans la forêt, s'il s'y trouvait. Ce fut à cet instant qu'elle discerna un remuement dans la zone d'ombre projetée en lisière du petit bois. Sortant précautionneusement de son abri, l'animal apparut. Sa silhouette semblait immense se détachant sur la neige. Il avançait à pas hésitants, humant l'air. Derrière lui, quelque chose bougea et un élan de plus petite taille vint à sa suite.
– Deux ! Ils sont deux ! Une femelle et son enfançon !
Elle commencerait par abattre l'adulte. On verrait ensuite à s'assurer l'autre prise.
Elle s'approcha du rebord de bois sur lequel elle comptait prendre appui.
Ce qui la picotait sur son visage, c'était des gouttes de sueur gelées. Sa langue était si sèche, sa soif était telle qu'elle attrapa une poignée de neige et la porta à sa bouche. La douleur lui fit un choc et en même temps du bien. Son esprit clarifié lui permettait de raisonner. Elle devait avoir des gestes lents, précis, et ne pas trembler.
Elle avait calculé qu'à cette distance elle avait encore une chance de l'atteindre. Mais voici, qu'alerté peut-être, l'animal s'ébroua et prit quelque distance, puis commença de courir.
Sur la neige dure, l'orignal s'éloignait comme à petit trot, et l'écho de ses sabots diminuant et s'étouffant, scandait la folle déception d'Angélique. Maintenant, elle ne pouvait plus le tirer de la plate-forme. C'était trop loin.
Le jeune, qui avait essayé de suivre la course de sa mère, marquait de l'hésitation et s'arrêtait : Elle décida de tenter le coup. Essayer au moins d'atteindre celui-là.
Soudain l'adulte revenait au galop... Angélique, qui s'apprêtait à changer de place pour mieux viser le jeune élan, ne comprit pas tout d'abord la direction prise par cette masse en mouvement, ombre noire sur le clair de lune. En la voyant grossir, elle réalisa que la bête se rapprochait, et promptement elle se mit en position au bord du créneau.
Lorsqu'elle épaula et posa le doigt sur la détente, elle sentit que ce doigt au repos avait adhéré contre une plaque d'acier et qu'elle y laissait, en le relevant, un lambeau de chair. Elle perçut à peine la blessure. La douleur n'était rien dans un moment si crucial.
Elle souhaitait laisser l'animal s'approcher le plus près possible, puisqu'il semblait lancé comme un boulet vers le poste.
Mais, le voyant ralentir sa course, puis s'arrêter et humer l'air, tournant de droite et de gauche un profil goitreux au long museau caprin, elle ne voulut pas risquer de le voir repartir dans une autre direction et tira.
Elle avait visé, en rassemblant toutes ses facultés de vision, de précision, d'instinct, visant au garrot pour atteindre le cœur, car elle craignait que la tête petite et mouvante ne présentât une cible moins sûre.
Lorsqu'elle regarda dans le fracas des échos du coup de feu répété de façon infinie jusqu'aux derniers sommets courbes des monts Appalaches, l'animal était toujours debout.
En hâte elle rechargea, ne sachant avec quels doigts elle pouvait accomplir les gestes nécessaires car elle ne les sentait plus.
Mais comme, tremblante d'impatience et d'anxiété, elle relevait l'arme pour viser à nouveau, elle ne vit plus l'orignal. À sa place il y avait un monticule noir sur la surface blafarde de l'étendue neigeuse. L'enfançon s'était enfui et réfugié sous le couvert du petit bois.
La bête était tombée foudroyée. Seule, la poussée de son corps pesant, répartie sur quatre pattes aux sabots élastiques, d'assiette large et préhensible comme des ventouses, l'avait maintenue debout quelques secondes après sa mort. Puis elle s'abattait lourdement.
Une sorte d'ivresse de joie envahit Angélique devant l'effet d'une victoire si totale, et si pleine d'assurance de vie plus enivrante encore. Au-delà du corps de la bête tuée, c'était l'hiver vaincu.
Elle dégringola les degrés des échelles du galetas, traversa pièces et couloirs sans toucher terre.
– Je l'ai eu ! Je l'ai eu !
Elle se jeta au pied du lit, riant et sanglotant, et serrant dans ses bras le corps de son mort-vivant.
– Je l'ai eu ! Je l'ai eu ! Oh ! Mon cher Père, merci. Nous sommes sauvés ! Nous sommes sauvés !
– Avez-vous ramené la bête ?
Il la repoussait, et elle tombait presque au pied du lit.
– Avez-vous ramené la bête ?... Il ne faut pas l'abandonner en proie aux loups !...
Elle poussa un cri. De révolte, d'épuisement... d'atterrement enfin !
– Ah !... Vous ne me laissez pas respirer... reprendre haleine !... Les loups, dites-vous ?... Les loups ! Mon Dieu !...
– S'ils ont le temps d'arriver ils ne vous en laisseront guère... Dépêchez-vous, sotte femme ! Ils ne sont pas loin, je les ai entendus !
Les lumières, qu'elle avait cru voir en lisière de la forêt, était-ce leurs yeux ? Non. Il voulait sa mort tout simplement, qu'elle replonge dans ce froid glacial pour y périr. Non, elle ne pouvait plus ! Demain elle irait chercher la bête.
– Hâtez-vous, hâtez-vous !... répétait-il. Prenez garde aux loups... Prenez une torche, la meilleure arme. Et un pistolet à deux canons, si vous en avez prêt à servir. Sinon, la torche. Seulement la torche. Prenez une traîne sauvage ou une toile rude, un drap pour tirer votre gibier sur la neige... prenez de la charpie pour lier l'animal, cela vaut mieux que des cordes si elles sont trop raides... Des lanières de cuir pour haler la charge. Allez ! Allez !...
– Je n'y arriverai pas.
– Allez ! Vous dis-je ! Le temps presse.
Le pistolet à deux canons ? Il n'y en avait pas en ordre de marche.
Dans la grande salle, elle s'occupa de la torche. Elle en prit une longue comme un cierge et bien enduite et vint l'allumer à l'âtre de la chambre commune. Elle avait retrouvé son contrôle si l'on pouvait envisager qu'une bouillonnante colère intérieure peut être parfois génératrice de sang-froid en distrayant l'esprit par son emprise, des problèmes insurmontables de l'heure. Elle était fort calme maintenant.
Elle s'était demandé parfois si elle pourrait haïr le jésuite qui leur avait fait tant de mal. Mais, maintenant, elle savait qu'elle le haïssait solidement.
Elle était furieuse contre lui, cet homme, cet intrus, à cause de la hargne avec laquelle il l'avait repoussée en criant : « dépêchez-vous, sotte femme ! »
Il fallait reconnaître que la façon dont elle s'était jetée sur lui en pleurant de joie tenait du délire le plus imbécile et le plus déliquescent, et qu'elle était impardonnable de s'être laissée aller à cette hystérie, et d'avoir oublié l'irruption possible des loups sur un lieu de chasse.
Occupée de sa vindicte, elle mit en place avec une célérité sans pareille les différentes phases de l'opération qui s'annonçait. Et en premier lieu, il lui fallait dégager la porte principale, au moins l'ouvrir. Il n'était pas question qu'elle pût hisser l'orignal mort sur la plate-forme, ni l'introduire par la trappe trop petite, sans l'avoir dépecé auparavant, ce qui lui serait impossible en dehors de la maison. Elle n'avait qu'une solution : mettre à l'abri l'élan abattu dans cette pièce, en l'introduisant par la porte.
Ces différentes perspectives se présentaient à son esprit à une vitesse vertigineuse, et elle devait décider sans attendre.
Par bonheur, les efforts qu'elle avait fournis pour dégager la porte la nuit où elle avait trouvé le « cadavre » sur son seuil, portaient leurs fruits. Les gonds, serrures, barres de fer, fonctionnaient bien. Elle les avait huilés d'un peu de gelée de lichens. Elle n'eut qu'à donner quelques coups de pelles et pics à glace pour pouvoir l'ouvrir au plus large.
La tranchée, devant le poste, était pleine d'une fine poussière glacée raclée par le vent à la surface de la neige durcie. Sur cette neige polie comme au rabot, l'espèce de traîneau de cuir non tanné dans lequel les Iroquois lui avaient envoyé le Père d'Orgeval, une fois ouvert dans sa largeur, glisserait facilement.
La torche au poing, nantie d'un sac rempli de rouleaux de lanières et de bandes de toile, traînant derrière elle l'encombrant traîneau, elle se hissa hors de la tranchée et comme elle y parvenait, un doux hurlement s'éleva, qui lui parut proche.
Elle se mit à courir en poussant des cris et agitant sa torche et, après avoir contourné le monticule que formait le poste enseveli, elle déboucha sur la plaine.
Elle n'avait pas eu le temps de mettre ses raquettes, mais leur usage rendu inutile par la neige durcie aurait ralenti sa marche.
La femelle orignal était toujours là, échouée. Et autour de la forme abattue, le jeune tournait à pas précautionneux sur ses longues pattes filiformes. Puis il se redressait, tremblant de tous ses membres et regardant alentour, comme si toutes les issues étaient fermées à sa fuite. Angélique s'arrêta et planta la torche. Tel était l'effroi du jeune animal, que son arrivée pesante et bruyante ne l'avait pas décidé à s'écarter du cadavre de l'autre. Elle le tira presque à bout portant.
« Deux, pensa-t-elle en le voyant tomber près de sa mère. Avec cela nous sommes garantis de survivre jusqu'au printemps. »
C'est alors qu'elle entendit comme le chuchotement d'une marée qui s'avance, un bruit fait de martellements menus et serrés et qu'elle aperçut les loups qui avaient pris le galop, là-bas, de la lisière de la forêt.
Le coup de feu les avait à peine immobilisés. Ils reprenaient leur course vers la proie entrevue et cela faisait comme une vague d'écume grise qui roulait vers elle, piquetée des lueurs dorées de leurs yeux. Elle ne se laissa pas impressionner par leur retour furtif et rapide.
– Trop tard, mes bons amis, leur dit-elle. La viande sera pour moi.
Elle reprit la torche et la disposa en avancée de l'orignal échoué, créant ce cercle de lumière qui retiendrait à distance les fauves affamés, mais craignant le feu de l'homme.
Puis elle rechargea son mousquet, le posa à portée de main.
Tout en ne cessant de surveiller au-delà de la lumière le ballet muet et énervé des loups, dont les allées et venues se croisaient et s'entrecroisaient en une fiévreuse hésitation, elle poussait, tirait, basculait sur la traîne le corps énorme de l'orignal, l'attrapant par ce qu'elle pouvait, les pattes, les oreilles, et elle put croire à un moment que l'emprise du gel avait déjà soudé son flanc au sol. Elle travailla du couteau, de la hache, frénétiquement, et le dégagea assez vite, elle le ficela tant bien que mal, avec ses bandes de charpie qu'il lui avait recommandées de préférence à des cordes, hissant par-dessus plus facilement le corps du petit et fixant la torche à l'arrière en la maintenant par le poids des corps des animaux, le mousquet en travers de la traîne, elle s'attelait aux lanières de cuir et réussissait à ébranler son curieux équipage. Une fois mise en route, la glace sur laquelle ils se déplaçaient rendait l'entreprise aisée. Elle marchait aussi vite qu'elle le pouvait, courant presque, devinant que les loups se lançaient à leur suite, retenus cependant par la gerbe de la torche à l'arrière et la pluie d'étincelles qu'elle faisait pleuvoir sur eux à chaque cahot. Mais la fidèle amie soudain vacilla. Angélique n'eut que le temps de stopper le traîneau et de se précipiter vers l'arrière pour la retenir, avant qu'elle ne tombât sur la neige au risque de s'éteindre.
Ce qui avait entraîné la défaillance de la torche, c'était la glissade du jeune élan mal arrimé qui avait chu de la traîne et qu'elle aperçut, heureusement à moins de dix pas. Incident qui avait commencé dans sa première phase par provoquer le recul des loups, peureux de tous bruits, de tous mouvements insolites.
Il était temps. Sa torche en main, Angélique courut pour le reprendre et le recharger mais elle trébucha et tomba. Quand elle se releva, les loups étaient tout près d'elle, de l'autre côté de l'animal, et sur le point d'y planter leurs crocs.
Elle moulina de sa flamme avec frénésie en criant :
– Arrière ! Arrière !
Mais c'est à peine s'ils acceptaient de reculer, les pattes agrippées au sol, l'échine basse, à la fois pour la dérobade et pour le bond en avant. Et comme elle se penchait afin d'attraper la patte du jeune élan et le tirer à elle, elle vit, presque au niveau des siens, les yeux des loups qu'Honorine aimait tant, et qui lui parurent moins phosphorescents que dans le lointain des bois, mais seulement brillants, plus doux encore que ceux des chiens, presque humains et comme suppliants, avides et tristes. Elle vit combien ils étaient efflanqués et en somme peu nombreux, cinq ou six, ou dix, soumis comme elle à l'épreuve infernale qui menaçait leur existence : la FAIM.
Ils n'avaient pas de férocité. C'était elle qui était la plus féroce, ne voulant rien leur laisser de la proie.
« Je leur laisse l'enfançon, pensa-t-elle, je le dois, je le dois. »
Elle se mit à reculer sur les genoux, lentement, la torche toujours brandie, pour les tenir en respect aussi longtemps qu'elle le pourrait.
– Je vous laisse l'enfançon, leur cria-t-elle.
Et cette fois, ils sursautèrent et firent un bond en arrière à cette voix humaine qui s'élevait étonnamment claire et puissante dans l'air glacé.
– Je vous laisse l'enfançon... parce que vous avez faim... et parce que nous sommes frères... frères.
« Faim, faim, faim !... Frères, frères, frères !... » répétèrent les échos interminables du pays de cristal.
Elle avait rejoint le traîneau et restait à genoux, ce qui était beaucoup plus dangereux que de se tenir debout.
C'était pour demeurer au niveau de leurs yeux et tant qu'elle les fixa, ils ne bronchèrent pas. Ce ne fut que quand elle se redressa qu'elle put les voir se rapprocher du jeune élan, doutant encore de leur bonne aubaine, puis se jeter dessus voracement.
Derechef, Angélique s'attela aux rênes de cuir avec une énergie décuplée. Un peu de pente facilitait sa course vers le fort et son chargement la suivait sans difficulté, en tressautant et en raclant au passage des aspérités avec un bruit répercuté qui lui emplissait les oreilles. Vers la fin, la torche mal équilibrée tomba, roula sur la glace et s'éteignit dans un grésillement. Elle préféra ne pas faire halte. Elle volait, parfois presque dépassée par la traîne.
L'ombre du fort la plongea dans l'obscurité. Des difficultés surgirent. Il y avait des fondrières dans lesquelles elle tomba. La charge versait. La bête se déplaçait. Elle la repoussait tant bien que mal sur le traîneau et refaisait des nœuds avec des doigts inexistants.
Enfin parvenue au bord de la tranchée, elle y bascula sa charge et sauta à son tour.
Elle ne cessait de se demander si les loups, ayant promptement fait un sort à une maigre pitance, ne la suivraient pas, et levant les yeux, crut en distinguer un plus grand, plus maigre, plus vieux que les autres, penché avec son museau aigu tandis qu'elle essayait de repousser la porte pour y introduire le corps de l'énorme orignal.
Elle était là à se débattre dans ce trou avec cette bête aussi grande qu'un cheval, qui en tombant avait coincé le mousquet, et cette porte qui ne s'ouvrait pas. Et ce loup qui la regardait.
Fantasmagorie ! Longtemps après, le souvenir du loup au long museau et aux yeux obliques et humains, aux yeux tristes, rêveurs et pourtant pleins d'intérêt pour ses gesticulations, ce loup qu'elle n'avait peut-être pas vu, viendrait poser un baume doux-amer sur son cœur. Elle se souviendrait qu'elle murmurait de ses lèvres gercées :
– Je t'en supplie ! Je t'en supplie !...
Elle raconterait aux enfants que l'écho des lieux perdus de Wapassou disparu, avait chanté : « Nous sommes frères... frères... frères !... »
Et que le passage de l'orignal à travers les portes et le « sas » obscur du fortin avait eu tout d'un monstrueux accouchement dont elle aurait été la sage-femme minuscule comme dans le conte de Gargantua. Voilà qui les ferait rire et battre des mains, et jeter des cris aigus de revanche et de soulagement que provoque la cocasserie du tragique.
– Mes enfants, leur dirait-elle, l'orignal était là, enfin, dans la salle du fort. Les deux portes étaient refermées. Ni les loups, ni personne ne pouvaient venir nous le ravir. Nous avions de la viande désormais. De la viande, jusqu'au printemps !
*****
– Je l'ai offert aux loups, lui déclara-t-elle d'un air de défi, je leur ai donné l'enfançon !...
Le gisant avait pour elle un regard moqueur, lui semblait-il, comme si son excitation lui paraissait puérile.
– Au matin, vous irez voir s'ils n'ont pas laissé les sabots. On peut en faire une bonne soupe de colle, très nutritive, en dernier ressort... Et maintenant il faut dépecer la bête... Il ne faut pas attendre, fit-il d'un ton impatient comme s'il prévoyait la révolte de sa lassitude. Il faut retirer les viscères qui peuvent gâter les parties saines, couper la langue, mettre à l'écart les abats, le fiel, la vessie. Possédez-vous un grand « devantier » de cuir ?...
Il ne cessa tout au long de la nuit de lui indiquer les étapes du travail. Elle avait allumé un grand feu dans l'autre salle, disposé de tous ses chaudrons, plats, écuelles. Elle venait lui demander échevelée, les mains sanglantes :
– Et maintenant ?
Il disait :
– Prenez une scie, une hache, un coutelas. Sciez, tranchez, grattez, broyez...
Ce qui la frappa d'étonnement au cours de la besogne, ce fut de découvrir qu'il ne s'agissait pas d'une femelle mais d'un mâle.
– Comment se fait-il que ce ne soit pas une femelle ?
– Parce que c'est un mâle, riposta-t-il, toujours avec cette grimace qu'elle prenait pour un sourire moqueur.
Il était exaspérant, sans aucune considération pour l'état de fatigue dans lequel elle se trouvait jusqu'à en être abêtie.
– Un petit le suivait.
– Ce n'était pas un petit mais un jeune sans doute, amaigri et de moindre taille que l'ancêtre.
Il lui donnait des indications très précises pour retirer le cœur, mets de choix.
– Il n'y a pas de cœur, lui asséna-t-elle. Ma balle l'a fait éclater.
– Vous vouliez viser le cœur ?
– Oui.
– Une seule balle ?...
– Oui.
– À quelle distance ?
– À portée de tir.
Toujours cet éclair d'ironie.
Elle ne sut la venue du jour, et qu'on se trouvait au milieu de la matinée qu'à la vue de Charles-Henri devant elle, se proposant pour l'aider, tandis que les deux marmousets, habillés de vêtements propres que le petit garçon les avait aidés à revêtir, commençaient de patauger au milieu des quartiers de viande et à s'intéresser aux oreilles de l'orignal et à ses gros yeux éteints sous des cils en brosse. Ils n'avaient pas la sentimentalité d'Honorine qui aurait dit : « Pauvre orignal ! »
– Me laisserez-vous au moins le temps de m'occuper de mes enfants, et de leur préparer un bouillon ? cria-t-elle à son tourmenteur et guide en dépeçage.
Il s'informa si elle avait porté les principaux quartiers de viande enveloppés de peaux ou d'écorce, au gel, et consentit enfin à ce qu'elle interrompît sa besogne.
Et encore, il lui dictait la recette du bouillon, les morceaux qu'elle devait prendre, c'était la recette de sa « tante Nenibush » lui dit-il, et elle commença à le regarder comme un fou.
Ou bien c'était elle qui devenait folle d'avoir respiré ces exhalaisons de sang et d'entrailles chaudes. Elle était à la fois écœurée et surexcitée.
Elle fit boire les enfants et son bonheur fut tel qu'elle oubliait ses membres courbatus et les heures éprouvantes. Elle but à son tour et crut qu'elle allait tomber évanouie de bien-être. Ce n'était pas encore le moment. Elle prépara pour lui un bol du divin et chaud nectar et, saoulée comme si elle avait, en place de jus de viande, avalé tout un hanap de vins capiteux, le lui apporta. Soutenant sa tête, elle le fit boire à petites gorgées. Il se taisait. Elle pensa qu'après l'orignal, après avoir un peu rangé, il faudrait qu'elle s'occupât de renouveler ses compresses.
– L'enfant m'a donné quelques soins. Je peux attendre. Reposez-vous, Madame.
– Vraiment ? Vous m'accordez du repos ?... Je n'en attendais plus autant de votre bonté, ironisa-t-elle.
Elle tituba vers l'âtre, étonnée de ses gestes, mais ravie car c'était la vie qui revenait en elle avec l'agressivité et le raisonnement, des réactions de personne vivante et non plus à demi morte. C'était le signe que la « camarde » ne les avait pas rattrapés. Oh ! Merci à vous, le Jésuite ! Cher messager de la nuit et des Iroquois. Il était tout à fait haïssable, mais c'était une bonne chose que d'être capable de s'irriter contre quelqu'un. La vie allait redevenir quotidienne. Les gestes se faisaient assurés, les gestes de ceux qui ont de quoi se chauffer et se nourrir sur la Terre.
Il n'était rien arrivé. Jetant des regards vers le lit, elle se demandait encore ce qu'il faisait là.
Il avait un regard très bleu.
Deux lumières pures, qui émergeaient de ce cloaque gris dans lequel se perdait son regard d'habitude. Sa voix redevenue lointaine, faible et hésitante, s'éleva.
– Je crois avoir des excuses à vous présenter, Madame, pour mon manque de civilité. Le gibier passait à portée. Les secondes étaient précieuses.
– Ce n'était pas une raison pour m'insulter comme vous l'avez fait, vous qui êtes la cause de notre état misérable, à moi et à ces pauvres petits enfants, vous qui, même mort, avez poursuivi votre œuvre de destruction, vous à qui nous devons la perte de tout ce que nous avions rêvé ici, conçu, bâti, édifié, avec tant d'efforts et de sacrifices.
Elle reprit haleine, et comme il se taisait, laissa couler le flot de sa colère.
– Et je vous apprendrai en premier lieu que j'ai eu raison de ne pas m'élancer du toit où je me trouvais perchée pour ramener à mains nues cette bête énorme. Je n'aurais pu ni la traîner jusqu'au poste, ni remonter sur le toit et rentrer dans la maison. La porte était close... Est-ce vous qui auriez pu m'aider ? Ou l'un de ces frêles enfants ! Vous ne savez rien !... Vous me répugnez. Vous n'êtes que mépris, orgueil, égoïsme... Croyez-vous que cela m'amuse de panser vos plaies une à une, de m'épuiser à vous rendre la vie, vous à qui je dois injustement tant de malheurs, tant de défaites, de morts et de désastres. Et qui m'insultez de surcroît ! Ah ! Comme vous haïssez les femmes !
Elle voyait sa face blêmir, et son regard s'éteindre, mais elle ne pouvait s'empêcher de parler. L'heure était venue pour lui d'entendre ces vérités et de sa bouche. Et tant pis s'il reprenait son apparence de tronc mort et pourri, abattu sur la terre qui va l'absorber et l'ensevelir. Il n'était rien d'autre.
Lorsqu'elle se tut, il parla cependant et sa voix restait intelligible, bien que lente et rauque.
– Vous avez raison, Madame, je vous dois mille excuses. Le commerce des barbares rend grossier, et toute la vilenie, toute la boue qui demeurent au fond des cœurs des hommes remontent en surface chez celui qui n'a pas l'âme assez forte pour résister à cet abaissement.
« Pardonnez-moi, Madame.
Il répéta à plusieurs reprises, sur un ton de supplication intense : « Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi ! » puis se tut.
Cette soudaine humilité fit tomber sa colère qui s'éteignit en elle comme la flamme d'un feu de paille et la laissa vidée de toutes forces, au point qu'elle dut s'appuyer au mur.
– Je ne sais pas ce qui m'a pris, reconnut-elle, de crier ainsi et d'avoir perdu la tête après avoir abattu l'orignal... J'étais comme folle... Mais je ne sais pas si c'était de joie, de reconnaissance envers vous, d'une ivresse de victoire...
– Nos corps sont faibles pour les courants qui les traversent, dit-il. Il y a des choses enfouies qui, tout à coup, sortent comme des colères ou des désespoirs d'enfants qui n'auraient jamais été exprimés. La folie s'empare de nous lorsqu'on réalise que l'on a été armé pour la victoire, mais que l'on n'était pas prêt.
– Je n'étais pas prête pour vivre un instant aussi sublime, dit-elle, le cœur encore battant d'une émotion qu'elle n'arrivait ni à contrôler, ni à expliquer.
– On est prêt pour ce qu'on doit vivre, répondit-il,mais ce n'est pas toujours ce qu'on avait prévu. D'où notre affolement...
Sa voix baissa.
– Dieu sait que je n'étais pas prêt pour rien de ce que j'ai entrepris de vivre. Tout fut surprise.
Après avoir ainsi parlé avec une clarté et une lucidité qui n'en finissaient pas d'être étranges, venant de lui et en ce lieu, il se tut à nouveau et parut s'effacer et disparaître, comme déserté de l'être de vigueur et de décision qui, quelques heures, l'avait habité.
Elle le vit si pâle, les paupières bleuâtres et closes, le nez pincé, qu'elle comprit que l'effort soutenu par lui pour mener à bien la bataille de l'orignal, l'avait achevé. Il avait rassemblé ses dernières forces. Il avait prononcé un dernier mot : « Pardonnez-moi ». Et puis, il expirait.
Ce fut pour elle un coup suprême. Il était mort. Cette fois, il était bien mort.
Elle tomba à genoux près de la couche, envahie d'une terrible déception, qui effaçait l’exaltation de la victoire.
« De la viande jusqu'au printemps. »
Il faudrait de nouveau rester seule. Il était mort. Elle serait à nouveau seule avec les enfants.
Elle posa son front sur la main inerte et se mit à sangloter.
*****
Ce fut le babil des enfants qui la réveilla. Elle avait si bien dormi qu'elle ne comprenait pas très bien où elle était. Elle avait sur les épaules un pan de fourrure. Elle avait dormi, à genoux, le front appuyé sur la main du mort.
– Qui a mis cette fourrure sur moi ? demanda-t-elle à Charles-Henri, qui se tenait debout près d'elle.
– Lui ! répondit l'enfant, en désignant l'homme gisant. Alors donc, il n'était pas mort. Ces résurrections et ces redisparitions avaient quelque chose d'épuisant.
Elle finissait par se demander si elle n'était pas visitée par un « vrai » mort qui, par instants, semblait mort et à d'autres, revenait habiter son corps.
Sa main cireuse était bien celle d'un mort. Elle l'examina. C'était une main fine et longue qui restait patricienne malgré la déformation des doigts coupés ou des ongles arrachés. Elle la caressa à plusieurs reprises. La main restait glacée. Elle ne s'était même pas réchauffée à la chaleur de son front.
– Pourquoi pleuriez-vous ? demanda une voix.
– Quand cela ?
– Avant de vous endormir.
– Parce que je croyais que vous étiez mort.
Elle répondait à cette voix comme à celle d'un fantôme. Mais elle sentit tressaillir la main qu'elle tenait dans les siennes, et il y eut une exclamation :
– Ainsi vous auriez eu du regret de ma mort ? De ma fin ? Moi, votre pire ennemi ?...
Elle demeurait, sans en avoir conscience, la joue appuyée contre sa main, à en guetter le frémissement.
« Quelle force il y a en lui ! » songeait-elle en se remémorant cet instant où il avait dit : « Approchez ! Venez là ! Venez plus près ! » Et où il l'avait prise entre ses deux mains comme dans des serres et où, de force, il avait appuyé sa tête contre son épaule et lui avait communiqué sa force, à lui, mourant, la force de se lever, de sortir et de tuer l'orignal.
Elle resta longtemps appuyée, à genoux, comme elle avait dormi en ce sommeil réparateur, puis, relevant la tête, elle sourit. Elle eut l'impression que les lèvres blessées lui renvoyaient ce sourire. Une trêve serait possible.