Chapitre 41
Cantor ouvrit la porte du jardin des Ursulines. Il traversa l'enclos, franchit le mur.
On ne le cherchait pas par là et le brouillard de l'aube était épais. Il descendit jusqu'à la rivière Saint-Charles. Par là, il devinait que patrouillaient les chasseurs à la poursuite de son glouton. Par instants, à travers les marécages, des pas lourds s'entendaient et des silhouettes floues passaient non loin, se hélant entre elles. Il répondait comme s'il était du groupe, car on ne pouvait le distinguer avec les brumes.
– L'a-t-on trouvé, le carcajou ?
– Pas encore ! Sacrée bête !...
Le soleil commença de percer et de dissiper les brumes qui se diluèrent en une pluie fugitive. Quelqu'un cria au loin :
– On l'a trouvé !
Cantor se hâta le cœur battant, les mains sur ses armes.
De loin le corps échoué, avec la longue courbe de poils dorés qui ensoleillait sa fourrure, lui apparut amenuisé, plus chétif qu'il n'en avait gardé le souvenir.
« Aurait-il pâti de la vie des bois ?... Peu habitué à la nature sauvage, il n'a su s'en défendre ?... Wolverine... »
Mais quand il fut tout près et qu'il vit l'animal à demi retourné, il comprit.
« C'est une femelle. Ce n'est pas Wolverine. »
Agenouillé près de la bête inerte, il l'examina.
Malgré le noir masque de bandit qui, autour des yeux, avait le pouvoir d'effrayer les Indiens, la petite « carcajou » aux paupières closes avait l'air si douce. Son gros corps velu à la longue queue superbe que convoitaient les assistants, contrastait avec la tête petite, au mufle court. Les lèvres retroussées dans une moue chagrine, laissaient luire à peine les redoutables crocs des deux côtés de la mâchoire qui n'avaient même pas eu le temps de se découvrir pour exhiber leur menace de défense, car elle avait été prise au piège. Les pattes courtes de devant aux griffes serrées se dressaient rigides et impuissantes comme des bras de poupée.
Il caressa le front du pelage soyeux entre les oreilles petites et rondes.
Il devina.
« Sa femelle !... C'était sa femelle. »
Cantor se releva, regardant autour de lui les hommes silencieux, et plus loin, au-delà, les bois aux cimes frangées de pluie perlée où les chasseurs allaient repartir à la poursuite de Wolverine.
« Ils ont tué sa femelle... Un crime de plus parmi la série de crimes qui va se répandre dans le sillage de la Démone... Mais je suis là, Wolverine. »
Il était là-bas. Ou bien tout près. Il avait tout vu. La capture et la curée. Il n'oublierait jamais.
Même le reconnaissant, lui, Cantor, se laisserait-il approcher désormais par l'un de ces humains qui avaient tué sa compagne, après les avoir guettés et pourchassés tous deux, pendant de longs jours et de cruelles nuits ?
Il n'oublierait jamais. Ni le crime, ni ceux qui l'avaient commis et il les poursuivrait jusqu'à leur défaite, sinon jusqu'à leur fin, jusqu'à ce qu'il pût les égorger, les mettre en charpie, jusqu'à ce qu'il parvînt à accrocher au sommet d'un orme leurs têtes lacérées, détachées du corps par ses griffes et ses crocs vengeurs.
Ses yeux revinrent vers les hommes qui l'observaient. On ne le reconnaissait pas.
Sans bruit et à sa façon péremptoire, il alla de l'un à l'autre des traqueurs en leur remettant à chacun une gratification, sous prière de suspendre la chasse et de s'en tenir à ce gibier-là.
– C'est que... Madame la gouverneur nous a bien payés aussi pour que nous en finissions avec le « carcajou » qui rôde autour de Québec depuis deux hivers, et nous cause des dégâts, fit remarquer l'un des hommes.
– Elle nous a fait promettre de lui en montrer la dépouille à son retour de Montréal.
– Une dépouille ? Vous en avez une, dit-il. Cela doit bien suffire pour la satisfaire.
Il n'était déjà plus là.
Il s'éloigna sans bruit, laissant le groupe discuter âprement lequel s'approprierait la dépouille du glouton femelle.
Le reste de la matinée, il s'avança par les halliers et les sous-bois presque impénétrables d'une forêt que les labours avaient refoulée au sommet des côtes, mais qui trouvait le moyen de couler et de revenir assez en avant sous la ville là où les terrains n'avaient pas encore été remis aux défricheurs.
Il lui semblait que le glouton n'était pas loin, le suivant, le précédant, l'observant, et il parlait sans cesse, employant ce langage de mots français, anglais ou indiens, et d'onomatopées, qui avait été le leur jadis.
Enfin, comme il se retrouvait à l'orée du vallon ravagé, il devina une masse sombre, tapie sous des buissons, et un regard humain aux aguets.
Il y avait tant de tristesse, mais aussi tant de joie incrédule dans ces prunelles qui luisaient sous les groseilliers sauvages, tant de souffrance, mais aussi tant de bonheur.
– Pardonne-moi, dit-il encore. Wolverine, je ne suis pas arrivé à temps. Mais nous allons la venger, ta femelle...
Et il continua de lui parler jusqu'à ce qu'il sentît que le lien était renoué.
Alors il se mit à courir, en galopant et en sautant parmi les obstacles du sous-bois, vers la rive du grand fleuve, le chemin d'eau, en criant à pleine voix :
– Suis-moi Wolverine, suis-moi, maintenant... viens ! Viens avec moi, Wolverine !... Viens avec moi à Montréal.