Chapitre 67
Dès qu'il eut repris des forces et fut en état de panser lui-même les plaies de ses jambes, il alla emménager dans la chambre de Lymon White. L'âtre de cette petite pièce correspondait avec la cheminée centrale qui, bâtie sur les modèles de Nouvelle-Angleterre, s'ouvrait sur quatre foyers différents. L'un, sur l'ancienne chambre des Jonas. Les deux autres, sur la grande salle.
Il entrepris de ranimer la maison engourdie. La nuit, il ne cessait de surveiller les feux. Il entrait à pas de loup, ressortait comme une ombre.
Angélique, n'ayant plus à se préoccuper de tout, dormait d'un sommeil plus réparateur. Il montait sur la plate-forme pour flairer les changements de temps, pour se prouver, pensait-elle, que l'hiver relâchait son étreinte.
Il neigea d'abondance et les portes et fenêtres furent à nouveau bloquées. Mais cette neige elle-même était signe de redoux.
Le gel, si redoutable, marquait un recul.
Ils déblayaient avec constance l'entrée du tunnel qui ne débouchait que sur l'univers clos, blanc et gris de la neige doucereuse et envahissante. Cependant, Angélique ne la haïssait pas. Elle préférait cette neige, penchée sur eux comme pour les envelopper et les cacher dans son giron, au cercle sans fin d'un univers sans vie ou au sifflement des tempêtes. Cette neige les avait sauvés à l'automne.
Que l'hiver était long ! Pourtant, chaque jour marquait une avance.
Si elle se représentait l'état dans lequel avait été déposé sur le seuil celui qui, avec beaucoup de soin et de vigilance, aujourd'hui l'aidait, elle ne pouvait que se féliciter de la marche du temps.
Ce matin-là, elle était assise à côté de la cheminée et roulait des bandes de charpie qu'elle avait auparavant lessivées dans l'eau bouillante additionnée de cendres. De ces bandes, elle avait fait un abondant usage, mais désormais elle pouvait aligner les petits rouleaux de toile blanche et les ranger en réserve dans son coffre de pharmacie en souhaitant de n'avoir plus à s'en servir d'ici longtemps.
Soudain, le père d'Orgeval apparut devant elle, vêtu de sa soutane noire.
À sa vue, elle resta stupéfaite.
Il était tel qu'elle l'avait imaginé autrefois, lorsqu'il était leur ennemi inconnu, et qu'elle appréhendait sans cesse de le voir se dresser devant elle, accusateur et implacable, et à plusieurs reprises, hantée par cette image, elle avait cru le voir surgir, silhouette noire, le confondant avec d'autres. Soit, une fois sur le Pénobscot, à l'orée d'un bois – mais ce n'était pas lui, c'était le Père de Vernon. Soit dans la petite maison de Ville-d'Avray au pied de l'escalier, un soir à Québec – et c'était simplement Joffrey, son époux, qui rentrait tardivement vêtu de son caban noir. Ou bien, dans la pénombre de la maison des jésuites, toujours à Québec, l'apparition inopinée de l'un d'eux l'avait fait tressaillir, mais elle avait reconnu une fois de plus, le père de Guérande. Et ainsi, beaucoup d'autres fois, pour une silhouette entr'aperçue, elle avait pensé :
« Cette fois, c'est lui !... Voici l'heure du combat. »
Mais toujours, s'abritant derrière d'autres porte-parole, il s'était dérobé.
Et maintenant voici qu'il était là, la main posée sur sa poitrine tenant l'extrémité du crucifix où brillait le rubis, mince, délié, presque élégant dans sa robe noire, dont la large ceinture serrant sa taille amaigrie lui conférait une silhouette quasi féminine, avec une allure espagnole, à l'imitation du grand Ignace de Loyola, par le haut col aux revers blancs arrondis.
Simultanément, elle pensa : « Qu'il est beau ! » puis « D'où tient-il cette soutane ! ». Enfin, avec une frayeur panique, « Il va partir ! ».
Mais, sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche, il la priait de ne point s'émouvoir et de ne pas interrompre sa tâche. Il souhaitait simplement lui parler.
Puis, devinant sa crainte, il affirma que cela ne remettait pas en cause sa présence auprès d'eux. Il resterait à leurs côtés jusqu'au retour du printemps, jusqu'à ce qu'il puisse lui-même les remettre entre les mains de leurs amis.
Il y avait seulement deux ou trois points encore qu'il tenait à éclaircir entre eux.
Tout d'abord, il parla de son ami le plus cher, Claude de Lomé-nie-Chambord.
Lentement, comme avec piété, il évoqua leur amitié, et cette forme d'amour qui avait existé entre eux, subtile, exquise et déchirante, amour du cœur accepté, amour charnel refusé et qui faisait que pour chacun l'autre avait été le symbole du feu qui brûle au cœur de tous les êtres, issu du même foyer unique de l'Amour essentiel, et à travers lequel ils avaient pu aimer de passion et de tendresse le reste de l'humanité. Mais forme inachevée parce qu'interdite par la dure Bible, laquelle devait, dans les temps premiers, donner la primauté à la procréation.
Amour sublimé donc puisqu'ils n'avaient pas eu d'autres choix, qu'ils avaient vécu depuis leur jeunesse et durant les longues années dans cette incomplétude, mais qui leur avait permis de suivre dans la joie, et souvent dans la paix du cœur, les chemins ardus de dévouement et de sacrifices de leurs vocations.
– Et encore, dit-il, poursuivant un discours qu'il avait dû se répéter à lui-même, que j'en sois venu à me demander aujourd'hui s'il n'eût pas mieux valu pour la gloire de Dieu que nous ne soyons séparés en rien, car j'ai appris que rien n'est plus créateur et victorieux que l'amour sincère, je reconnais que ce pur et tendre amour que je gardais pour mon frère d'élection m'a préservé du poids de la solitude et de l'aridité du cœur et a comblé longtemps mon être affectif, laissant en paix mes sens qui ne se voulaient pas concernés.
« On nous apprend dans notre noviciat à dominer en les sublimant ces désirs impérieux. J'y étais maître.
Elle l'écoutait attentivement, tout en continuant de rouler ses bandes puisqu'il l'en avait priée, mais plus lentement, donnant sans le vouloir une douceur rituelle à ces gestes simples des besognes quotidiennes qui bercent la vie.
Lorsqu'il parla de l'ardeur du sentiment qui l'avait uni au comte de Loménie-Chambord, elle pensa à Ruth et Nômie et son cœur se réjouit d'entendre ce prêtre en lévite noire accorder à leur amour interdit une sorte d'absolution indirecte. Pourtant, c'était bien le père Sébastien d'Orgeval qui était devant elle.
Elle fut peu à peu envahie par une rassurante conviction, qu'en cette heure, elle, lui, ils pouvaient tout se dire.
Ils étaient seuls au monde.
Dans un monde détruit, désert, inaccessible.
Nul ne pouvait entendre leurs propos, nul ne pouvait les recueillir pour les travestir et en faire des armes de mort.
Ils n'avaient pas à craindre de n'être pas compris. Ni d'égarer, ni de tromper, ni de blesser, ni de décevoir, ni de se faire des ennemis qui détruiraient leurs vies et celles des êtres qui leur étaient chers.
La folie de Babel s'agitait au-delà des frontières visibles.
Pour eux, ils étaient seuls sans autre témoin que le Créateur.
Il reprit la parole en disant qu'il devait revenir à ce jour d'automne, au lac de Moxie. Ce jour où, dans une rupture de tout l'être, il venait de comprendre que l'Amour, et l'amour charnel aussi, pouvait être le chemin du sacré. Conséquence de la révélation. L'effondrement de sa vie tout entière, le démantèlement des cadres qui le soutenaient.
– Alors je sus que l'Amour était un don de Dieu, et que j'avais été coupable, grandement coupable de l'avoir méconnu.
« J'en voulus à mon corps d'être impliqué dans cette révélation. Sensations de transport et d'envol jamais éprouvées. Sur le moment, j'en bénis Dieu. Mais c'était trop. Je m'évanouis. Je revins à moi pénétré de confusion, d'effroi aussi. Je cherchai à reprendre pied dans mon univers familier. L'idée de la Démone annoncée me traversa l'esprit et j'eus peine à retenir un cri de victoire.
« J'avais trouvé la parade.
« C'est ainsi. Je ne voulus pas reconnaître la Lumière. Elle me blessait dans toutes les défenses que j'avais édifiées pour me préserver contre ce que je haïssais et qui me terrifiait le plus : l'amour que je confondais avec concupiscence, l'Amour, notion méconnue et qui venait me frapper de son éclair, qui venait de me révéler l'envers caché de son mystère et de m'apprendre que la force d'un tel sentiment pouvait donner à tout individu la sensation d'exister sur Terre, et qui est tout pour vous.
« Ce que j'avais entrevu était trop fou... Je me suis entêté. Peut-être parce que je ne voyais pas comment matérialiser la révélation. Renoncer à mes amis les meilleurs, les décevoir... On me montrait du doigt en disant : « Il est devenu fou... » La Femme, l'Amour, la Liberté de la conscience... Il était trop tard pour moi. Mon corps était façonné, raide, forgé au pouvoir sur les êtres, à la guerre, à la puissance... Tout quitter... Pour une vérité entrevue... Sans rien espérer en échange.
« Circonstance aggravante, j'avais entr'aperçu les chevaux des hommes dans le sous-bois, une caravane. J'avais deviné qui était mon apparition... Donc, tout rentrait dans l'ordre. Je pouvais continuer ma guerre. Oui, vous le voyez, je me cherche des excuses. Mais cela ne change rien. Je n'en ai pas.
« J'ai su le jour où je cessai d'avoir la conscience pure vis-à-vis de mes actes. Lorsque, enfant, je partais massacrer les protestants avec ma grande épée, j'étais terrifié, mais si convaincu de servir Dieu que Dieu me pardonnera ces crimes-là.
« Nous naissons aveugles, entourés de brouillards, effrayés par des monstres dont nous mettons des années à comprendre qu'ils ne sont que des épouvantails de paille et de bois mort.
« Mais lorsque l'on voit clair, c'est alors que commence la faute.
« Je suis criminel d'avoir continué à vivre en donnant à ce que j'entreprenais les apparences d'actions vertueuses qui cachaient en réalité toutes les folies d'un sentiment amoureux.
« Cet amour, je l'appelais haine afin de pouvoir me trouver des raisons d'y songer. Je parlais de campagne de guerre, de croisades, afin de justifier l'obsession de mes pensées.
« Tous les projets de défaites, de capture, de vengeance, de persécutions que je fomentais contre vous, c'était sous l'aiguillon d'une attirance à laquelle je refusais de donner un nom. Je croyais vouloir abattre, détruire, effacer, avilir ce qui ne méritait pas de triompher et j'étais hanté par une seule chose : l'approcher.
« Je croyais que c'était pour pourfendre les ennemis de Dieu, pour accomplir ma mission...
« Lorsque je montai à l'assaut de Newchewanick, près de Brunswick-Falls, je vous savais là, dans ce hameau de puritains sur la colline, je criai : « Amenez-la-moi ! » J'étais certain de toucher au but. Je vibrais, et je ne savais pas de quelle impatience... Qu'attendais-je de cet instant où elle serait devant moi, vaincue, prisonnière ?...
« Mais elle ne vint pas... Et Piksarett s'envola avec vous !... Ne riez pas !... Je commençais à comprendre que le duel avait plus d'importance que je ne voulais lui en attribuer, que je n'étais pas seul à décider de ce duel... et de son issue.
« Fou, j'ai voulu votre mort pour extirper ce qui me rongeait, croyant qu'ensuite je retrouverais mon âme.
Puis il parla de la rancune et de la jalousie dévorante qu'il avait éprouvées envers l'autre, l'homme à qui elle appartenait, l'homme qui la possédait, et qui, par l'effet d'une injustice intolérable, était aussi aimé d'elle.
Cet aveu était plus difficile car il commençait à bien connaître Angélique et il savait que, si elle pouvait accueillir d'un front serein l'annonce qu'il avait voulu sa mort, elle était plus sensible lorsqu'il s'agissait de celui qu'elle adorait.
Non, assura-t-il, lui son époux, son amant, son amour, il n'avait pas voulu le tuer. Il aurait voulu l'écarter. Il aurait voulu qu'il démérite. Il aurait voulu voir abaisser sa superbe, briser son insolente aptitude à vivre.
– Ne croyez pas que la vie lui a toujours été facile, essaya-t-elle de protester.
– Il savait tout, trancha-t-il, et je ne pouvais le souffrir...
Comme il était bienheureux, avait-il pensé souvent, cet homme dont elle était si éperdument amoureuse, et qui n'avait rejeté ni la chair, ni l'amour, et ne s'était jamais embarrassé des lois. Athée, libertin, foulant au pied tous les préceptes, bafouant l'Église et ses institutions – son procès n'a-t-il pas été provoqué sur les plaintes de l'évêque de Toulouse ?
– Je voyais qu'en échange de tant de transgressions effectuées avec désinvolture et sans se soucier du scandale, il avait couronné cette existence coupable par la découverte des joies les plus hautes et les plus enivrantes. Non seulement il avait découvert l'Amour, le vrai, celui qui se relie à l'extase divine, mais il avait été payé de retour. S'étant acquis la plus belle des femmes, il en avait été aimé. Il fut celui désigné pour la combler, la transporter, la ravir, l'enseigner.
« Méritait-il tant, ce gentilhomme d'aventures, ce comte de Peyrac ? Je le maudissais. Pourquoi lui et pas moi ?...
« Je me pris à l'envier d'être sans moralité, sans attaches, sans servitude et vassalité d'aucune sorte envers quiconque... Et pourtant, je le sentais juste, parmi les justes. J'avais peur de comprendre. C'était lui qui avait raison. Lui qui marchait dans la Voie de la Vérité parce qu'il marchait dans la voie de sa vérité. Cela aussi, je devais le regarder en face.
« C'est une chose terrible que de découvrir l'erreur accomplie et l'ampleur des pièges dans lesquels on est tombé. Mieux vaut rester aveugle que de comprendre que la lumière de la Vérité ne vous est pas accordée selon vos mérites, mais selon le Plan. Mieux vaut continuer de se croire parmi les élus.
– Et maintenant, qu'en pensez-vous ?
– Que Dieu accueille toutes les voies qui exaltent Sa grandeur et célèbrent Sa bonté. Je suis apaisé et assuré de moi-même, bien que perdu pour les miens à jamais. Voilà ce que je voulais vous avouer, pour que le passé ne laisse plus subsister d'équivoques et d'amertumes entre nous. Il fallait débarrasser ces événements de la duperie des apparences : Je ne combattais pas pour Dieu, et vous n'étiez pas ses ennemis.
« Tout s'est passé ailleurs, là où s'ouvrent les nouveaux regards et où se préparent les bouleversements des générations. Mais... tout est si lent sur Terre...
Il se tut.
– Pourquoi l'avoir revêtue aujourd'hui ?
– Pour des aveux difficiles, une armure est parfois nécessaire.
– Père d'Orgeval, il m'arrive de me demander si votre erreur initiale n'a pas été, plutôt que d'entrer chez les Jésuites, de ne pas vous être présenté à la troupe de M. Molière. N'êtes-vous pas un peu comédien de nature ?
– Je l'ai toujours été... Au collège, j'ai joué tous les grands rôles des héros de l'Antiquité. Car vous n'ignorez pas que l'éducation des Jésuites attache beaucoup d'importance au théâtre. Il faut avoir le goût de la déclamation et de la tragédie pour prêcher. Et ce n'est pas de vivre chez les Indiens qui sont des comédiens nés qui aurait pu m'en guérir.
Angélique avait fini de rouler ses bandes, elle les avait posées soigneusement l'une près de l'autre, sur l'escabeau voisin.
Il vit qu'il l'avait rendue nerveuse. Mais qu'elle ne parlerait pas. Car, en effet, tout était impondérable et il n'y avait eu que trop de mots.
Les mains sur les genoux, elle le regardait.
Un léger sourire jouait au coin de ses lèvres.
Il lui trouva une grâce infinie et ferma les yeux.
Elle dit cependant, au bout d'un long silence méditatif :
– Puis-je vous poser une question ?
Et comme il acquiesçait d'un signe de tête :
– D'où tenez-vous cette soutane en parfait état ? Je croyais avoir découpé en lanières celle que vous aviez sur vous à votre arrivée !
– Celle-ci, je l'ai empruntée aux missionnaires de Saint-Joseph.