Chapitre 52
Elle aurait voulu se dire : c'est du sang. Mais elle ne se le disait pas. Elle ne pensait rien.
Elle savait. L'instant était arrivé qui devait arriver.
Elle aurait pu se dire : ce crucifix, son crucifix, c'est un autre prêtre qui le porte.
Mais son entendement lui refusait toute clémence. Elle ne se leurrait pas sur l'inanité d'une telle explication fallacieuse.
Elle savait ! Ce crucifix appartenait au martyr qui était étendu là, sans vie.
Ce corps, c'était le sien !
Ce cadavre, c'était lui !
Lui, lui, enfin ! Le persécuteur !... l'ennemi sans visage.
Outtaké avait tenu sa promesse :
« J'irai jeter à tes pieds le corps de ton ennemi !... »
Lui, à ses pieds, le jésuite maudit.
Sébastien d'Orgeval, l'irréductible. Lui, à ses pieds, cette forme informe qui s'en allait en pourriture, brisé, brûlé, meurtri de cent façons ?...
Mort !
Et elle, Angélique, la Femme qu'il avait, sans la connaître, poursuivie de sa haine, debout, devant lui, jetant sur ces restes macabres un regard presque éteint, lui aussi.
Combien de temps resta-t-elle immobile ?
Peut-être quelques secondes ? Peut-être de longues minutes ? Durant ce temps, la nature miséricordieuse lui accorda une totale absence de sensations et de pensées. Ni douleur, ni révolte, ni haine, ni joie, ni triomphe...
Alors, elle commença lentement de revenir à elle, à la réalité. Elle ne tremblait plus. Elle ne souffrait plus ni de la faim, ni de la peur. Il y avait seulement, en elle, un grand vide que, peu à peu, comme une marée grise qui s'enfle et monte sans bruit, comblait une infinie tristesse. Amère et stérile victoire ! Le flot lui en touchait les lèvres, la faisant vaciller.
Bourdonnant à ses oreilles, plaintif comme un souffle d'une conque marine lointaine, lui parvenait par intermittence un appel de lamentation triste aussi et si nostalgique comme il s'en élève parfois au large de Salem ou de Gouldsboro, les soirs de brouillard ou de lune... Appel si déchirant qu'elle en fut ébranlée. On aurait dit la plainte d'une créature humaine. Et une fois de plus, elle revenait à la surface d'elle-même, retrouvait la lueur vacillante de la torche sur les murs de bois mal équarri du fortin de Wapassou et sa solitude de tombe, et à ses pieds, cette forme étendue d'où elle perçut que s'échappait par instants le gémissement lugubre.
Or, croyant avoir touché le fond du désespoir, de la révolte et de l'écœurement, son angoisse renaissait, requérant ses dernières forces pour un nouveau dilemme.
Si des plaintes s'échappaient des lèvres de ce mort, cela devait-il signifier qu'il était encore vivant ?...
Une fois de plus, elle crut à la perte de sa raison. Son cerveau, comme fouaillé par une mèche de fouet cinglante, se remit en marche avec vélocité, refusant l'abandon au délire et, impérativement, elle le sommait de se prononcer, sans travestir la vérité, si épouvantable fût-elle.
Comme un animal rétif, elle le ramenait devant l'obstacle, l'obligeait à le considérer sans faux-fuyant, si démentiel qu'il apparût.
Était-elle folle ?... Ou bien, si elle reconnaissait que des plaintes s'échappaient des lèvres noires de ce mort, devait-elle admettre qu'il était donc... vivant ?...
Et, dans ce cas, pourquoi Outtaké l'avait-il jeté sur son seuil ? Pourquoi le lui avait-il remis vivant ?
Pour satisfaire à laquelle de leurs lois vengeresses ou cannibales ? Pour l'achever ? Pour le manger ?...
Était-ce cela qu'il voulait ? Selon sa logique et son éthique aux racines primitives, entremêlant obscurément sagesse et folie, générosité et cruauté, vengeance et nourriture.
Un spasme lui tordit les entrailles. Elle sentit la brûlure de son estomac torturé, et porta la main à sa bouche pour retenir une nausée incoercible. De la nourriture, de la viande, de la viande ! Un bouillon chaud !... et sapide !... Le salut ! La vie !
Elle s'élança vers la porte pour fuir des images atroces, trouva dans l'indignation et la rage qui la secouaient, des forces décuplées pour soulever encore la lourde barre, tirer les verrous, tourner les clés, arracher le battant à la neige et aux glaces.
Elle se jeta dehors, dans la tourmente, les appelant de toutes ses forces.
– ... Revenez ! Revenez Indiens ! Revenez !...
Le blizzard l'assaillit de mille serpents forcenés aux sifflements aigus. Elle dut reculer, aveuglée. Mais elle continuait de crier :
– Revenez ! Revenez ! Mohawks !... Vous n'avez pas le droit !... Vous n'avez pas le droit de faire cela !...
Elle entremêlait les mots français et iroquois. L'écoutaient-ils, tapis, nus et sauvages, derrière les giclées de neige glacée ?...
– Vous m'avez trahie, Indiens ! Vous m'avez trahie ! Indiens iroquois. Vous m'avez tuée ! Je meurs par vous !...
Elle tomba évanouie dans le linceul profond et doux de la neige amoncelée contre la porte. Elle se souviendrait plus tard s'y être enfoncée avec un infini soulagement.
La pensée des enfants la ranima. Elle crut voir debout devant elle trois petites silhouettes grises dans le blizzard mortel, qui l'appelaient en pleurant, et, terrifiée, se dressa d'un bond.
« Ils vont geler sur place ! »
Ses bras ouverts pour les secourir ne rencontrèrent que le vide, et cette fois alors, elle sut qu'elle avait bien été victime d'une hallucination.
Cependant, rentrée à l'intérieur du poste, elle continuait d'être hantée par l'idée qu'ils s'étaient éveillés, et ne la trouvant pas, étaient partis à sa recherche.
Titubant de fatigue, elle se traîna jusqu'à la chambre et les vit tous trois qui continuaient de dormir paisiblement dans le grand lit, les jumeaux de chaque côté de Charles-Henri, inclinant leurs petites têtes vers lui qui les tenait chacun par le cou.
Rassurée, elle retourna dans l'entrée pour en finir avec la porte qu'elle n'avait pas pris le temps de refermer entièrement.
Elle dut pelleter dur pour dégager l'huis, mais elle ne sentait plus sa faiblesse.
Sa peur avait été si grande d'avoir failli causer leur mort par sa défaillance, que tout le reste ne comptait plus.
Un sentiment de culpabilité la taraudait.
Comment osait-elle se laisser ainsi dominer par ses nerfs, alors qu'elle était le seul rempart de ces trois petites vies ?...
Elle consacra à la fermeture de la porte ses dernières réserves d'énergie.
La neige avait pénétré en tourbillons à l'intérieur de la pièce centrale et formait un gros tas, mais c'était sans importance puisque, à nouveau, leur refuge était clos. Les fureurs de l'hiver y battraient en vain, et la neige à l'intérieur fondrait.
Revenue dans la chambre bien chaude, elle se sentait éperdue de reconnaissance envers le ciel.
Le pire avait été évité !...
Elle resta à contempler les enfants et elle leur trouvait comme un peu de rose aux joues. Était-ce ce mélange de lichens et graines qu'elle leur avait donné à boire, avant de les coucher, en suprême nourriture, qui leur avait fait du bien ?... Elle regarda ce qui restait dans le fond du bol, le réchauffa sur les braises et but longuement la mixture très chaude. Oui, cela faisait du bien, et c'était suffisant. Elle n'avait pas besoin de plus ! Assise sur la pierre de l'âtre, elle s'appuya contre le montant de la cheminée.
Bourré de bois d'ormeau, le feu tiendrait longtemps. Elle pensa qu'elle allait se reposer un peu, puis elle réfléchirait. Elle s'endormit, se réveilla en frissonnant, chargea encore le feu de bûches et de tourbe, presque inconsciente, alla se glisser sous les fourrures près des enfants, dans le grand lit qu'elle trouva délicieusement tiède. Elle se rendormit. Elle était heureuse.
*****
Son éveil la laissait flotter, encore indolore, entre l'oubli qu'avait dispersé le sommeil et l'appréhension latente de ce qui l'attendait lorsqu'elle aurait repris pied dans la réalité. Ce fut un moment de transition miséricordieux.
« Tout est résolu, se dit-elle avec un infini soulagement, tout est résolu. »
Son corps était léger, mais reposé.
La pensée des enfants l'arracha d'un état de langueur qui ressemblait à une douce ivresse et lui ôtait toutes forces. Se redressant, son premier regard lucide était pour eux, et, comme chaque fois, son cœur manquait un coup, dans la crainte que la mort ne les ait rejoints tandis qu'elle dormait.
Mais ils dormaient toujours paisiblement. Et il lui parut lire sur leurs petits visages amaigris un reflet de la béatitude qu'elle venait d'éprouver. Elle s'inquiéta. Ils dorment trop. Il faut les réveiller.
Mais, réveillés, ils réclameraient à manger.
Elle s'appuya au montant du lit et se souvint. Il n'y a plus rien à manger.
Elle se souvint. Elle avait voulu sortir pour essayer coûte que coûte de chasser. Émergeant comme des fonds d'un océan nocturne, des bribes de ce qui s'était passé la veille s'imposèrent : il y avait eu un coup dans la porte, il y avait eu un sac, et c'était des vivres. Elle butait contre l'acre relent de la déception qui l'avait presque tuée. Non, ce n'était pas des vivres. Elle gémit tout haut. Elle ne voulait plus savoir la suite.
« J'ai rêvé ! »
Il y avait eu un cadavre et ce cadavre était vivant.
« J'ai rêvé. »
Elle se rassurait :
« J'ai rêvé. »
Un grand calme régnait. Dans le fort et au-dehors, la tempête s'était apaisée. La neige montait plus haut que les fenêtres mais à cette lueur subtile d'albâtre, traversée par la flamme d'une veilleuse qui envahissait la chambre, elle devinait que le soleil brillait dans un ciel purifié.
« Ai-je rêvé ? »
Elle regardait ses mains écorchées par le gel. Chaque détail de sa lutte insensée contre la glace, contre la porte, contre le poids du sac, lui revenait et lui laissait la bouche amère.
Sa déception, sa folie, sa colère contre Outtaké, ses cris, la gueule noire de la nuit la happant de ses crocs, avec des hurlements sinistres, la dévorant presque, le silence de tombe de la grande salle lorsqu'elle avait réussi à rentrer et à repousser les lourds battants protecteurs. Et ce grand corps noir au milieu, étendu, inerte, sur le plancher.
Elle se posa la question.
Le corps pouvait-il encore être là, dans la pièce voisine ?
Cette pensée lui donna la notion d'une autre présence, partageant un abri perdu, et c'était à la fois effrayant et insolite.
Et s'« il » était vraiment là, encore ?...
« Qu'as-tu fait, pensa-t-elle atterrée ! »
« En vérité, il était mourant et tu l'as abandonné ! »
Faible et maintenant lucide, elle ne s'expliquait pas ce qui l'avait poussée à fuir pour effacer l'horreur de ce qui venait de surgir, rompant la monotonie déjà horrible des jours qu'elle vivait, à s'engloutir dans la bienfaisance du sommeil pour oublier.
« Quel délire m'a prise ? J'ai cru que c'était... Le père d'Orgeval... Pourquoi cette obsession ? »
Parce que Ruth lui avait écrit : « Ils vont sortir de la tombe ! » Elle se jugea folle et coupable.
Était-elle sûre maintenant d'avoir vu briller l'éclat du rubis sur le crucifix ? Ce n'était peut-être que du sang, du sang, se répéta-t-elle. N'avait-elle pas constaté que cet homme n'était que plaies ?... Elle avait perdu la tête !
« Qu'as-tu fait ? »
À gestes lents, elle se levait, défroissait machinalement ses vêtements, et jetait un manteau sur ses épaules.
Dans l'âtre, le feu s'était maintenu sous ses cendres et une fois ranimé, donna de joyeuses flammes. En contraste avec la chambre bien chauffée, le couloir et la salle se révélèrent glacés. Son haleine aussitôt flotta en buée devant elle. Elle alla en s'appuyant aux murs, tremblant d'anxiété, incrédule encore et habitée d'un secret espoir que toutes traces de ce cauchemar auraient disparu.
Mais il était toujours là. Long gisant noir immobile, au milieu de la salle, à même le sol, tel qu'elle l'avait laissé la veille au soir.
Arrêtée sur le seuil, elle l'examina de loin, frappée d'effroi et d'aversion.
Certaines tribus primitives s'enfuient et décabanent si l'on commet la maladresse d'introduire dans leur village un colis épousant cette forme allongée d'un cadavre. Elle les comprenait. Elle n'en était pas moins atterrée.
« Qu'as-tu fait ? Le malheureux était mourant. Et maintenant il est vraiment mort. »
La pensée que le chef des Mohawks avait monté cette affreuse mystification afin qu'elle pût se venger de son ennemi en l'achevant et, peut-être en le mangeant, la secoua d'un sursaut salutaire de dégoût et de colère.
« Tu ne me connais pas, Outtaké ! Tu n'as pas compris qui je suis !... »
N'empêche qu'il avait gagné, le Sauvage ! Les entrailles tordues, elle avait fui.
« Qu'ai-je fait ? Même si ç'avait été lui, ce qui est absurde à envisager, je n'avais pas le droit de le laisser mourir. »
Saisie d'une infime pitié, d'un infini remords, elle se rapprocha doucement et s'agenouilla près du corps.
Penchée, elle écartait à deux mains les pans de cuir raidi de la capuche et, ainsi que dans les cryptes médiévales, l'on découvre dans les profondeurs des cagoules de pierre retombées, les visages en larmes de ces « pleureurs » dont les statues veillent aux tombeaux des rois, elle la retrouvait là dans le creux d'ombre, cette même face cireuse, paupières closes, qu'elle avait entrevue la veille, elle aussi, rigide comme marbre, noircie de barbe hirsute et sanglante, de balafres et de brûlures. Elle pensait :
« Pardonne-moi. Pardonne-moi !... »
C'était un homme blanc, un prêtre missionnaire catholique, un Français, un jésuite, et elle ne comprenait pas ce qui l'avait soulevée de peur ou de rancune à sa vue, et l'avait poussée à fuir. C'était un homme blanc, un chrétien, un martyr, un mourant, un frère.
Et elle n'aurait pas dû.
Elle avait donné la victoire à Outtaké-le-Barbare.
– Pardonnez-moi, mon Père. J'ai péché. Pardonnez-moi, pauvre homme !
Des larmes l'aveuglaient.
Elle se fustigea. Cela ne servait plus à rien de pleurer. Qu'allait-elle faire, maintenant qu'il était mort ? Et par sa faute.
Son regard descendit jusqu'au crucifix. Le rubis était bien là et scintillait. Le rubis !
Les yeux rivés à la face martyrisée, scrutant les traits informes et inconnus, elle s'interrogeait.
Qui pouvait être ce jésuite ? Et pourquoi portait-il au cou le crucifix du père d'Orgeval ?
Un frisson s'empara d'elle. Elle venait de discerner comme un légère buée flottant au-dessus du visage immobile. Il vivait donc encore ? Inimaginable !
Fébrilement, elle chercha dans ses poches, trouva son petit miroir et le passa devant les lèvres rigides.
Sa main tremblait, sa vue se brouillait, mais elle ne put nier la trace du souffle qui l'effleura.
– Il vit !
À l'instant, elle retrouve force et courage.
– Je vais le soigner ! Je dois le sauver !
Elle s'affaira, poussée par une fièvre de rachat, un sentiment d'urgence. Si elle parvenait à arracher cet homme à la mort, se disait-elle, ils seraient tous sauvés.
C'était le signe. Le signe de la Rédemption, le signe du Ciel sur la Terre.
Le signe que veillait sur eux une force plus juste et miséricordieuse que celle des hommes.
Elle alla dans l'autre pièce attiser le feu sous des marmites d'eau.
Les enfants dormaient toujours.
Elle revint avec un pichet de boisson tiède, son coffre de médecines, ses instruments de chirurgie, de la charpie.
Au breuvage qu'elle voulait lui faire ingurgiter, elle avait ajouté une bonne dose d'alcool. Cela l'achèverait ou le ressusciterait. C'était un risque à prendre. Cependant, elle avait toujours fait confiance à la promesse que contient l'appellation latine : Aqua vitae : Eau-de-Vie.
Sous les lèvres noirâtres et desséchées, la mâchoire crispée était serrée comme un étau. Mais des dents manquaient qui avaient été brisées ou qui étaient tombées, pourries, et par les interstices, elle réussit à infiltrer goutte à goutte le breuvage. Cela lui prit un temps infini car elle craignait de voir déborder de la cavité buccale le précieux liquide, mais un imperceptible réflexe de déglutition dut se produire car la tasse se trouva vide et elle se persuada qu'au moins, sa médecine avait imprégné les papilles desséchées et qu'elle allait s'insinuer lentement et ranimer le corps pétrifié. Il faudrait veiller à ce qu'il ne se réchauffât pas trop vite car elle savait que, seul le froid l'avait maintenu en vie, l'engourdissant comme l'animal hivernant, et avait évité à ses plaies de se corrompre.
De son « eau » bienfaisante dont elle avait le secret, elle lava son visage, oignit les paupières soudées par le sang et la sanie, d'un baume émolliant. Il faudrait attendre pour entreprendre les brûlures de la poitrine car cela exigerait un travail de patience afin d'ôter les lambeaux d'étoffe noire qui y adhéraient.
Elle renonça à arracher le crucifix de son écrin de chair.
Maintenant, elle s'attaquait, pour dégager le corps sur toute sa longueur, au cuir épais et très dur de cet espèce de cocon dans lequel il avait été enveloppé et cousu entièrement de la tête aux pieds. Voyant, au chevet, un tronçon de corde qui pendait, elle pouvait imaginer qu'« ils » l'avaient traîné ainsi, à même la glace, pendant des lieues, le cuir à peine tanné, étant aussi résistant et lisse qu'un bois de traîne.
Corps ballotté par monts et par vaux enneigés, derrière ces Indiens demi-nus, Iroquois ou Abénakis, courant par bonds sur leurs raquettes, poursuivant une course hallucinée par la blancheur immaculée des jours, le noir des tempêtes sifflantes et des nuits, entraînant derrière eux ce corps, dans son linceul de cuir, tout cela pour aller le jeter sur le seuil d'une tanière où Angélique, la Dame du Lac d'Argent et ses jeunes enfants, abandonnés de tous, se mouraient de faim.
– Je ne vous comprendrai jamais, Indiens.
La cosse rugueuse se refermait sans cesse et elle dut la découper par plaques, comme une écorce. Sous l'enveloppe dure, elle fut surprise de trouver des sortes de coussins qui semblaient être là pour envelopper et capitonner le corps du martyr. Tirant à elle, elle amena un premier sac de peau de daim, gonflé et tendu, et, avant même d'en avoir dénoué le lacet, elle en avait deviné le contenu.
Comme la veille la déception, la joie aujourd'hui aurait pu la tuer.
– Oh ! Outtaké ! Outtaké ! Dieu des nuages !... Comme l'autre fois !
Des haricots, des haricots de la vallée des Cinq-Lacs !... Du creux de sa paume, elle les fit ruisseler, éblouie, tel un avare contemplant ses pièces d'or et qui n'aurait pu être plus extasié.
– Des vivres ! Les enfants !... Ils seront sauvés...
D'autres poches et sachets contenaient du riz de folle-avoine à faire germer, du pemmican, des graines et des tranches de courges séchées, et encore du maïs, des pois, des haricots...
– Merci, mon Dieu ! Merci, mon Dieu !
À genoux, elle élevait ses deux mains jointes dans un geste de gratitude.
Le soleil brillait. Il se glissait par l'étroit soupirail, et le pinceau de lumière tombait sur elle. L'obscurité avait reculé. La vie reprenait son cours.
– Ils sont sauvés ! Merci, mon Dieu !...
Elle parlait tout haut et riait de bonheur.
Elle sut que quelqu'un la fixait dans l'expression de sa joie délirante.
Tournant la tête, elle s'aperçut que les paupières du moribond s'étaient soulevées. Un regard filtrait, délavé, sans couleur, mais c'était un regard.
Si bizarre qu'eût été le moyen employé par le subtil Outtaké pour la secourir, ce malheureux leur avait apporté le salut.
L'âpre volonté la reprit de ramener des limbes cet esprit qui, depuis de longs jours, errait aux portes de la mort.
Elle dit à voix haute.
– Vous êtes en sûreté, mon Père. Ne craignez plus. Je vais vous soigner. Je vais vous guérir.
Ces mots l'aideraient à comprendre qu'il était vivant, à se rappeler ce qui avait précédé son état d'inconscience.
– M'entendez-vous, mon Père ?... Si vous m'entendez, adressez-moi un signe, essayez de bouger les paupières...
Il se passa un très long temps. Les paupières ne cillaient point. Et les yeux restaient fixes et atones.
Était-il en train de mourir ?
Ce furent les lèvres qui bougèrent, remuant dans le vide à plusieurs reprises, puis un son s'en échappa et une voix lointaine et laborieuse, mais distincte, demanda :
– Qui... êtes-vous ?
Elle hésita. Sa tête tournait. Un vertige la saisit. Elle se trouvait sur un seuil redoutable et elle aurait voulu reculer le moment de le franchir.
Les yeux rivés à ce regard d'aveugle, elle dit, haletante :
– Je suis la comtesse de Peyrac.
Il ne broncha pas. Mais on aurait juré avoir vu luire, aussitôt disparue, une lueur bleue en ses prunelles ternies.
Ou bien était-ce une illusion ? Le fruit de sa hantise ?
Aucune force n'aurait pu la contraindre à l'interroger à son tour.
Aussi bien avait-il entendu ? Compris ?
« Je vais aller préparer à manger aux enfants, se dit-elle, puis... nous verrons. »
Mais voici que le phénomène se renouvelait. Les yeux pâles s'animaient et leur rendant la vie par l'effet d'en colorer l'iris, la même lueur bleue y montait, y transparaissait, d'un bleu très fin, très pur, très intense, mais aussi traversé d'un éclat dur et blessant : la lueur du saphir.
Le regard était là aussi.
La même voix étouffée et fragile s'éleva, démentant par sa faiblesse ce regard dans lequel venait de se rassembler toute l'énergie du corps perclus. Elle dut se pencher plus près encore afin de percevoir les paroles prononcées. Et c'était pitoyable et presque déchirant d'entendre ce timbre brisé et de voir ces lèvres blessées s'évertuer à prononcer les formules de politesse consacrées par l'usage d'une aristocratique éducation.
– Per... permettez-moi, Madame... de... me... présenter. Je me nomme... Sébastien... d'Orgeval...
Le pinceau de soleil se déplaçait avec lenteur.
Rien ne bougeait dans le fort perdu, rien ne semblait vivant à part ces nuées évanescentes de deux respirations conjuguées, que le froid condensait.
Signe ténu de vie, pour deux vies, prêtes à s'éteindre, la vapeur argentée de leurs souffles épuisés frémissait entre eux.
Cela n'aurait pas dû se passer ainsi. C'était trop tard !
Mais c'était arrivé.
Angélique de Peyrac et le jésuite Sébastien d'Orgeval se regardaient FACE À FACE.