Chapitre 42

Avant de se présenter à celle qu'il avait poursuivie si loin, madame de Maudribourg, aujourd'hui la femme du nouveau gouverneur, Cantor rôda à travers les rues de Ville-Marie, de Montréal. La cité au pied du Mont-Royal était encore marquée par la grande foire aux fourrures de l'automne dont la tradition se perpétrait avec la venue des tribus voisines.

Cantor n'était jamais venu à Montréal et il se sentait étranger.

Son esprit restait occupé par deux pôles : Ambroisine, à surprendre, à piéger, Honorine à protéger, à mettre à l'abri s'il en était encore temps.

Marchant et revenant sur ses pas avec hésitation, sans décider à laquelle des deux s'adresserait sa première visite, il réalisa son imprudence. À ainsi baguenauder, il allait se faire remarquer. Déjà l'on se retournait sur son passage. Ici les nouvelles couraient vite. Et il devait se souvenir que ladite Mme de Gorrestat avait essayé de le faire assassiner, avant son départ de Versailles, et de le faire arrêter à Québec.

Sans plus tergiverser, il se décida pour le couvent de Notre-Dame. Il ne se leurrait pas. Son hésitation à aller prendre des nouvelles d'Honorine, c'était de la peur. Peur d'apprendre qu'il arrivait trop tard. Un pressentiment ne cessait de le tourmenter. Il connaissait trop bien l'être infernal qu'il s'était juré, cette fois, de détruire à jamais. Si « elle » était arrivée en l'île de Montréal depuis trois semaines, elle n'avait pas dû attendre pour s'attaquer à la fille d'Angélique, car c'était là son but en entreprenant ce voyage aux apparences officielles. Cela également, il le savait d'instinct. Aussi, lorsqu'une religieuse, à l'air hautain sous son fichu noir bordé de blanc, le reçut dans un parloir à l'odeur de cire et de pommes nouvellement cueillies, ne s'étonna-t-il pas de l'entendre dire qu'Honorine de Peyrac n'était plus céans. Mais surprenant le nom de Mme de Gorrestat mêlé aux explications assez confuses que lui donnait son interlocutrice, le cœur lui manqua. Il se contraignit, néanmoins, à exiger d'un ton bref et maussade des précisions, et finit par comprendre que la fillette avait disparu, s'étant échappée à plusieurs reprises, désobéissante comme elle était.

Mme de Gorrestat, qui s'était présentée comme une très bonne amie de Mme de Peyrac, s'intéressait à l'enfant. Apprenant sa disparition, elle avait remué ciel et terre pour la retrouver.

« Ciel et terre ! Plutôt l'enfer ! Pensa-t-il... »

Bref, c'était touchant de voir avec quel dévouement cette grande dame qu'ils avaient le bonheur d'accueillir désormais aux côtés de celui qui occupait le plus haut poste de la colonie – et c'était, expliqua-t-elle en une longue parenthèse, un autre signe de bénédiction, car jusqu'alors, la colonie n'avait eu à sa tête que des gouverneurs privés de la douce et généreuse influence d'une compagne, et l'on pouvait augurer que les œuvres de charité s'en trouveraient bien, ce domaine étant plus ouvert à la compréhension et à l'activité féminine –, c'était donc émouvant et encourageant d'avoir pu constater avec quelle ardeur elle avait mis tout le pays en branle pour retrouver la petite pensionnaire évadée, et quelle aide elle avait apportée spontanément aux pauvres religieuses de Notre-Dame dans leur souci.

Cantor examina sans aménité celle qui lui parlait, et elle lui déplut.

Il demanda à voir mère Marguerite Bourgeoys. Il se souvenait tout à coup qu'il l'avait rencontrée sans trop y prendre garde à Tadoussac et à Québec, et que cette femme charitable et alerte paraissait être vraiment une amie de sa mère.

Mais, pinçant les lèvres, mère Delamare dit que mère Bourgeoys, leur directrice, dont elle assumait en ce moment les fonctions, avait été convoquée d'urgence à Québec par Monseigneur l'évêque, et qu'il était même question qu'elle entreprenne un voyage en France, afin d'aller s'expliquer avec l'archevêché de Paris, et également à Rome pour les statuts de son ordre de religieuses enseignantes, mais non cloîtrées, qui portait fort à controverse dans les milieux ecclésiastiques.

Le jeune homme quitta le domaine dans un état d'esprit agité où se mêlaient colère envers les dames du lieu, inquiétude pour Honorine, effroi à propos d'Ambroisine. Le cauchemar recommençait.

Arrivé à la barrière qui clôturait le verger, il se retourna vers la maison basse et blanche, au bout de l'allée, ayant pour toile de fond l'étendue grise du fleuve confondue avec le ciel du même bleu grisé que les eaux. Tracée au loin, la ligne de l'infinie forêt américaine se distinguait à peine sous l'approche d'un brouillard annonçant les frimas.

Assises dans l'herbe, sous des pommiers d'or bruni et des cerisiers en panache incarnat, des petites filles mangeaient des tartines de mélasse et le regardaient avec curiosité.

Derrière l'image la plus innocente, une ombre sinistre rôdait. Un souffle délétère empoisonnait l'air qu'on respirait. Il y avait comme une haleine mauvaise qui ternissait les couleurs et l'éclat de la vie heureuse, pour les imprégner de péché.

Comment mère Bourgeoys avait-elle pu laisser en place une personne comme celle qui l'avait reçu, qui parlait d'un air extasié de ce monstre de vices, Ambroisine ? Encore une qui s'était laissée abuser et qui se retrouvait soudain gardienne du Mal, parmi les saintes femmes.

Comme il remontait une allée de chênes qui conduisait à la route carrossière et qui le cachait de la maison, il entendit courir derrière lui et aperçut une jeune religieuse qui s'efforçait de le rejoindre dans un grand bruit de lourdes jupes.

– Monsieur, j'ai cru comprendre que vous étiez le frère de notre petite Honorine. Oh ! Cher Monsieur, retrouvez-la ! Que dira mère Bourgeoys à son retour ? Elle avait laissé des ordres pour que l'enfant puisse partir avec la caravane selon la demande du messager qui est venu de la part de votre mère. Comment notre sœur Delamare a-t-elle pu se laisser circonvenir à ce point ?...

À force de l'interroger, le jeune homme comprit comment les choses s'étaient passées. Ambroisine, forte des prérogatives de son rang, armée de sa douce et inflexible emprise sur les êtres de bonne volonté, comme sur les âmes noires par ailleurs, avait tout arrêté et remis la machine en marche à l'envers, à son bon plaisir.

Elle avait suspendu le départ d'Honorine, l'avait fait ramener. Puis la petite avait disparu, mais apparemment elle n'était pas tombée dans les mains d'Ambroisine puisque celle-ci la faisait rechercher. À moins que ce ne fût qu'une feinte pour dissimuler son crime. Elle était capable de tout. Un jour, on retrouverait un petit cadavre mutilé. Le cœur de Cantor lui faisait mal à force d'être serré d'angoisse.

– Je n'ose émettre à haute voix mon opinion, chuchota la petite sœur en regardant de droite et de gauche, mais je me suis réjouie que la petite se soit échappée, car cette personne, la femme du nouveau gouverneur, m'a paru effrayante...

– Et vous avez raison, ma sœur, lui asséna-t-il, car je sais de source sûre, de source ecclésiastique, que c'est un démon, un démon succube.

Elle poussa un cri d'horreur, se voila la face des deux mains, et s'enfuit en sanglotant vers la maison.

Cantor était furieux. Ces nonnes étaient toutes des demeurées ? L'une abandonnait ses responsabilités directoriales pour un voyage qui pouvait bien durer, pour le moins, deux années, l'autre, sitôt sa supérieure le dos tourné, contrecarrait ses ordres, une troisième se cachait, de peur d'encourir des blâmes, en essayant de protéger les enfants... Puis il se ressaisit. Les pauvres femmes. On reconnaissait bien là le vent de désordre qui se levait sur le passage de la Démone.

Mais en attendant, qu'était devenue Honorine ?

Il gagna la rive et se mit à marcher le long du fleuve, ne sachant encore ce qu'il allait faire. Pour aborder l'ennemie, l'habile créature à langue de serpent, il lui fallait reprendre force. Il pensait à Honorine, et derrière les mots prononcés dans le parloir : « désobéissante comme elle était », elle a disparu, « elle a fait une rage épouvantable, elle s'est sauvée », il revoyait la silhouette de la petite bonne femme aux cheveux roux, haute « comme trois pommes », sa ronde frimousse sans beauté mais si comique dressée sur son joli cou, dans cette attitude de défi et de dignité qui n'appartenait qu'à elle.

Quelle force indomptable en cette petite créature ! C'est pourquoi on avait tendance à se montrer dur et injuste envers elle. Et lui le premier, pensa-t-il avec remords. Il est vrai qu'elle était insupportable.

Mais il continuait de se sentir en colère contre toutes les femmes, et lorsqu'il pensait à l'injustice qui n'avait cessé d'accabler Honorine, sa colère s'étendait à ceux qui en avaient eu la charge et qui l'avaient mal aimée, donc peu à peu à lui-même. Tout le monde voulait s'en débarrasser, de cette fille. Lui aussi quand il était à Wapassou voulait qu'elle soit punie. Elle l'agaçait, cette fillette exigeante et susceptible qui accaparait leur mère et même leur père sans y avoir de droits. D'où sortait-elle, cette fille ?... Il fallait mieux ne pas y songer car cela donnait envie... de s'en débarrasser.

Et maintenant, c'était bien fait ! On ne savait même plus où elle était. Tout le monde l'avait voulu. Mais c'était une chose horrible, un poids plus lourd que le plomb à supporter. Car elle était si petite et si drôle. Elle était orgueilleuse, têtue, mais sans défense.

« Qu'est-ce qu'un enfant, dit l'Iroquois. On ne peut attacher d'importance à ses actes car il n'a pas de raison. Que lui doit l'adulte ?... Le défendre en attendant qu'il se fortifie et que la raison lui vienne !... »

Mais Honorine avait été arrachée et rejetée au grand vent !... Il se souvenait, quand elle lui apportait des petits bouquets de fleurs, quand elle lui cirait ses bottes pour lui faire plaisir... Elle l'avait toujours aimé. Il était son préféré. Pourquoi l'avait-il repoussée ? Il ne comprenait plus. Ce n'était qu'une enfant ! Il n'aurait pas dû laisser tant de stupide jalousie ronger son propre cœur. Et maintenant Honorine était perdue par leur faute à tous, par sa faute...

Des larmes jaillirent de ses yeux... Il s'efforçait de les retenir.

– Je suivrai sa piste !... J'irai jusqu'au bout du monde. Je ferai avouer la mégère. Je la retrouverai, Honorine... Je la ramènerai.

La petite Honorine en prières. C'était bien ainsi qu'elle s'était annoncée la dernière fois. Il était allé aux Ursulines de Québec pour lui faire ses adieux avant de s'embarquer avec Florimond. Mais elle avait fait dire par la mère Supérieure qu'elle priait, à la chapelle, qu'elle avait une vision... et elle avait tout bonnement refusé de le voir. Quelle tête de bois !...

Il s'essuya les yeux.

« Je te retrouverai, tête de bois !... »

Seul, il suivait le bord du fleuve. Il était loin de la ville maintenant, et avait dépassé les dernières maisons dispersées parmi les jardins et les champs.

Il n'entendait que le froissement des hautes herbes contre ses bottes et le susurrement des insectes de fin d'été, dont les nuits froides commençaient à réduire le nombre, groupés en nuages voraces.

Machinalement, il allait vers l'ouest, il avait pris la direction opposée à celle de son campement, un coin sous les saules qu'il avait établi vers la pointe extrême de l'île, en un lieu encore peu aménagé, où il n'y avait, sur cette butte, qu'un vieux moulin désaffecté, parce que le propriétaire du lot n'avait jamais amené de recrue pour peupler ces terres. Les Sulpiciens qui les lui avaient concédées étaient en pourparlers pour les reprendre, mais l'affaire traînait et le lieu, en attendant, demeurait le domaine du gibier aquatique.

Cantor de Peyrac y avait débarqué le matin. Il ne s'était approché de l'île de Montréal qu'avec précaution et, à la suite de nombreuses manœuvres destinées à brouiller sa piste, et à retrouver à chaque étape son compagnon, Wolverine, qui le suivait le long de la rive. Ou bien, doué d'un instinct qui l'avertissait à distance de ses intentions, il l'attendait sous un buisson à l'endroit où le jeune voyageur quittait la barque ou le navire sur lesquels il avait pris passage pour une journée de remontée du Saint-Laurent, ou bien Cantor, assis près de son feu dans la nuit du rivage, le voyait surgir au bout de quelques heures, avec de grands bonds farceurs.

Le canot lui avait servi à faire traverser l'animal. Et maintenant, le glouton était dans l'île. Il fallait agir vite avant que des chiens ou des Indiens ou des habitants, laboureurs, pêcheurs, chasseurs ou couples d'amoureux ne le découvrent et ne signalent sa présence.

Cantor de Peyrac devait arrêter un plan. Mais il lui fallait calmer en lui cet ouragan de peine qui l'avait submergé.

Il fit effort pour se raisonner, et trouva consolation à se souvenir de toutes les bonnes parties qu'il avait faites avec Honorine, ce lutin aux cheveux roux. Car, au fond, ils s'entendaient très bien tous les deux. Souvent, il l'avait juchée sur ses épaules pour la faire danser et sauter « comme les Indiens » dans leurs danses de guerre en criant « You ! You ! You ! » et il l'avait emmenée, en cachette, un soir au clair de lune, écouter le chœur des jeunes loups, en s'approchant assez près pour les apercevoir.

Une voix de jeune homme qui chantait sur l'eau lui parvint.

Le six mai l'année dernière,


Là-haut je me suis engagé...


Pour y faire un long voyage...


Aller aux pays hauts


Parmi tous les sauvages...

Cantor releva la tête et s'aperçut que le brouillard venu des lointains recouvrait le fleuve. Il ne ferait que passer et irait s'accrocher au bord du Mont-Royal vers le nord. Ou bien se dissiperait comme par enchantement. L'automne était une saison claire et guillerette, aux couleurs ardentes mais brèves.

Derrière la brume, la voix bien timbrée continuait :

Quand le printemps est arrivé


Les vents d'avril soufflent dans nos voiles


Pour revenir dans mon pays


Au coin de Saint-Sulpice


J'irai saluer ma mie


Qui est la plus jolie...

Une barque pointa et sortit du brouillard, menée par un seul garçon de dix-huit à vingt ans, bien bâti, en lequel Cantor reconnut Pierre Lemoine, troisième fils d'un négociant de Ville-Marie. L'aîné, Charles de Longueil, servait comme lieutenant au régiment de Saint-Laurent à Versailles, et faisait partie de leur coterie.

Après s'être entre-regardés, ils se saluèrent. Pierre Lemoine avait lui aussi fait un bref séjour à la Cour. Malgré sa jeunesse, c'était un marin émérite qui avait déjà mené des navires dans la traversée de l'océan.

– Je vous croyais en France. Nous apportez-vous des nouvelles de notre frère Charles ? Nous en avons eu de récentes par Jacques, le second qui est revenu dans l'escorte de M. de Gorrestat, le nouveau gouverneur.

Voyant se froncer les sourcils de Cantor, il ajouta.

– Cela ne veut pas dire que nous sommes d'accord avec lui. Il est un peu fou, Jacques. Il a fait partie de la cabale contre M. de Frontenac. Mais tout cela va se calmer avec l'hiver qui vient... Et vous-même, j'y songe, seriez-vous aussi arrivé avec le gouverneur ?...

– Je suis venu pour chercher ma jeune sœur Honorine de Peyrac.

Pierre Lemoine, accrochant son canot à un pieu de la rive, sautait à terre. Il se rendait à La Chine, et avait décidé de faire une halte en attendant que le brouillard se dissipe.

– Votre jeune sœur, dites-vous ? fit-il d'un air pensif. Figurez-vous qu'il y a moins de trois semaines, elle était là, à l'endroit même où vous vous tenez. Elle était là, toute seule et toute petite avec un grand sac. Je l'ai aperçue. Elle m'a dit qu'elle voulait se rendre jusqu'au manoir du Loup, chez son oncle et sa tante. Je l'ai prise dans ma barque et l'ai déposée non loin du manoir.

– Mon oncle de Sancé ! s'exclama Cantor illuminé, car voyant l'amorce d'une piste pour retrouver Honorine.

Il avait attaché peu d'attention à la découverte d'une parenté en Canada. Cela suffisait avec toutes celles que Florimond lui dénichait dans Paris.

À son tour, il monta dans la barque du jeune Canadien. Là-bas il aurait des renseignements.

« Cette petite bonne femme, quand même ! se disait-il tout ragaillardi, comme elle s'est bien débrouillée... »

Un vent frais avait dissipé les brumes. Ils croisèrent une barque chargée d'enfants. Les jeunes de Montréal passaient leur vie sur l'eau à manœuvrer des voiles.

Mouchetés de blanc, les rapides s'annoncèrent en amont.

Pierre Lemoine déposa Cantor au bas de la côte. Il lui dit qu'il s'apprêtait à partir vers le Haut-Saint-Laurent et que s'il voulait le trouver, il serait à La Chine où il rassemblait bagages et marchandises.

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