Chapitre 14

– Vous souvenez-vous comment étaient disposées les « lames » de cette étoile ? demanda Angélique.

– Certes ! C'était une si belle étoile ! Et nous l'avons souvent disposée devant nous pour la contempler en pensant à toi.

Au sommet de la falaise, Angélique, Ruth et Nômie s'assirent dans l'herbe courte, autour d'une dalle de granit affleurant sur laquelle Ruth disposa les cartes sorties de leur grand sac de velours.

– Voici le chariot qui t'a tant déplu, dit la voyante en désignant la carte. Tu ne nous as pas laissé le temps de te dire qu'il a plusieurs significations. Mais quand il sort ainsi en hauteur, en premier, avec en opposition le fou, c'est en effet un voyage imprévu... qui va arriver... sans qu'on l'ait envisagé... Départ rapide sans préparation.

– Comme lorsque nous sommes partis de La Rochelle en quelques heures.

Ici, au Nouveau Monde, leurs voyages étaient prévus, préparés. Avaient un but bien déterminé. L'hiver fini, ils redescendaient le Kennébec vers Gouldsboro. Puis ils s'embarquaient, soit pour la Nouvelle-Angleterre ou la Nouvelle-France avec armes et bagages, cadeaux à distribuer, marchandises et réserves.

– Vous aviez parlé de fuite et de déroute ?

– Trop hâtivement, peut-être, reconnut la jeune femme. De toute façon, le fou étant en opposé, je le répète : c'est un voyage... inattendu, comme une fuite... Mais il faut se rappeler que le chariot en lui-même a une double signification dont celle de victoire sur les ennemis. Alors je dirai plutôt que ce voyage aux apparences de fuite, car décidé rapidement, est indispensable car il a lieu pour arrêter ou neutraliser des ennemis.

– Quel voyage et dans quelle direction ?, s'interrogea-t-elle.

Ruth posa une main sur son poignet pour la calmer.

– Ne commence pas à battre la campagne. Ce voyage te concerne peu. Et souviens-toi de ma recommandation. Les forces convoquées ici sont puissantes. Ce sont celles du Souffle. Respecte-les en gardant ton calme. L'étoile est belle. Rien n'est encore accompli. Ton destin s'avance, mais aujourd'hui comme l'an passé, ce n'est que l'annonce de ce qui t'entourera et sera en place au moment où tout commencera. Je vais te dire pourquoi tout à l'heure, et par quelle carte sont magnifiés les autres arcanes, et leur sens, transcendé.

« Je vois ici la force et en face la justice. La Force, c'est le lion, symbole du soleil, c'est peut-être un souverain. C'est en tout cas l'homme souverain en face de la JUSTICE. Cela veut dire que l'homme, quel qu'il soit, te rend les armes, te rend ce qui t'est dû. L'équité règne. L'équilibre faussé par l'homme a été rétabli, et par acte de justice, et cet état demeurera car c'est l'un des piliers de ta vie future. Que peux-tu souhaiter de mieux, toi femme qui batailla si longtemps pour que ta voix parvienne à l'oreille du tyran, ou du maître, ou de n'importe quel homme qui refusait des droits de vivre à ta féminité ?

« Sur l'axe opposé, il y a les étoiles et la tempérance qui confirment le septénaire dans cette idée de victoire générale, de durée dans le triomphe avec d'autant plus de certitude que c'est le fruit d'une longue et raisonnable constance.

« Les Étoiles, c'est la patience, parce que c'est l'acceptation de la Vie, telle qu'elle est, telle qu'elle se présente. Imparfaite, souvent sordide, mais aussi merveilleuse, grisante. Il faut faire avec ce matériau de la vie qui nous est donné . On le peut car on est au-dessus de tout cela, parce que protégé par les Étoiles. Tu t'y entends de nature bien qu'impatiente de caractère.

« Alors quand, en contrepoint, se trouve la Tempérance, nous comprenons l'excellence des cartes qui te sont distribuées.

« La Tempérance indique : ce qui était dans l'obscurité vient à la lumière. D'une vase noire surgit l'or. Il faut aller doucement pour accomplir ces choses, laisser les phénomènes se développer : révélations, transmutations...

« Mises ainsi en opposé, les Étoiles et la Tempérance oui, ce n'est pas mauvais du tout. Pourquoi les Étoiles d'abord et la Tempérance ensuite ? C'est une meilleure disposition !... Parce que, la patience des Étoiles nous rappelle que tu es protégée par le cosmos. D'autre part, il faut que l'obscurité vienne à la lumière. C'est une longue tâche, seule la protection du cosmos peut te permettre d'en venir à bout.

« Enfin, au milieu, nous avons retourné le monde, l'arcane qui jette sur tous les autres un poudroiement de réussite et de gloire. Voici le signe de ta victoire. Non pas une victoire passagère, mais qui s'étend sur le renouveau annoncé. Car tout d'abord, le Monde ainsi placé, c'est une possibilité de vie assez longue. L'Héroïne, toi, est avertie que de nombreuses voies s'ouvrent devant elle et qu'il n'est pas exclu qu'elle ne puisse en parcourir plusieurs puisque les années ne lui sont pas comptées. La libération accomplie, elle peut faire ce qu'elle veut de sa vie après, et fait vivre plusieurs vies encore. Le temps lui est donné, la réussite supérieure et non pas seulement matérielle et pratique. Le Bateleur a été écarté.

– OÙ est le BATELEUR ?

– C'est la carte non retournée. Et en effet, il n'avait pas grand-chose à faire dans ce septénaire.

« Le Bateleur, le funambule en équilibre, instable sur son fil, s'immisce dans les réussites de commerce, les affaires d'argent en projets. Désormais, votre fortune est faite, construite. Votre enjeu est plus important et votre dessein plus vaste. Il y a longtemps que vous avez appris à vous passer de lui.

« L'Étoile de David que nous avons sous les yeux, a d'autres ambitions.

« Tu dois repartir dans une vie nouvelle. Il ne s'agit peut-être pas d'une forme de vie nouvelle, mais de toi, surgissant d'une longue élaboration comme quelqu'un de tout nouveau.

« Le Monde, c'est l'individu qui se retrouve avec la chance de se refaire une vie s'il veut, ou au moins une pureté. Toutes les possibilités lui sont offertes, homme comme femme. C'est pourquoi il est représenté par un être androgyne, plutôt une femme qui se dévêt : on se retrouve nu devant son destin, pur, rien à cacher, rien à regretter...

Angélique, penchée, considéra de plus près la représentation du Monde : un être de chair et de beauté, couronné de lauriers, tenant dans ses deux mains des bâtons d'or, tandis que pleuvaient alentour des gouttelettes d'argent.

– C'est une femme puisqu'elle te représente, et tu la vois « arrosée » selon le terme, de toutes les grâces, joie, euphorie, contemplation. L'être victorieux est ébloui.

– Que tient-elle dans ses mains ?

– Au départ, des rayons qui ont pris une forme plus grossière de bâtons, comme sur des statuettes d'Orient on voit représentés les rayons des forces telluriques. Mais ici toutes les forces : le Bien et le Mal, la Faiblesse et la Force, le Ying et le Yang selon les Chinois, c'est-à-dire le principe féminin et masculin. Tout en mains. Le triomphe.

– Quand cela arrivera-t-il ?

– C'est déjà arrivé ! murmura-t-elle. Mais dans le temps et l'espace tu dois encore passer une dernière épreuve.

Et posant son doigt sur le Fou à la ceinture dorée :

– C'est lui qui le dit, le Fou. Car le Chariot, que tu redoutes, n'est pas dangereux. Mais, associé au Fou, il signifie : épreuve. Le Fou n'est pas un insensé comme certains veulent parfois le considérer. C'est seulement celui qui se différencie. Celui dont on ne dit rien parce qu'on ne s'explique pas en quoi gît « la différence ».

« C'est l'homme qui ne répond pas au code établi par les autres hommes pour qu'ils soient semblables entre eux et suivent la coutume générale, la loi commune. Il n'est pas comme les autres. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'est pas remarquable.

« C'est celui qui n'est pas coupable et qui paraît coupable aux yeux des siens et de la Loi reconnue. Sa Loi est en lui et son juge en haut. Car la grâce plane au-dessus de la Loi.

« C'est celui... ou celle... qui admet ou commet certaines folies qui le feront blâmer et peut-être rejeter. Il les commet, non par esprit de folie, mais pour obéir à une sagesse plus haute qui brûle en lui, malgré lui...

Elle s'interrompit les regardant tour à tour.

– C'est toi, c'est nous. C'est l'homme que tu aimes, le comte de Peyrac, ton époux, relié à tous et pourtant à l'écart de tous.... Et c'est lui, là-bas, ajouta-t-elle avec un mouvement en direction de l'homme à la redingote bleu barbeau qui continuait son guet austère, prêt à abattre d'un coup de pistolet quiconque voudrait chercher noise à deux malheureuses femmes considérées comme folles dangereuses, et sorcières. Et l'homme de Londres aussi, son capitaine à la redingote rouge qui ne nous a pas oubliées et est venu nous chercher pour nous conduire jusqu'à toi.

– Et Brian Newlin, sans doute aussi ? fît Angélique.

– Oui, c'est vrai. Merci, ma sœur, d'y avoir songé. Ainsi isolés, nous ne sommes pas seuls. Nombreux sont les Fous des arcanes supérieurs qui dansent la ronde. Et chacun a eu son mâtin qui le mord au talon. Morsure qui réveille le Fou oublieux de son destin, et qui s'endormirait. Interdit de dormir, Messire Fou ! Il est aussi le Libre Arbitre, n'oublions pas. Et à quoi servirait d'être libre de choisir sa voie, pour ne pas faire choix et dormir. Morsure ! Le chien nous saisit au talon. Il faut se réveiller, il faut partir, il faut accepter la nécessité d'agir. Il faut franchir l'épreuve imposée, sinon les promesses du destin ne s'accompliront point. Toi, tu sais déjà que tu franchiras l'épreuve, puisque le triomphe est là et s'impose.

– Si ce n'est un voyage, alors quelle sorte d'épreuve ? demanda Angélique après un moment de silence.

Car elle craignait d'approcher d'une révélation redoutée autour de laquelle elles ne cessaient de tourner depuis le début, comme rôde le renard autour d'un poulailler.

Ces « lames » aux couleurs voyantes et qui avaient l'air de claironner amicalement un avenir paré de tous les succès et réussites, elles renfermaient bien l'épine vénéneuse promise à sa démarche trop ailée et qui la ferait boiter bas.

Et ce chien, mâtin hargneux ?... Il fallait prendre au sérieux ce mâtin symbolique que Ruth et Nômie considéraient, lui semblait-il, avec indifférence, sinon indulgence, pour s'être familiarisées sans doute trop de fois avec sa morsure stimulante. À la question d'Angélique, Ruth répondit :

– Je ne sais.

Puis, voyant qu'elle décevait Angélique par son refus de vouloir en connaître plus, afin de la renseigner, elle fit effort. Après avoir jeté un regard à Nômie, elle tomba dans une profonde rêverie.

Et les coudes appuyés à ses genoux, ses joues dans ses paumes, son regard se perdait sur l'horizon mouvant de la mer parsemée d'îles. Cette étendue aux bleus changeants bougeait comme une soie secouée par une main nonchalante se balançant à la limite du ciel. Ses plis se drapaient autour des rocs allongés, alignés en escadre, couronnés de verdure brillante.

Un léger vertige naissait de cette contemplation. Le vent arrivait par risées subites, souvent chargé de bruine salée. On voyait éclater, au bord de la falaise, le panache d'écume des lames de fond, avant d'en entendre le bruit. Un souffle plus violent rabattit le capuchon de Ruth Summers et ses cheveux flottèrent. Pâles et dorés, ils avaient dans le soleil une texture lumineuse qui lui fit comme une auréole. Angélique, parmi cette blondeur, distingua mieux des cheveux blancs, ceux que les tourments intérieurs, les brisures irréparables, l'usure des injustices et des reniements subits font naître avant l'âge. « La sorcière !... » Et elle revit la sorcière de son enfance. Était-ce la première Mélusine ou la seconde Mélusine ?... Plutôt la première Mélusine, celle qu'on avait pendue. Elle avait de beaux cheveux blancs frisés qu'elle laissait flotter sur ses épaules et qu'elle parait de fleurs, ce qui lui donnait l'air d'une vieille petite fille contente. Plus paysanne, plus ronde que Ruth Summers, mais tout aussi savante et devineresse... Les sorcières !... Les sorcières des campagnes. Que de promenades Angélique enfant avait-elle faites en leur compagnie ! Que de mystères lui avaient été révélés... Les sorcières des forêts !... dont tant avaient été brûlées au cours des âges.

La jeune femme anglaise prolongeait sa méditation.

Elle prononça enfin, d'un ton solennel et presque sépulcral :

– Tu parleras avec un mort !

Angélique sentit un frisson glacial lui passer à la racine des cheveux.

– Que voulez-vous dire ?

– Je ne sais pas exactement, répondit l'Anglaise en secouant la tête. C'est flou ! C'est étrange.

Angélique se vit honorée d'une vision de l'au-delà comme la mère Madeleine, et n'éprouva aucun enthousiasme à cette idée.

– Je ne veux pas avoir à parler avec un mort.

– Que tu es donc rétive ! Tu veux connaître ton sort, tu veux tout savoir de l'Invisible et tu n'acceptes rien !... Et si ton destin était de te faire haïr, de te faire lapider ?... comme le nôtre !

– Je n'en veux point. J'ai eu ma part de lapidations !...

– Eh bien ! Tu as raison, ma chère. Et tout se concilie ! Ce que tu as acquis par les traverses de ta vie, c'est de ne plus appartenir aux vaincus... C'est pourquoi nous ne voyons partout que gloire et triomphe pour toi... Écoute encore. Il est vain et imprudent de vouloir donner aux révélations des tarots une image trop précise. Notre interprétation est sujette à caution. Et comme je te le disais tout à l'heure en cette carte, c'est peut-être le roi, votre souverain, ou peut-être ton époux, ou peut-être tous les deux, ou peut-être un autre homme qui leur ressemble. Ces choses-là, on ne les sait qu'après... C'est le symbole qui nous est apparu... À quoi sert de laisser aller notre imagination imparfaite ? Sois donc humble et patiente devant les prédictions. Tu comprendras le jour venu.

Puis elles se mirent à rire, comme des enfants complices qui sont seuls à saisir l'hermétisme et la cocasserie de leurs plaisanteries et de leurs querelles.

Une vague éclatait au bord de la falaise et le vent dispersait ses embruns salés.

Tout était calme et suave, tout parlait de concorde. Jusqu'à l'ingénuité paisible que la distance conférait aux esquifs entrevus dans les lointains de la Baie Française, voiles blanches des vaisseaux ou brunies au cachou des bâtiments de pêche. Tous rivaux, on le savait, acharnés à faire triompher leurs desseins et à contrecarrer ceux des autres, mais qui, derrière le pastel des brumes, ne paraissaient poursuivre qu'un rêve élégiaque.

Le vent jouait avec les chevelures des trois femmes penchées au-dessus de l'étoile magique.

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