Chapitre 26

Le lendemain, en sortant de l'habitation, elle trouva le marquis de Ville-d'Avray qui l'attendait et qui lui prit le bras d'office. Marchant au long du chemin sablonneux, en y posant le pied et le bout de sa canne avec sa grâce habituelle, il commença par l'entretenir des jardins du roi.

– Je ne vous parle pas des jardins et parcs d'agrément, mais des potagers. Leur splendeur née de la beauté de tous les fruits, légumes et fleurs entremêlés et disposés avec un goût et une science infinis, a de quoi ravir la vue comme si l'on se promenait dans un des tableaux d'un peintre. Quant à l'odorat, le parfum des poires, au pied du mur des cent marches, contre lequel le roi a fait planter cinquante poiriers en espaliers, ce parfum lorsqu'il s'exhale dans la tiédeur d'une fin d'été, a de quoi faire défaillir d'une volupté aussi délicieuse qu'innocente une personne de votre complexion.

– Pourquoi m'entretenez-vous de ces raffinements, alors que nous nous en trouvons fort loin et précisément dans le cadre d'une nature sauvage et plus qu'une autre ingrate, si je ne parle que de l'odeur dont nous environnent ces sempiternelles sècheries de morue. Et à Wapassou, je n'ai même pas réussi à faire fleurir un pommier normand.

– Précisément, si en contraste j'évoque le domaine du jardinier du roi, c'est que je sais que votre amour de la vie vous rend sensible à de telles évocations et peut vous inciter à désirer les revoir.

– Étienne, vous savez que je ne peux accompagner M. de Peyrac, vous le savez fort bien. Tout me retient en Amérique. Ma place est auprès de mes enfants, de nos amis et compagnons et associés dévoués, et j'ajoute, hors de l'obligation que j'ai de demeurer présente en l'absence de mon mari, je ne suis pas certaine que je déciderai jamais de retourner en Europe.

– Vous y viendrez ! Vous y viendrez ! Souvenez-vous !... Je vous invitais à Québec, et vous disiez : Il est impossible pour moi de poser le pied sur un territoire français sans me trouver en danger. Et puis, vous êtes venue, et nous avons passé une si agréable saison d'hiver dans notre petite capitale, votre séjour n'ayant fait que resserrer des liens d'amitié.

– Résultats heureux qui semblent bien compromis tout à coup !

– Mais que dites-vous ? Comme vous êtes pessimiste, chère Angélique ! Il n'y a rien ! Ce n'est qu'une intrigue de quelques jaloux et fâcheux qui a soudain jeté Frontenac hors de ses gonds et l'a décidé à aller s'expliquer à Paris. Au fond, ce bruit que le roi le rappelle, j'ignore s'il est vrai ! Frontenac a raison. Il obtiendra de faire balayer sa maison. Ce n'est qu'une intrigue de « coloniaux » de marchands de fourrures, de jésuites intolérants, et dont, je parie, le roi lui-même n'a pas entendu parler.

Il paraissait très assuré.

Elle se demandait s'il lui cachait quelque chose, ou si c'était elle qui, affaiblie par l'attachement qu'elle vouait à Joffrey, l'homme de sa vie, affaiblie par l'habitude du bonheur, donnait à l'épreuve qui l'attendait des proportions dramatiques, et lui cherchait, sans raisons, de sinistres prétextes.

Une fois la chose admise, et bien qu'elle demeurât endolorie, étourdie comme après des coups, et malgré tout habitée d'une réticence, pour ne pas dire d'une peur, qui, par moments, lui donnait envie de crier, il fallait bien reprendre les apparences quotidiennes.

Dans l'immédiat, cette décision en entraînerait d'autres. Le but de leur actuel déplacement, c'était Honorine que l'on devait aller visiter ! Elle pensa continuer en direction de Québec et de Montréal, remonter le grand fleuve Saint-Laurent... Mais Joffrey de Peyrac s'y opposa, et sa réaction prouva à Angélique que sa méfiance était éveillée et, qu'en dehors de la présence de M. de Frontenac, il ne voulait pas la savoir en Nouvelle-France.

« Et Honorine !... »

Les déceptions s'ajoutaient les unes aux autres. Et dans une soudaine avalanche de petits faits révélés, la joyeuse insouciance de leur départ en croisière pour aller visiter leur fille, faisait place à une brusque incertitude.

*****

Après deux jours de débats et d'oscillations diverses, il fut décidé que le navire de Job Simon, le Saint-Corentin, ayant à son bord le lieutenant de Barssempuy pour diriger l'expédition, porterait jusqu'à Québec et Montréal les voyageurs auxquels l'on avait déjà promis le passage. M. de Vauvenart et son amie La Dentellière, Adhémar, Yolande et leurs enfants, qu'ils s'étaient engagés à présenter à des parents acadiens de Québec, Yann Le Couennec qui s'arrêterait pour rencontrer la Mauresque, etc.

Barssempuy et l'Oratorien M. Quentin continueraient jusqu'à Montréal en messagers de M. et Mme de Peyrac. Ils verraient Honorine, s'entretiendraient avec Mère Bourgeoys, visiteraient le Seigneur du Loup et sa famille, rapporteraient nouvelles et courriers, reprendraient à Québec le couple Adhémar-Yolande et Yann, ainsi que, peut-être, sa promise.

Angélique écrivit des lettres dans toutes les directions. La pensée qu'Honorine recevrait des visites de Gouldsboro et de Wapassou, et qu'on lui rapporterait des nouvelles de l'enfant après l'avoir vue, ne suffisait pas à calmer ses regrets.

– J'irai jusqu'à Ville-Marie pour la voir moi-même, lui promit la bonne Yolande. Je saurai vous donner plus de détails sur elle. De me voir la consolera un peu de ne pas vous voir, Madame, cette année.

« Honorine aurait-elle besoin d'être consolée ? » se demanda Angélique.

Elle sentait l'enfant si lointaine, et devenue sans doute très différente. Elle avait dû s'habituer à sa vie de petite fille partageant jeux, études et prières avec des enfants de son âge sous la douce férule des charmantes sœurs de la Congrégation de Notre-Dame. C'était pour Angélique que la séparation était le plus dur. La frustration qu'elle ressentait à propos de sa fille qu'elle s'était tant réjouie de revoir bientôt ajouta à l'oppression que lui causait l'approche des départs.

Après le Saint-Corentin, la Reine-Anne qui avait à son bord Frontenac et les gens de sa suite, La gloire du Soleil et le Mont-Désert pour le comte de Peyrac, prendraient la mer.

Au moment du départ du Saint-Corentin pour Gaspé, Angélique attira Yolande à l'écart.

– Ramène-la, lui dit-elle d'un ton pressant. Ramène-la si ton cœur te le dicte. Ramène-la. J'en touche un mot à Mère Bourgeoys dans ma lettre. Elle va sans doute me juger une mère faible et folle, mais, en l'absence de mon mari, je suis effrayée de la sentir si loin pour une année encore.

– Et si la petite me semble heureuse et n'a pas envie de revenir ? s'enquit Yolande qui connaissait la demoiselle. Rappelez-vous, Madame, c'est elle qui a voulu y aller au couvent, chez Mère Bourgeoys.

Angélique hésita encore.

– Si elle est bien là-bas et heureuse, alors laisse-la. Nous nous reverrons l'été prochain... Mais... Ne te fie pas seulement à ce qu'elle te dit. Regarde autour de toi. Examine si elle ne risque rien. S'il te semble que nous puissions perdre notre crédit en Nouvelle-France et avoir des difficultés ensuite à y revenir, ramène-la. Je te fais confiance. J'écris aussi à mon frère. Je vais également parler à M. de Barssempuy.

Et plus le jour, l'heure approchaient, plus elle comprenait toutes les douleurs et le courage de ces femmes de jadis qui avaient regardé les chevaliers partir aux croisades pour des années, sinon pour toujours.

« Ce n'était pas la même chose. Les gens de ce temps-là ne s'aimaient pas comme nous. Il fallait un cœur de pierre pour supporter ces arrachements, un esprit vide et obtus, seul soucieux de matérialité quotidienne, d'une existence abrutie dans ces rudes châteaux forts perdus du Moyen-Âge, ou le besoin de coups d'épée à distribuer dans le goût du sang et de la force brutale voulant se dépenser. »

Puis elle se reprenait et demandait pardon à ses ancêtres, reconnaissait qu'ils étaient partis pour délivrer le tombeau du Christ, évoquait les « Chansons de Gestes » qui faisaient les belles heures des veillées de Wapassou, et Aude expirant de douleur dans les bras de l'empereur Charlemagne à l'annonce de la mort de Roland-le-Preux.

L'amour, l'amour-passion, l'amour mystique traversaient l'histoire des hommes. Un chant éternel dont elle entendait les accents déchirants et pathétiques, celui de l'adieu des femmes aux hommes qui s'en vont, qui partent pour la guerre, de la femme qui regarde s'éloigner celui qu'elle aime, ce preux, ce vaillant chargé de soutenir le monde, de défendre le faible et l'opprimé, de réclamer justice par la force de son bras musclé, brandissant la lourde épée, la lourde lance, la lourde hache, le lourd mousquet, défendant la femme et l'enfant, avec ses moyens d'homme, souvent dérisoires, souvent brutaux et sanglants, mais avec cette vaillance qui est son apanage, le rachat du chaos dans lequel il se débat ne pouvant se construire que dans la lutte.

*****

Joffrey renversa l'image.

– Vous partirez avant nous, ma chérie. Ainsi, vous n'aurez pas à souffrir de voir disparaître peu à peu nos voiles à l'horizon.

Mais elle ne voulut pas. Elle était une femme comme les autres. Et les femmes restent sur le rivage.

Il rapprocha son visage du sien, et répéta à plusieurs reprises, les yeux clos : Ma chérie ! Ma chérie !

Le vent les arracherait l'un à l'autre irrésistiblement et ensuite, partagés et le cœur dolent, mal accoutumés à cette rupture, en manque d'une partie d'eux-mêmes, ils partiraient chacun vers une aventure désignée, une tâche en fait qu'eux seuls pouvaient accomplir et qu'ils devraient accomplir seuls, et si pour Joffrey les lignes en étaient bien tracées et qu'il pût déjà en mesurer la charge et en préparer les étapes, il s'étonnait de pressentir que c'était à Angélique qu'était dévolu le plus lourd fardeau, le plus dur combat. Alors il s'ébrouait comme un cheval qui s'éveille et de même qu'il avait aplani, dissipé en la raisonnant son inquiétude démesurée pour lui, il s'évertuait à dissiper la sienne, pour elle sans objet véritable, si ce n'était que, pour lui aussi, l'épreuve de l'absence qui les avait séparés de longues années, avait laissé dans son être des séquelles d'angoisse qui le condamnaient à n'être jamais rassuré sur son sort sauf si c'était lui qui demeurait à ses côtés pour veiller sur elle.

Angélique le vit par instants marcher de long en large avec souci. Ce n'était pas ce qu'il projetait d'exposer au roi qu'il méditait, ce qui aurait été assez dans sa manière car aussitôt investi d'une charge et d'un but à remplir, il en commençait l'approche sans attendre. Il la surprenait en lui révélant qu'il ne cessait de se demander quelle résidence était préférable pour elle en son absence.

Wapassou, n'était-ce pas trop loin, trop éloigné de la côte ? Il lui suggérait de passer l'hiver avec les enfants à Gouldsboro. Tout à coup, il se sentait comme les Anglais. Pour elle, il voulait la mer libre par laquelle on peut s'enfuir, la mer lui apparaissait une complice bienveillante à laquelle confier leurs vies précieuses.

– À l'occasion, si quelque chose arrivait, vous pourriez vous rendre à Salem, ou à New York chez M. Moline...

– Que craignez-vous ?

– Rien, en vérité... Mais à Gouldsboro, vous seriez moins seule, plus entourée.

– J'aime Wapassou. J'y suis très entourée aussi et chez moi. De plus, je crois ma présence nécessaire. C'est un poste avancé et ceux qui le tiennent ont besoin que l'un de nous soit présent parmi eux l'hiver, ne croyez-vous pas ?

De toute évidence, l'un d'eux devait demeurer en terre d'Amérique pour veiller sur la bannière des Français de Gouldsboro et de Wapassou.

Il y avait enfin que la stratégie spontanément mise en place convenait à une évolution mesurée de leurs rapports avec le roi. On commencerait par une affaire d'hommes. La femme, pomme de discorde, paraîtrait plus tard, à son heure et dans un climat apaisé.

Sous la violence de son chagrin, toutes ses défenses s'abolissaient et jamais le comte de Peyrac n'avait perçu avec autant de vérité l'intensité de son amour pour elle. Jamais ils ne furent si proches l'un de l'autre, et cela entremêlerait aux sombres jours précédant le départ, des souvenirs d'adoration, d'abandon et de tendresse jamais égalés parce que jamais osés peut-être, dont elle nourrirait les rêveries de son absence. C'était au moment où il n'y avait plus aucune barrière entre eux qu'il leur fallait se séparer. Du moins, était-ce leur sentiment, que l'injustice cruelle de la séparation les surprenait en plein bonheur, à un sommet merveilleux de leur entente. Car la connaissance mutuelle est comme la perfection du plaisir amoureux. On ne peut prétendre en atteindre les limites.

Ce qu'ils vécurent ouvrait un nouveau chapitre de l'histoire de leur vie commune, alors qu'ils croyaient fermer avec douleur une page lumineuse et sans nuage de leur amour.

« À peine réunis, nous voici séparés », se plaignait Angélique, ce qui était quelque peu injuste car une longue période de plusieurs années leur avait été accordée à vivre l'un près de l'autre, mais elle traduisait son sentiment de n'avoir pu encore savourer assez le miracle de leurs retrouvailles, son regret d'avoir mis trop de temps à guérir de sa méfiance envers lui au début, et de n'avoir pas goûté assez pleinement chaque jour, chaque heure.

Mais si, pourtant ! Chaque heure, chaque jour de ces années qu'ils venaient de vivre au Nouveau Monde avaient tissé la trame de leur amour plus solide, plus chatoyante, plus indestructible.

*****

Le dernier soir les trouva, dans le refuge du fort, debout devant le rouge du ciel, s'embrassant comme des fous, comme des noyés, se répétant que c'était la dernière épreuve qui était exigée d'eux, que chacun allait gagner l'un pour l'autre le droit de rester à jamais l'un près de l'autre, qu'ils ne se quitteraient pas et se soutiendraient par la pensée.

Cette fois, lui disait-il, en caressant ses cheveux, en couvrant de baisers son front pour la calmer, cette fois, si elle le voulait, ils ne seraient pas séparés. Si elle le voulait, elle pourrait l'aider, non seulement en demeurant ici en Amérique, en veillant sur Gouldsboro et Wapassou, mais en restant reliée à lui par son amour dont il voyait enfin toute l'ampleur. C'est ce qu'ils avaient oublié de faire jadis, c'est ce qu'ils ignoraient encore la première fois. Ils ne s'aimaient pas assez.

L'absence avait rompu le fil d'argent de leur passion. Ils s'étaient trouvés devant le vide, hurlant de désir frustré, de déception qu'ils croyaient définitive, mutilés d'une perte qu'ils croyaient irréparable comme des enfants au jouet brisé.

Alors qu'ils auraient pu se soutenir mutuellement. Mais ne l'avaient-ils pas fait ? Le grand amour hurlant n'était-ce pas lui qui finalement les avait ramenés l'un vers l'autre, l'un à l'autre ? « La force de l'Amour, nous y croyons maintenant. » Ne nous laissons plus abuser par des craintes injustifiées, des peurs sans fondements, des méfiances qui ne sont que broutilles.

C'est la nostalgie de la présence, la soif des retrouvailles, l'ennui de cette absence qui prive notre chair d'une partie de nous-mêmes, qui forgera les liens, la force d'attraction entre nous. Cette attirance, elle n'est pas seulement lien qu'on ne peut rompre, elle est notre soutien, la multiplication de nos pouvoirs, de notre résistance dans les luttes qui nous seront demandées.

– Je penserai sans cesse à vous, mon amour, disait-il. Comme jadis. Avec le regret de vos beaux yeux. Mais, non comme jadis, avec crainte et méfiance, prêtant à la femme que j'adorais, parce que je l'avais perdue, indifférence et légèreté, l'oubli propre à toutes les femmes.

« Je connais maintenant celle que vous êtes. Vous êtes vous. Et j'aime tout de vous. Je ne crains rien de vous. Je vous veux vous. C'est tout ce qui m'enchante. J'ai appris, et cela par votre don de chaque jour, que je suis la flamme de votre vie, comme vous êtes la flamme de la mienne. Rien ne peut éteindre ce feu, et c'est ce qui m'importe.

« Soyez forte, mon amour, soyez vous-même, soyez la joie des yeux et du cœur de tous nos peuples et de tous nos royaumes. Vivez, riez, chantez, entraînez autour de vous la joie de vivre, inspirez à tous, à votre seule vue, la joie d'aimer, de rire, de bâtir. Telle je vous vois, telle je vous aime. Telle je vous connais, telle je vous approuve. Pour moi, vous n'avez pas de failles et vous n'avez jamais failli. Vous êtes mon trésor, vous êtes mon univers, vous êtes ma vie. Continuez de vivre, continuez d'être, continuez de rassembler vos amis autour de vous, de soigner, de cueillir vos « simples » pour soulagez, continuez d'écouter le récit des légendes, de parler avec tous, et vous verrez. Le vent soufflera dans nos voiles sans tempête et je serai bientôt de retour. Ce n'est qu'un hiver à passer.

« Les jours se succéderont comme vous les aimez, chacun différent et amenant son petit théâtre de drames et de comédies.

« Vous verrez : ce n'est qu'un hiver à passer. Gardez-vous ! Gardez-vous bien en vie. C'est tout ce que je vous demande.

Telle était leur douleur en cette dernière soirée qu'ils se sentaient sans forces et sans désir. Ce ne fut qu'à l'aube après un sommeil anéanti dans les bras l'un de l'autre qu'ils s'éveillèrent, miséricordieusement délivrés, se souriant comme pour l'éternité, dans cette douce lueur du petit jour, et qu'ils s'étreignirent en apportant à cet ultime moment l'enchantement, la joie et l'oubli, l'attention et la fougue, le délire et la tendresse qu'ils auraient pu rêver pour leur dernière heure d'amour sur cette Terre.

*****

– Soyez sans crainte, je veillerai sur lui, murmurait Ville-d'Avray tout en étreignant les épaules d'Angélique d'un bras amoureusement secourable. Il était partagé, gémissait-il, « j'aurais mieux fait de rester près de vous, mais je vous servirai mieux en partant. Je m'occuperai de M. de Peyrac, je veillerai sur lui, répétait-il. Et ce n'est pas un vain serment. À la Cour, je suis un fin limier, je sais tout de tous et personne ne me dupe ».

Pour lors, il décidait de rester le dernier à terre aux côtés d'Angélique pour l'aider à traverser les premières heures douloureuses de la séparation.

L'Aphrodite prendrait la mer à la prochaine marée, et il affirmait qu'elle ne serait pas longue à rejoindre le gros de la flotte.

Quant à Chérubin, qu'il n'était plus temps d'aller chercher à Chignectou, il en serait quitte pour passer une année sur la baie française, en espérant qu'il n'oublierait pas ses bonnes manières et son alphabet, péniblement assimilés.

Tant et tant de départs avaient vus ces plages ! Il fallait faire bonne figure. Sous les yeux d'un public habituel à ce théâtre, Angélique et Joffrey de Peyrac pouvaient quand même s'embrasser, car on n'était pas à Boston, mais avec la retenue qui seyait à leur rang d'aristocrates français. Joffrey de Peyrac n'oubliait personne dans ses adieux et ses recommandations.

Puis il revenait à Angélique, se disant qu'il n'y avait pas de plus beaux yeux sur Terre que les siens.

Cependant, elle l'étonna, au dernier moment, en l'adjurant d'un ton bas et pressant :

– Promettez-moi !... Promettez-moi...

– Je vous écoute !...

– Promettez-moi que vous n'irez pas à Prague.

– À Prague ?...

– Le temps me manque pour les explications... Votre promesse, c'est tout !

Il promit. Elle était décidément imprévisible.

Prague ? C'est vrai, se souvint-il. C'était une cité où, comme savant, il avait toujours rêvé de se rendre...

Tandis qu'il prenait place dans la chaloupe, il regardait vers Angélique avec une réflexion amusée dans les yeux.

« Ma femme adorable ! Mon imprévisible ! »

Angélique se sentait satisfaite et soulagée de ne pas avoir oublié, à l'instant ultime, de lui arracher cette promesse.

M. de Frontenac, en nommant, l'autre jour, la sorcière de l'île d'Orléans, lui avait rappelé une vague prédiction de Guillemette. Mieux valait prendre toutes précautions contre le sort...

Ce léger incident cassa l'émotion insoutenable qu'éveillaient les premiers battements des rames arrachant la barque et la conduisant jusqu'au navire qui, à quelques encablures, parmi les ordres lancés aux gabiers, commençait à frémir de tous les préparatifs du départ. La gloire du soleil était un très beau vaisseau, que Joffrey de Peyrac avait commandé aux chantiers de Salem, et dont c'était la première traversée.

Longtemps, debout à l'arrière, le comte de Peyrac regarda vers la terre, où s'amenuisait une silhouette tant aimée qu'il voyait seule parmi la foule.

Jamais il n'avait tant déploré que la force de l'homme ne pût soulever toutes les montagnes, qu'il ne puisse vivre l'épreuve à la place de l'être qu'il adore. Son sentiment d'impuissance le contraignit à aller chercher plus haut les moyens de la secourir.

« Je resterai près de toi, toujours, je te le promets, je resterai près de toi sans cesse, mon amour, ma beauté, mon enfant bien-aimée. Et ma force s'ajoutera à la tienne dans le combat. »

Son suivant, Enrico Enzi, crut voir se creuser la face soudain pâlie de ce maître sans faiblesse et pour la première fois depuis qu'il le suivait à travers voyages et dangers, aventures et tragédies, dans les prunelles noires et pleines de défi, un éclat qui ressemblait à celui des larmes.

Angélique repartait sur L'arc-en-ciel, lequel appareillerait en même temps que l'Aphrodite. Elle dut reconnaître que la présence du pétulant marquis lui fut d'un grand recours.

Après l'avoir forcée à partager avec lui un flacon de vin fin, il lui donna une chronique des plus détaillées de la Cour, à Versailles, de celle de Monsieur, à Saint-Cloud, où la nouvelle Madame, une princesse palatine qu'il avait épousée en secondes noces, forte et joviale créature, faisait régner un climat agréable, enfin il lui parla longuement de ses deux fils, Florimond et Cantor.

En mer, vint le moment où les deux navires, après avoir échangé forces signaux des bras, puis des drapeaux, se séparèrent, l'un, cinglant vers l'ouest et s'enfonçant avec la nuit vers la mer des ténèbres, l'autre, obliquant vers le sud, longeant les côtes sauvages de la Nouvelle-Écosse qui envoyait, vers Angélique, désormais seule à bord, ses parfums de landes en fleurs.

*****

À Gouldsboro, elle se jeta dans les bras d'Abigaël et là pleura franchement. Abigaël, après l'avoir patiemment laissée s'expliquer et s'épancher, se tenant assise près d'elle, pleine de douceur et de compassion, lui posa une question :

– Avez-vous, hors ce contretemps, cette séparation de quelques mois d'avec votre époux qui vous est imposée, telle autre raison de vous désespérer ?

– Oui et non, convint Angélique. J'ai compris que c'est le destin des femmes de connaître l'épreuve de la séparation qui leur est certainement plus pénible qu'aux hommes. Qui peut se vanter de traverser toute une vie entre époux qui s'aiment, sans être jamais séparés ? En ces temps troublés plus qu'en nul autre temps... Mais un malaise qui s'y ajoute me fait craindre que ne s'annonce d'autres ennuis.

Elle avoua qu'elle pensait à une parole que Piksarett lui avait dite : « Fais foi à ton intuition ». Et elle avait peur d'avoir une intuition, que cet accablement fût moins le signe d'un chagrin personnel et naturel qui pouvait se surmonter, que l'avertissement de malheurs qui allaient fondre sur elle, sur eux tous en l'absence de Joffrey.

– Je ne sais pas si je m'égare, mais une angoisse par instants me traverse. Pourtant, à la vérité, je ne crains pas pour lui, pas plus que je n'ai craint en voyant s'éloigner mes fils. Je les sentais, comme lui, assez forts.

Parce que c'était Abigaël et qu'elle savait que la sereine jeune femme écoutait avec la même indulgence attentive les balbutiements d'un bébé que les énigmatiques déclarations de Séverine, les clameurs d'une Madame Manigault que les ratiocinations de la tante Anna, Angélique se risqua à lui donner un aperçu sur ses craintes qui n'avaient aucun fondement sérieux, mais qu'elle ne pouvait s'empêcher de ressasser lorsque la bonne marche de la vie, qu'elle aurait toujours souhaitée harmonieuse et joyeuse, se mettait à gripper et grincer comme une roue de charrette mal huilée.

– Vous voyez, Abigaël, c'est comme une « risée » de vent sur la mer qui, brusquement, change la couleur du temps autour de vous. Tout devient froid, tout devient sombre.

Elle revint à l'an passé, lorsqu'elle avait perçu l'ambiance changée de Québec à son dernier voyage, ce qui pouvait être dû fort naturellement à l'agitation de l'été. Mais il y avait eu, et là c'était un fait bien posé, l'enquête demandée par Garreau d'Entremont à propos de « La Licorne » et des Filles du Roy.

Elle mit Abigaël au courant du travail auquel elle s'était livrée avec Delphine du Rozier, l'impossibilité de connaître le sort d'une des Filles du Roy, le soupçon qui était né de ces doutes : que la Démone fût vivante.

– En avez-vous parlé à M. de Peyrac ?

– Que lui dire ?

À un moment ou à un autre, la sœur de Germaine Maillotin avait disparu et personne ne pouvait dire ni où, ni comment.

– Cette année, il y a le rappel de M. de Frontenac. Tout cela n'a peut-être aucune corrélation, mais je n'aime pas ce faisceau de maladresses et de malchances, d'intrigues et de malentendus s'accumulant.

Abigaël l'écoutait avec attention. Elle dit enfin que d'être deux à considérer du même regard la situation, si imprécise qu'elle fût, c'était déjà la clarifier. C'était déjà l'envisager sous un aspect différent. S'il y avait complot contre eux, l'on pouvait se féliciter que des mesures énergiques aient été prises. En France, Joffrey de Peyrac ne se laisserait pas berner et il saurait porter le coup d'estoc au cœur de la pieuvre, s'il y en avait une.

Avec Abigaël, elles convinrent que les mois à venir étaient lourds de possibles bouleversements. Il fallait être vigilant, redoubler de prudence. C'était une période de transition.

– Tout est mouvement, conclut Abigaël. Lumière et ombre. Soleil et tempête. Ce serait nous leurrer que de croire que nous pouvons être vivants et nous tenir hors du mouvement.

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