Chapitre 15
« Elles ne m'ont pas parlé de l'homme brillant ni de la papesse... pensa Angélique tandis qu'elle descendait vers le port pour présider au départ de ses amies.
Elle n'était pas entièrement satisfaite. Malgré l'annonce de cette avalanche de triomphes et de victoires certifiées, Angélique, qui rapportait de son périple en Nouvelle-France une sensation de menaces confuses, s'étonnait que les subtiles voyantes eussent oublié de lui parler de ces deux personnages, qu'elles avaient naguère dénoncés avec effroi, « l'Homme noir », la « Femme noire » sa complice, qu'elles avaient aussi désignés sous ces vocables, « l'Homme Brillant », la « Papesse », et qu'elles avaient définis en termes surprenants si l'on songeait qu'elles ne savaient rien d'eux et n'en avaient jamais entendu parler.
Soit ! Ils étaient morts et enterrés. L'oubli des voyantes semblait l'assurer.
Mais par Ruth et Nômie, Angélique avait espéré être entièrement rassurée sur ces fugaces signes ou présages.
Or Ruth, après lui avoir annoncé, comme par inadvertance, une « épreuve », et en avoir défini, sans assurance, et non sans difficultés, la nature morbide, n'avait rien ajouté. Soit qu'elle fût distraite, soit qu'elle fût moins reliée à Angélique qu'à Salem ou moins préoccupée pour elle, peut-être atteinte plus qu'elle ne l'avouait dans sa santé et dans son cœur par la mort d'Agar et les sévices subis dans les prisons, la magicienne ne voyait pas plus loin. Sa quiétude vis-à-vis du destin d'Angélique était totale. Tout baignait dans le bleu pour l'avenir de l'Impératrice, telle que les tarots l'avaient reconnue, elle, Angélique, l'héroïne des trois septénaires victorieux.
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À grand bruit, soutenu par deux matelots anglais, un ivrogne de leur équipage était amené, vomissant à la fois le produit de ses trop nombreuses libations à l'Auberge-sous-le-fort, et un flot d'injures contre ces « frog eaters » qui, pourtant, l'avaient abreuvé généreusement de vins français d'excellente qualité.
On lui lia pieds et mains et on le jeta au fond d'une chaloupe.
L'instant des adieux arriva.
Ruth Summers se tourna vers Angélique.
– Ne te tourmente pas !
– Me tourmenterais-je à tort ?
– Tu te tourmentes avant que le temps soit venu. Et c'est une sottise. Tu dépenses tes forces contre des fantômes impuissants.
Il y avait un peu plus de monde sur le port qu'à leur arrivée.
Joffrey était venu les saluer et leur remettre des présents, entre autres une pièce de drap noir pour se tailler des manteaux plus confortables.
Près de lui, Angélique les regarda s'éloigner dans la barque dansant à la crête des vagues, serrées l'une contre l'autre dans leurs mantes sombres à longue capuche qui les faisaient ressembler à deux noires corneilles parmi leurs protecteurs, les officiers et gentilshommes anglais, en redingotes bleues, redingotes rouges juponnantes, plumes des chapeaux galonnés, jabots et manchettes de dentelles au vent, et les matelots coiffés de bonnets rayés rouge et blanc, qui poussaient les rames en entonnant un chant d'adieu des bords de la Tamise.
Elles regagnaient Salem, une si jolie petite ville du Nouveau Monde, avec ses lilas, ses citrouilles et son pilori.