Chapitre 63
Au matin, en s'éveillant, elle le vit debout au pied du lit, revêtu de la casaque et du bonnet de Lymon White.
Il lui dit qu'il avait décidé de partir et de marcher jusqu'à ce qu'il puisse trouver un poste ou une mission, d'où il rapporterait le supplément de vivres nécessaires.
Il allait remonter vers le nord et joindre les chenaux glacés de Mégantic. Quand il aurait retrouvé le fil d'une autre petite rivière sinuant l'été entre des falaises de deux cents pieds, il savait qu'il serait sur le chemin le plus court sinon le moins accidenté pour atteindre la mission abénakise de Saint-Joseph, dans la région de la Haute-Chaudière, une des plus modestes, mais la plus proche pour eux. Il se pourrait qu'elle fût déserte. Que tous y soient morts ou en soient partis. Mais sinon, là, il se procurerait de quoi se changer de la sempiternelle viande d'élan, du maïs encore, de la farine, qui sait, des choux si les pères en cultivaient, conservés glacés sous la neige. Et s'il n'avait pu en prendre en chemin sur les arbres, il trouverait dans leur pharmacopée cette fameuse écorce avec laquelle le chef huron, durant le premier hivernage dans la rivière Saint-Charles, avait sauvé l'équipage de Cartier, décimé par le scorbut.
« Ce n'est que sagesse que de se fier aux remèdes des Sauvages lorsqu'ils ont fait leurs preuves. »
Angélique s'était levée. Elle se tenait devant lui, ne parvenant pas à se persuader de sa décision. Plus elle y réfléchissait, plus ce projet lui apparaissait pour ce qu'il était : fou, insensé et voué à l'échec sans rémission, malgré l'espérance qu'il faisait naître. Même un homme vigoureux n'aurait pu se mettre en chemin à cette époque de l'année, pour traverser la région sur une telle distance, sans que tous lui prédisent une mort certaine.
Le cercle des ouragans cernait leur île déserte, et elle avait trop bien compris que nul ne pouvait s'en échapper, ni y pénétrer avant la fonte des neiges.
La distance était immense. Les tempêtes menaçaient tous les jours, et si l'une le surprenait, il « s'écarterait » selon le mot terrible, qui condamne l'isolé perdu hors des pistes sans point de repaire dans les rafales de neige.
– Votre fille est atteinte, fit-il en jetant un regard sur la petite Gloriandre. Je rapporterai de l'écorce spécifique, répéta-t-il, ou des fruits confits, des pruneaux secs, des choux, toutes choses qui éloignent en quelques prises le mal de terre, et aussi du maïs, des haricots, et des grains de folle-avoine à germer.
– Et si les jésuites vous reconnaissent ? Et s'ils ne vous laissent pas repartir ?
– Il n'y a là-bas que deux jésuites. Un profès, le père de Lambert, et un coadjuteur temporel, peut-être un serviteur laïque. Cela ne fait au plus que trois Blancs.
« L'été, la place est intenable à cause des débordements de la Chaudière, et l'on quitte la butte isolée, infestée au surplus de moustiques.
« Mais l'hiver, on y demeure pour assister les populations errantes qui essaient de joindre Lévis et Québec afin d'y recevoir des secours et qui, sans cette étape, mourraient en chemin de faim et de froid.
Angélique ne pouvait se faire à cette idée. Il ne pourrait jamais parvenir jusque-là ! Il tomberait en route. Puis, elle se rappela la venue de Pont-Briand et son Indien, le groupe de Loménie et d'Arreboust, les exploits isolés d'intrépides comme celui du jeune Alexandre ou de Pacifique Jusserant, le « donné » du Père d'Orgeval, et jusqu'à cette folle équipée de Joffrey qui avait poursuivi Pont-Briand jusqu'au lac Mégantic pour le tuer en duel.
Les fous du désert blanc. Il y en avait parfois qui survivaient et qui revenaient, car c'était un pays pour les insensés.
Elle insista cependant.
– Vous êtes faible, blessé, malade encore. Vous tenez à peine debout.
Il leva le doigt, comme s'il se fût mis en rapport avec un contact invisible.
– Le souffle de l'Oranda me soutiendra.
– Qu'est-ce que l'Oranda ?
– L'esprit et la force suprême au sein des choses, au sein même de l'air que nous respirons. Je l'appellerai. Il viendra.
D'un mouvement impulsif, elle se jeta vers lui, le serrant dans ses bras.
– Vous reviendrez, n'est-ce pas ?
– Je reviendrai. Et vous, vivez ! dit-il en l'étreignant aussi, chacun voulant laisser à l'autre le viatique de sa confiance. Vivez, bien-aimée femme, afin de ne pas rendre vain mon sacrifice.