Chapitre 16

– Viens m'aider, dit Angélique à Séverine Berne.

Après le départ des deux femmes anglaises dont la présence avait perturbé la population, mais près desquelles beaucoup s'étaient rendus, en secret, quêter des soins et remèdes, on avait fait voter par le Conseil, selon une suggestion des visiteuses, la décision de transformer la bâtisse sur la falaise en lazaret.

Charpentiers et menuisiers étaient allés raffermir les solives, les gonds et serrures de la porte, boucher les trous du toit par de bonnes rangées de bardeaux neufs, frais tranchés dans le bois clair des mélèzes. On avait posé le long des parois quelques planches pour former des étagères afin d'y aligner des fioles, boîtes, bassines, mortiers, bocaux, et on avait hissé deux ou trois grands coffres vides pour y resserrer linges, ouate, bandes de charpie, couvertures, huile et chandelles pour le luminaire, réserves de bois.

Il fallait maintenant balayer le sol de terre battue, lessiver la table et les escabeaux.

Angélique gravit le sentier accompagnée de l'adolescente, toutes deux suivies d'un essaim joyeux de fillettes, parmi lesquelles se trouvaient Dorothée et Jeanneton, de l'île de Monégan, et la petite Anglaise rescapée des massacres de Brunswick-Falls, Rose-Anne, fille des William.

Un peu plus tard, tandis que les petites aides emportaient des corbeilles de détritus pour les jeter, Angélique et Séverine, armées de solides balais de branchettes de bouleaux, entreprirent de nettoyer énergiquement la place et les alentours.

Angélique ouvrit le feu.

– Et maintenant, dis-moi, as-tu des nouvelles de Nathanaël de Rambourg ?

– Pourquoi de lui ? interrogea Séverine en détournant les yeux.

– Parce qu'il aurait peut-être quelques bonnes raisons de s'informer de toi !

Séverine haussa les épaules, et eut un bref éclat de rire moqueur, mais adouci d'une nuance d'indulgence.

– Lui ? Cela m'étonnerait ! Qu'a-t-il dans la tête ?... Rien ! Moins que rien ! Il erre comme un grand goéland égaré par les tempêtes !... Et encore !... Même pas. Un goéland s'évertue de retrouver les siens, se préoccupe de sa subsistance. Tandis que lui, rien !... Il ne pense à rien ! Tient des projets fumeux. Ne sait rien...

Elle s'arrêta de balayer et tourna vers Angélique son visage aux grands yeux noirs, brillants et animés.

– Figurez-vous qu'il ne savait même pas d'où venait ce terme de huguenot dont nous nous sommes trouvés affublés nous autres, réformés français. Il ne savait même pas que c'était une altération du mot allemand « eidgenossen » qui veut dire « confédérés » et qui avait été transformé en « eyguenet » par des partisans genevois qui voulaient adhérer à la Confédération helvétique contre le duc de Savoie français.

« Et comme plus tard, nous autres calvinistes, nous nous déclarions aussi contre toutes les doctrines anciennes, nos adversaires catholiques nous ont donné ce sobriquet qui venait de Genève, la ville de Calvin : « eyguenet » qui s'est déformé peu à peu en « huguenot ». Moi, je sais tout cela. Tante Anna est si savante et je vis beaucoup avec elle. Mais lui ! Son ignorance !... c'est une pitié !...

« Mon père a bien raison de dire que les nobles de la religion réformée sont encore plus sots et plus ignares que ceux de la religion catholique.

– Si tu le trouvais si stupide, et si peu séduisant, je ne comprends pas pourquoi tu as...

Séverine se remit à balayer furieusement, puis abandonnant l'ustensile, courut à Angélique et se jeta dans ses bras.

– Ô dame Angélique, c'est de votre faute...

– Ne dis pas cela ! Tes parents m'accusent du pire, de t'avoir mal conseillée, de t'avoir encouragée... que sais-je ?

– C'est d'être vous qui m'a encouragée, qui m'a ouvert l'entendement sur le fait que l'amour est mystère. Je pensais mariage, dot, brillant parti. Un jour j'ai compris que l'amour était sans aucune logique. Que le vrai amour est comme la foudre, que nous y avons tous droit, mais que nous le perdons, faute de... le reconnaître, faute de nous incliner devant lui... faute de comprendre que c'est une grâce divine... je ne sais pas m'exprimer... Les mots sont imparfaits... Il faudrait parler des heures et d'un domaine invisible aux yeux humains.

« C'est vrai, je le trouvais stupide, pas beau, maladroit à vivre. Et pourtant, comment vous expliquer ce qui est arrivé. C'était l'an dernier. Le même vaisseau anglais que ces jours-ci s'apprêtait à mettre à la voile emmenant aussi vos amies de Nouvelle-Angleterre. Elles étaient montées jusqu'à notre domaine pour vous faire leurs adieux.

« Un pressentiment m'a saisie. J'ai eu la certitude qu'il allait essayer de partir malgré tout le mal que je m'étais donné pour l'amener à Gouldsboro. Il allait partir et je ne le reverrais plus. Je quittai la maison par-derrière et je courus sur la place. Je le trouvai dans la foule et, comme je l'avais pressenti, portant ses bagages, son sac, son vieux sac, vers la passerelle d'embarquement.

« À partir de ce moment-là, je ne peux vous décrire ce qui s'est passé. Ce fut comme si nous nous étions mis à marcher sur un nuage. Dès que je me suis approchée de lui et que nos regards se sont rencontrés, il a lâché son sac et nous nous sommes pris par la main. Nous avons marché, sans parler, nous nous sommes éloignés de l'établissement, nous nous sommes enfoncés dans le bois sauvage. Quelle force en nous ! Quelle sève ! Il ne savait rien. Et moi non plus. C'était la première fois. Nous avons aimé pour la première fois ensemble, ne sachant rien. Quel émerveillement malgré la douleur. Le ciel qui éclate ! Son éblouissement à lui qui le transfigurait. Ma défaite qui le comblait et me comblait !... Oh !... je suis sûre qu'Adam et Ève au paradis terrestre, la première fois, n'ont pas été plus heureux. Vous aviez raison, dame Angélique. L'extase vaut toutes les peines, tous les sacrifices...

« Non, ne me blâmez pas. Vous vous faites du souci pour moi parce que je suis un peu votre fille, mais je sais que vous approuvez qu'on suive hardiment sa route. Celui qui se préserve de tout n'est pas pour autant exemplaire. Quant aux reproches que vous adressent mes parents...

Et Séverine en riant secoua la tête, lançant en tous sens comme un drapeau, sa belle chevelure noire.

– Non ! Non ! Chère dame Angélique, ce ne sont pas seulement vos paroles ni celles de la lettre que vous m'avez lue. C'est votre exemple, vous dis-je ! C'est toute votre personne. C'est ce que vous vivez avec votre époux qui m'ont fait comprendre que l'Amour existait. Et aussi ce qu'il y a entre Abigaël et mon père. Ne leur en déplaise... Je le leur ai dit. Mon père était furieux que je le lui fasse remarquer. Il fallait bien que je trouve quelque chose pour me défendre de sa colère, lorsque je me suis vue contrainte d'avouer...

Passant du rire aux larmes, elle s'attrista, baissa la tête.

– J'ai perdu mon fruit, murmura-t-elle avec amertume.

Elle retint un sanglot et conta sa déception. Elle avait vu son sang fuir avec ce fruit de l'espérance, disparaître ces perspectives de joies nouvelles, de vie changée que représente la venue d'un enfant.

– Oui, je sais, je te comprends...

Angélique se souvenait de son affliction dans une circonstance analogue. Elle avait failli éborgner de ses ongles le gentilhomme qui l'escortait et la ramenait prisonnière à Paris lorsque, par sa faute, le carrosse ayant versé, elle avait compris qu'elle allait perdre une ténue promesse de bonheur.

À ce moment-là, ce n'était pas son sort à elle, ni présent, ni futur, ce n'était ni Joffrey, ni Colin, disparus tous deux, qui lui importaient. Mais seulement la perte d'une promesse d'enfant. Ainsi vont les femmes !

– Que n'étiez-vous là, dame Angélique ! Personne ne pouvait me comprendre. Ils ne pensaient qu'à une seule chose : que le voisinage ne soit pas au courant.

Angélique essaya de lui faire réaliser à quel point l'épreuve imméritée à laquelle le pauvre Berne et sa femme si douce et bonne auraient été soumis, risquait de bouleverser leur vie.

Devoir répondre aux questions perfides, subir l'humeur, la critique et l'injustice de leurs amis, se défendre, défendre leur fille, exiger pour l'enfant innocent une vie normale. Et ils l'auraient fait. Mais, qui sait s'ils n'auraient pas été obligés de rompre avec leur communauté qui cultive le blâme avec tant de satisfaction ? Et de quitter Gouldsboro ? Et Laurier ? Et Martial ?

– Le monde est ainsi fait. Tu ne peux pas leur en vouloir.

– Je leur en veux et je ne leur pardonnerai jamais.

– Ne sois pas si entière, petite vierge folle ! Tu es une femme maintenant et non plus une gamine qui pense que tout lui est dû de la Vie et des autres. Tu gardes cet amour ! Bien ! Prépare-toi pour l'époux qui doit venir. Je vais écrire à Maître Molines à New York. Il a retrouvé mon frère Josselin après des années de disparition. Cela m'étonnerait qu'il ne parvienne pas à mettre la main sur ton Nathanaël. C'était donc à lui que tu pensais lorsque tu m'as dit : « J'ai au cœur un secret d'amour qui m'aide à survivre » ?

– Oui.

Angélique raconta comment Honorine, ayant été si fort impressionnée par cette parole, avait tenu, la main sur le cœur, à faire la même déclaration au moment de leur séparation dans le parloir de Marguerite Bourgeoys.

– Honorine ! Chère petite sœur ! fit Séverine avec un sourire mélancolique. Comme elle est imprévisible et amusante. Je donnerais cher pour savoir le nom de son secret d'amour. Nous ne l'apprendrons sans doute jamais. Elle a toujours eu des idées à elle qu'elle estimait trop importantes pour les confier à des adultes irresponsables.

Elles balayèrent à nouveau en silence. Angélique questionna.

– Alors, aucune nouvelle ?

– De lui ? Aucune. Pourtant, je ne désespère pas et j'attends sans impatience. J'attends qu'il revienne. Je n'en veux point d'autre. Il reviendra. Ce que nous avons éprouvé ensemble, nulle autre femme ne peut le lui donner. Et il ne pourra l'oublier. Ni moi non plus.

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